L’Espagne normalisée? edit
Jeudi 24 octobre 2019, le cercueil du général Franco a été déplacé : exhumé de la basilique du Valle de los Caídos, il a été inhumé au cimetière du Pardo-Mingorrubio, aux côtés de sa femme Carmen Polo († 1988), dans un panthéon parfaitement digne. C’est l’aboutissement d’une décision annoncée par le président socialiste Pedro Sánchez, le 1er juin 2018. Le processus a été plus long que prévu – initialement, le gouvernement avait espéré réaliser cette exhumation avant octobre 2018 –, notamment à cause de la famille Franco qui a recouru à la justice pour tenter d’empêcher cette décision. À 12h57, le cercueil, porté par les petits-enfants et les arrière-petits-enfants, a franchi les portes de bronze de la basilique et ont descendu les marches jusqu’au corbillard. Seule autorité présente : la ministre de la Justice, faisant office de Notaire majeur du Royaume.
Le 22 novembre 1975, le cercueil du dictateur était enterré avec tous les honneurs dus au chef d’État qu’il était jusqu’à sa mort dans cette basilique dont Franco avait eu l’idée dès 1940. Dans son esprit, il s’agissait d’élever un monument à la réconciliation des Espagnols après la Guerre Civile. La profonde empreinte chrétienne de l’idéologie franquiste explique la fusion de ce projet avec la construction d’une basilique. Nulle part ailleurs, on ne peut mieux apprécier ce que fut le « national-catholicisme » franquiste. Achevé en 1958 et consacré en 1959, confié à une communauté bénédictine, l’ensemble du Valle de los Caídos exalte l’esprit de croisade que fut la Guerre Civile. La mosaïque de la voûte de la basilique, d’où émerge la figure du Caudillo Franco, l’illustre. En 1959, fut placée au pied de l’autel, la dépouille de José Antonio Primo de Rivera, le fondateur de la Phalange dans les années 1930 et fusillé le 20 novembre 1936. Puis le régime fit amener les restes de plus de 30 000 combattants de la Guerre, dont environ 60% étaient républicains. Ce transfert s’était fait sans consultation des familles…
La décision d’inhumer Franco dans cette basilique fut une des premières décisions du roi Juan Carlos. Le dictateur n’avait, semble-t-il, laissé aucune instruction sur son lieu d’enterrement. Le choix de Juan Carlos procédait, à mon avis, d’une double analyse : l’emprise de l’appareil d’État franquiste obligeait à un enterrement à la hauteur du pouvoir du général Franco, mort en fonction ; l’inhumation au Valle de los Caídos présentait l’avantage de renvoyer Franco à son origine, la Guerre Civile. Le Parti Communiste Espagnol l’avait bien compris. En janvier 1976, alors qu’il n’est pas encore légalisé, il publie un communiqué dans lequel il affirme que « la pierre tombale qui vient de recouvrir le cercueil du dictateur permet d’ouvrir l’avenir de l’Espagne ».
Franco au Valle de los Caídos est relégué loin de Madrid (environ 50 km). Il est de fait marginalisé et le site n’occupera aucune fonction officielle. En moins d’un an, le calendrier franquiste est démantelé par Juan Carlos (défilé de la Victoire, Jour du Soulèvement glorieux…). Le 20 novembre 1976, l’anniversaire de la mort de Franco est un acte purement privé. En 1986, à l’occasion des cinquante ans du début de la Guerre Civile, le Parlement espagnol vote une motion reconnaissant le caractère fratricide du conflit. Felipe González se refusait à instrumentaliser le souvenir de la Guerre Civile à des fins politiques. Un premier cycle de mémoire s’était mis en place qui avait, non pas oublié, mais effacé le franquisme comme référence et comme repoussoir. La transition démocratique se projetait résolument et délibérément vers l’avenir.
Avec le retour de la droite au pouvoir en 1996 et l’arrivée à l’âge adulte de la génération des « petits-enfants » des combattants de la Guerre allait s’ouvrir un nouveau cycle mémoriel dont le point culminant sera la loi sur la « mémoire historique » votée en 2007 à l’initiative du président Zapatero et de la majorité socialiste d’alors. Cette loi exigeait le retrait de tous les symboles franquistes encore visibles (notamment deux statues équestres du général – la dernière à être retirée fut celle de Santander en 2008) et interdisait tout acte d’exaltation du franquisme. Elle prévoyait aussi que les familles des disparus de la Guerre pourrait avoir recours à l’aide de l’État à la fois pour identifier les corps et pour les inhumer.
