La victoire des conservateurs et l’avenir de la Grande-Bretagne en Europe edit

15 juin 2015

L’obtention par David Cameron et son parti d’une majorité absolue aux élections générales britanniques du 7 mai a été une surprise générale. L'hypothèse la plus courante, chez les experts comme dans le grand public, était que l'élection produirait un « hung » Parlement, c’est-à-dire sans majorité, et qu’il y aurait de grandes difficultés à former un gouvernement capable de durer jusqu’au terme des cinq ans fixé par la loi de 2010.

Les scénarios probables avant le 7 mai étaient les suivants : soit le Labour formerait un gouvernement minoritaire avec le soutien au jour le jour des nationalistes écossais, soit les conservateurs demeureraient au pouvoir, avec l'aide éventuelle des libéraux-démocrates et/ou de l'UKIP. Selon l’ampleur des pertes et des gains des conservateurs et de leurs alliés potentiels, il aurait pu en résulter un changement de la direction du parti Tory et donc de l'occupant du 10, Downing Street. En réalité il n’y a pas eu besoin de négociations inter-partisanes compliquées ni de retard dans la formation du gouvernement – un gouvernement conservateur qui dispose d’une majorité de douze sièges et dans lequel la position de David Cameron a été renforcée.

Quelles sont les conséquences de ce résultat sur la relation de la Grande-Bretagne avec les autres pays de l'Union européenne, qui est l'un des deux enjeux cruciaux auxquels est confronté le nouveau gouvernement - l'autre étant celui de la place de l'Écosse au sein du Royaume-Uni ?

Première chose à noter, il est maintenant certain qu’il y aura un référendum sur le membership Britannique, en 2016 ou 2017. Cameron n'a jamais voulu revenir sur son engagement public sur une question aussi cruciale, et la décision a maintenant été confirmée par le discours de la Reine. Ce qui reste à trancher est la date exacte, le libellé et les modalités du référendum.

Concernant la date, l’intention de Cameron – comme il l'a annoncé dans son discours du 23 janvier 2013 à la presse – était d'appeler à un « in-out » référendum une fois que « nous aurons eu la possibilité de remettre cette relation [avec l’UE]  sur ses pieds », et donc de le reporter à 2017. Il court maintenant des bruits selon lesquels il souhaiterait l’avancer à 2016. L’avenir dira si c’est faisable. Le libellé de la loi elle-même a commencé à prendre forme : les électeurs seront interrogés sur la question de savoir s'ils « veulent demeurer un membre de l'Union européenne ». En théorie, cette formulation de la question a été choisie pour rendre plus facile pour le gouvernement et ses partisans de défendre le « oui » ; cette idée a résulté de l’analyse effectuée sur le référendum sur l’indépendance écossaise de 2014 où l’on demanda au contraire aux électeurs : « l’Ecosse devrait-elle être un pays indépendant ? »

Notons que ce fut également l’approche adoptée en 1975 lorsqu’on demanda aux électeurs: « pensez-vous que le  Royaume-Uni devrait rester dans la Communauté européenne (le marché commun) ? » Le tract de campagne en faveur du « oui », distribué à travers tout le Royaume-Uni, était alors préfacé par une déclaration du Premier ministre, Harold Wilson, dans laquelle il écrivait que « le gouvernement de Sa Majesté a décidé de recommander au peuple britannique de voter pour le maintien dans la Communauté ».

Enfin, les conditions d’organisation du référendum ne sont pas encore fixées : une majorité simple suffira-t-elle ? Les jeunes de 16 à 18 ans pourront-ils voter comme dans le référendum pour l'indépendance de l’Ecosse en 2014 ? C'est peu probable. Les citoyens européens non britanniques seront presque certainement exclus du vote : cela n’ira pas dans le sens d’une démocratie progressiste, sans parler d’une démocratie radicale !