Cette loi provoqua de nombreuses polémiques politiques qui révélait la profondeur du clivage culturel et mémoriel entre droite et gauche. Sur le plan tactique, il est indéniable que l’instrumentalisation de la « mémoire historique » visait à enfermer la droite dans son héritage franquiste. La manière dont le gouvernement Rajoy laissa sans effet la loi de 2007 entre 2011 et 2018 trahit la gêne du camp conservateur. Et il est bien significatif que la première mesure annoncée par Pedro Sánchez fut celle de l’exhumation à venir de Franco. D’ailleurs, les chiffres de visites du site du Valle de los Caídos montrent bien l’effet : 30 000 personnes au cours de l’année 2017, 300 000 en 2018 ! Les manifestations du parti d’extrême-droite Vox, avec la présence de l’arrière-petit-fils de Franco, Louis-Alphonse de Bourbon, ont ressuscité la présence symbolique du franquisme. À cet égard, l’attitude de la famille Franco a raté le rendez-vous avec la démocratie espagnole : refusant cette exhumation, elle a oublié combien l’État espagnol avait été généreux avec elle en maintenant sa situation et sa fortune…
Ce jeudi 24 octobre 2019 marquera-t-il la normalisation de la symbolique de la démocratie espagnole ? Le déplacement de la tombe de Franco est-il l’aboutissement de la démocratisation espagnole ?
Ces questions naissent du débat politique national. Le gouvernement, notamment à travers sa vice-présidente Carmen Calvo, déroule cette musique de la « normalisation » et n’utilise plus que le vocable « le dictateur » pour parler de Franco. Pablo Iglesias de Podemos a une formule plus frappante : selon lui, c’est une « momie qui sort de la basilique », mais le vrai enjeu se trouve « dans les oligarchies financières et politiques espagnoles qui sont le vrai héritage du franquisme ». Pablo Casado (Parti Populaire) et Albert Rivera (Ciudadanos) dénoncent une opération de pur marketing politique et défendent l’idée que l’urgence n’est pas dans un règlement de compte avec un homme mort il y a 44 ans, mais dans le redressement social et économique du pays.
Les médias s’interrogent sur la survie d’un « franquisme sociologique » et le traquent dans les manifestations d’extrême-droite. Les historiens déplorent la schématisation du débat et sa dégradation en slogans. Depuis plusieurs années, les historiens contemporanéistes ont établi les faits et les données qui permettent à la fois de comprendre la Guerre Civile et la nature du régime franquiste. Ils ont montré que la répression qui s’abattit sur l’Espagne entre 1939 et 1948 fut de grande ampleur et d’une violence voulue et déterminée par Franco (on estime à 50 000 morts le nombre des victimes de la répression sous régime « légal » franquiste entre ces deux dates).
L’Espagne, malgré Franco dans ce lieu symbolique, n’était-elle pas une vraie démocratie ? À l’évidence si, et la force de la transition démocratique a été de réaliser un changement de régime sans traumatisme. De plus, l’effet biologique fait que plus aucun dirigeant du franquisme n’est en fonction. Restent en revanche les traditions familiales : la Guerre Civile déchira l’Espagne, l’interprétation de l’histoire contemporaine du pays continue de faire l’objet de débats passionnés. Ainsi, s’est présenté au cimetière du Pardo-Mingorrubio l’ex-lieutenant-colonel Tejero, l’homme du coup d’État raté du 23 février 1981 ! Comment ne pas voir dans ce geste l’existence de ces passions qui font, et qui expliquent, l’histoire.
Au cours de ces derniers jours, la presse espagnole a donné la parole à beaucoup d’acteurs de la transition. Ce sont aujourd’hui des personnes âgées. Parmi elles, Nicolas Sartorius, ancien député communiste, à l’origine de la loi d’amnistie d’octobre 1977, rappelle que « l’amnistie n’est pas l’amnésie » et que la construction d’une culture politique démocratique suppose que la mémoire s’adosse à une histoire scientifique.
L’exhumation de Franco n’effacera pas ces passions. Le resurgissement du passé franquiste en Espagne nous dit combien le passé pèse sur le présent et nous apprend que les modalités d’une mémoire démocratique passent aussi par la multiplicité des avis, des opinions et des analyses. Le choc des générations, l’appréciation diverse des choix politiques faits lors de la Guerre puis lors de la Transition démocratique continueront d’alimenter le débat public et les discours partisans. Mais il est clair que ce geste fort témoigne d’une évidente vitalité démocratique. Il s’agit bien de s’emparer du passé. Mais la question est de savoir pour en faire quoi ? S’il s’agit de l’agiter pour en maintenir vives les brûlures, on ne peut que déplorer cette stratégie. S’il s’agit au contraire de mieux le comprendre, de mieux le placer par rapport au présent en le mettant à distance et en le contextualisant, comment ne pas applaudir l’initiative ?
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