En partant de l’idée que le Premier ministre souhaite une majorité de « oui », il est certainement aujourd’hui dans une meilleure position que lui-même ou un leader travailliste qui aurait été minoritaire, compte tenu des scénarios décrits plus haut. Il est vrai qu'Ed Miliband, s’il avait été l'occupant de Downing Street, aurait été soutenu par le SNP dont il pouvait compter sur l’attitude favorable à l’Union européenne. Qui plus est, le gros du parti travailliste considère toujours l'UE comme une cause progressiste et il est beaucoup plus susceptible de soutenir le membership à un référendum que ce n’était le cas dans les années 1970 - même en tenant compte du fait que certains travaillistes doivent surveiller l'UKIP du coin de l’oeil, compte tenu de la percée électorale de ce dernier dans la classe ouvrière.

Cependant les référendums agissent toujours comme des paratonnerres à propos d'autres questions, en particulier pour exprimer des ressentiments à l’égard des gouvernements en place. Il est certain qu'un gouvernement Miliband aurait dû affronter l'hostilité sur l'Europe d’un parti conservateur uni et de l'UKIP, tandis que d’autres électeurs auraient été tentés d’exprimer leur mécontentement sur d’autres questions en votant contre la position du gouvernement sur le référendum, comme c’est arrivé  en France en 2005 à propos du projet de Constitution européenne.

Si M. Cameron avait été à la tête d'un gouvernement minoritaire la situation aurait été différente mais tout aussi compliquée. Il aurait subi la punition de ceux qui dans son propre parti lui auraient fait payer son échec à obtenir une majorité absolue, et notamment tous ceux qui, à droite, déjà sceptiques à propos des vues libérales du premier ministre en matière sociale, perçoivent son euroscepticisme comme superficiel. L'UKIP aurait été dans une position plus forte pour maintenir la pression anti-UE et aurait fait cause commune avec les conservateurs anti-européens et les éléments excessivement hostiles présents dans la presse. M. Cameron aurait ainsi été confronté à deux ans de guérilla politique.

Dans la situation actuelle, il ne sera pas facile pour le gouvernement d’obtenir une majorité pour le « oui ». Et il n’est pas sûr que le problème disparaitra même après un « oui ». En effet des sources ministérielles anonymes laissent entendre qu’une faible majorité en faveur du « oui » ne règlerait pas davantage la question du maintien dans l’UE que le référendum en Ecosse n’a réglé celle de l’indépendance écossaise. Beaucoup va dépendre de l’ampleur de la majorité. Qui à son tour pèsera en fonction des termes de la décision proposée par le gouvernement et probablement approuvée par la Chambre des Communes. Si la décision est prise sur la base de 50 % + 1 voix seulement, le vote aura peu de légitimité malgré tout si le résultat est une courte majorité en faveur du « oui ». De même si le taux de participation est faible. Sur ces questions, le gouvernement garde toute sa liberté de choix - même s’il aurait tout intérêt à décider en interne quels objectifs il va se fixer du point de vue de l’interprétation des résultats et comment il va s’y tenir et les défendre pendant la campagne.

Des dirigeants aussi perspicaces que Cameron et Osborne, en tenant pour acquis leur préférence pour le « oui », proposeraient quelque chose comme une participation minimale de 60 % et une majorité d'au moins 55 % contre 45 %. Si des propositions allant dans ce sens sont faites il y aura, bien sûr, de vigoureux arguments contre, surtout au sein du parti conservateur, mais, avec le soutien du parti travailliste, du SNP et des libéraux-démocrates il y aurait de bonnes chances de succès d’obtenir un accord assez large sur ces termes, ce qui permettrait de maximiser les chances d’un vote « oui ».

Le fait que le gouvernement, contre tout attente, ait obtenu une nette majorité renforce clairement la main de Cameron, tout comme l'échec de l'UKIP pour gagner plus d'un siège, qui a conduit à la démission de Nigel Farage, malgré sa popularité personnelle. Il sera difficile pour un challenger de la position de Cameron d’émerger au sein du parti conservateur. S'il est en mesure d'obtenir quelques avancées de la part des autres dirigeants européens sur les principales préoccupations de son parti, il sera en mesure de faire cause commune avec les intérêts du puissant monde des affaires au Royaume-Uni qui est en faveur de la continuation de l’adhésion.

Les grandes entreprises s’en sortent bien parce que, justement, elles sont capables de s’adapter au changement politique, et des villes comme Francfort et Amsterdam accueilleraient à bras ouverts des établissements financiers ou des sièges des entreprises qui refuseraient à se situer à la périphérie du marché unique. Certes, certaines entreprises pourraient être indifférentes au Brexit, mais le Royaume-Uni ne devrait rien tenir comme acquis. La plupart des entreprises fondent actuellement leur appréciation sur la combinaison unique de la flexibilité du marché du travail - c’est-à-dire la faiblesse des syndicats - dans le pays et du libre mouvement en Europe des capitaux, des biens et des services. Elles ne sont pas troublées par le maintien de la livre sterling tant que la City de Londres travaille en euros et dans d'autres monnaies. De manière générale, alors, les intérêts financiers et industriels, à la fois dans et hors du Royaume-Uni, apporteront certainement un fort soutien à M. Cameron s’il se prononce en faveur du « oui ».

Il est clair également que les États-Unis seraient très malheureux de voir le Royaume-Uni quitter l'UE. Pour des raisons géopolitiques, ils souhaitent que Londres coopère avec les autres alliés européens pour prendre en charge une plus grande part du fardeau de la défense et affaiblir certaines des tendances pro-russes, ou même pacifistes, qui se manifestent sur le continent.

Sur le plan économique, ils voient la Grande-Bretagne comme un partisan dans leur offensive pour ouvrir davantage encore les marchés européens par le biais de négociations telles que le projet de Traité transatlantique (TTIP) et renforcer la tendance au laissez-faire contre celle qui privilégie le rôle central de l'État, à laquelle la France et l'Allemagne demeurent très attachées.

La dimension internationale soulève la question cruciale de savoir si les partenaires européens de la Grande-Bretagne seront prêts et capables de faire des concessions  suffisantes pour permettre au Premier ministre de convaincre ses propres partisans sceptiques de  sortir de la chaleur de leur opposition et (surtout) de convaincre assez d’électeurs  sceptiques de se prononcer pour la conservation du statu quo.

Il y a trois questions sur lesquelles M. Cameron aura besoin de certaines évolutions de la part de ses partenaires européens. La plus évidente est celle de l'immigration. Ici Cameron ne peut espérer aucune atténuation du principe général de libre circulation, mais il existe une possibilité réelle que des pays comme les Pays-Bas et l'Allemagne soient prêts à accepter des restrictions au droit à l'aide sociale pour ceux qui se déplacent d’un pays de l’UE à un autre et qui ne trouvent pas de travail – peut-être pendant trois ans. La Cour de justice des Communautés européennes, par son Arrêt de novembre 2014 sur les prestations d'aide sociale de l'Allemagne, crée un peu d’optimisme sur ce  point même s'il subsistera toujours une opposition forte dans de nombreux milieux à ces nouvelles restrictions. Il est possible également que les autres dirigeants de l'UE, qui souhaitent généralement éviter un BREXIT, éviteront également de trop chercher noise au Royaume-Uni sur la question du contingentement des demandeurs d'asile et des migrants économiques, question qui provoque actuellement des difficultés en Italie, en Grèce et à Malte.

La deuxième question qui attire beaucoup l’attention en Grande-Bretagne est celle de la « Bureaucratie de Bruxelles ». Peu d’autres Etats refuseraient le principe de la réduire, et, si certains bons exemples cette réduction sont offerts, le gouvernement britannique pourrait en faire un usage rhétorique efficace dans une campagne référendaire.

La troisième question est beaucoup plus problématique. Elle concerne la structure de l'Union européenne et sa direction, que personne ne peut prévoir ni même suivre dans les circonstances actuelles. Où va la zone euro et quelles seront ses relations avec les États membres qui demeurent à l'extérieur ? Si elle s'effondre, Cameron aura des cartes en main et sera en mesure de contribuer à conduire l'UE vers une structure globale, lâche, intergouvernementale.

Si l’UE surmonte cependant ses difficultés actuelles, en partie par l'approfondissement du processus de gouvernement économique, les contradictions dans le système de l'UE élargie seront aiguisées. La Grande-Bretagne ne devrait avoir aucun problème pour obtenir l’engagement qu'elle peut conserver le sterling ad vitam aeternam, ou des garanties sur la protection de son secteur des services financiers. Mais, dans la pratique, le point décisif sera la relation avec la zone euro et ses membres. Londres sera à la traîne des décisions prises à Bruxelles. Cependant, si le Royaume-Uni se retire de l'Union européenne, les difficultés à cet égard seront encore plus grandes.

Le gouvernement Cameron est confronté ici à un véritable dilemme : comment peut-il dire qu’il est bon pour les autres États d'approfondir la zone euro tout en faisant valoir en même temps que l’éloignement de la Grande-Bretagne servira ses propres intérêts économiques ? En ce sens, même l'organisation d'un référendum et ses résultats seront moins importants que l'évolution de l'UE indépendamment du Royaume-Uni.

Quel que soit le résultat des négociations de Cameron avec Bruxelles et les capitales européennes, nous pouvons attendre, comme en 1975, que le référendum mobilise de larges coalitions pour et contre l'adhésion. Face au caractère défensif et émotif qui caractérise généralement au Royaume-Uni le discours lorsqu'il s'agit du « débat » sur l’Europe, quelle place peut-il exister pour un échange rationnel ?

Il y a cependant quelques motifs pour un optimisme prudent. Les recherches sur l'Union européenne continuent de se développer dans les universités du Royaume-Uni : l’Association pour les études européennes (UACES) va recueillir plus de 500 articles académiques sur l'état de l'Union européenne lors de sa conférence annuelle en septembre 2015, et, peut-être verrons-nous se développer un certain activisme parmi les étudiants et diplômés, conscients des bienfaits de la liberté de mouvement et bien introduits dans monde des médias sociaux pour diffuser leurs messages. Par ailleurs, la communauté universitaire britannique compte plusieurs voix expertes sur le sujet, et le Conseil des Recherches Economiques et Sociales (ESRC) finance actuellement un programme (The UK  in a changing Europe) dans le but explicite de  faire le pont entre cette expertise et les décideurs ainsi que le grand public, en « injectant » des résultats de recherches dans un débat hautement émotionnel à propos des relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne.

Néanmoins. Cameron se trouve en face d’une opposition forte et sans inhibitions a l’intérieur du parti conservateur – avec quelques liens importants aux 3,8 millions de votants du UKIP (12,8%). Au minimum il sera gêné comme dirigeant durant la prochaine année, et peut-être il devra faire des promis sur des autres questions à l’opposition Tory en échange pour son soutien peu généreux sur la question de l’Europe. Mais même s’il joue un jeu intelligent avec les cartes qu'il a en main, il se peut qu’il soit le Premier ministre qui sorte le Royaume-Uni de l’Union européenne. En ce cas un autre gros problème se présentera. Lors du référendum d'indépendance sur l’Écosse en 2014, le Parti nationaliste écossais avait planifié bien à l’avance l’éventuelle indépendance, du moins ses débuts. Aucune boussole ou carte routière de ce type n'existe encore pour guider le Premier ministre à travers le terrain d'un Brexit possible au moment où il se lance dans le plus grand pari de son second mandat.