CDU: crise d'autorité, crise d'identité edit

9 mars 2020

C’est une crise politique que même les commentateurs les plus fins en Allemagne n’ont pas vu venir. La chancelière Angel Merkel, au pouvoir depuis 2005, préparait sa sortie annoncée pour 2021. L’extrême droite avait trouvé sa place comme premier parti de l’opposition au Bundestag après les législatives de septembre 2017. Pendant ce temps l’Allemagne continuait à prospérer, elle n’est pas entrée en récession malgré les avertissements des Cassandre. Elle a même repris sa place en 2019 comme premier pays exportateur du monde. Le chômage y est depuis des années à un niveau si bas qu’on n’en parle presque plus. L’avenir politique paraissait également balisé avec une double succession à l’horizon 2021, celle de la chancelière et celle de la coalition : la grande coalition «noir-rouge» de Merkel, remplacée par une coalition «noir-vert» aux prochaines législatives prévues pour l’automne 2021.

Mais rien de tout cela ne semble plus assuré aujourd’hui. Comme une avalanche qui prend de la vitesse et de l’ampleur avec chaque événement, le soudain combat pour la succession de Merkel risque de bouleverser le paysage politique allemand comme personne ne l’avait annoncé.

Aujourd’hui c’est la chute de la CDU qui fait l’événement malgré la popularité de la chancelière, l’héritage historique de Helmut Kohl et Konrad Adenauer et une stabilité que lui enviaient les partis conservateurs d’Italie ou de France. Mais aux élections régionales de Hambourg en février, la CDU a chuté à 11,2 % des suffrages, son résultat est le plus mauvais depuis la guerre. Et tous les commentaires de la presse allemande vont aujourd’hui dans le même sens. « La domination politique de la CDU en Allemagne pourrait toucher à sa fin », comme l’annonce la Süddeutsche Zeitung. Comment en est-on arrivé là ? 

La crise de Thuringe

La crise actuelle de la CDU est le produit d’un processus de succession mal maîtrisé, d’un vrai conflit d’orientation politique au sein de la CDU, et de stratégies autonomes de barons locaux. Elle a été déclenchée à l’occasion des élections régionales dans le petit land est-allemand de Thuringe. Dans ce land le parti de l’extrême droite, l’AfD, est arrivé deuxième aux élections régionales de octobre 2019, avec 23,4 % des suffrages derrière le parti de la gauche radicale, Die Linke, avec 31,0 % des suffrages.  En Thuringe Die Linke est un parti très modéré qui avait gouverné le land sans à-coups avec son populaire ministre-président, Bodo Ramelow. L’AfD de Thuringe au contraire est un parti très radical avec à sa tête Björn Höcke, bien connu pour ses propos ouvertement révisionnistes. Après les élections d’octobre M. Ramelow, qui gouvernait dans une coalition avec les Verts et les Sociaux-Démocrates, avait perdu sa majorité de justesse. Pour la CDU, maîtresse du jeu, le choix était entre le soutien au dirigeant modéré de Die Linke ou l’élection d’un gouvernement local avec le soution de l’AfD.

Ce choix, c’est une CDU affaiblie et partagée entre une chancelière sur le départ, une héritière à la tête du parti contestée et un dirigeant local attiré par l’AfD, qui doit le faire.

La CDU en effet n’était déjà plus dirigée par la chancelière, mais par sa dauphine préférée, Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK). L’accession à la présidence de la CDU par AKK avait eu lieu un an plus tôt, au congrès du CDU en décembre 2018, malgré une contre-performance aux élections dans le Hesse. La situation paraissait maîtrisée puisque la CDU s’était quand même maintenu au gouvernement en Hesse avec 27,0 % des votes et Mme Merkel faisait passer sa dauphine à la tête de son parti pour assurer une succession douce. Le coup semblait réussi au congrès. D’autant que l’ennemi éternel de Merkel au sein du parti, le néo-libéral Friedrich Merz, était battu par la sociale-conservatrice AKK. Merkel avait alors gagné son congrès et on pensait que les deux femmes au sommet du pouvoir en Allemagne allaient bien s’arranger, l’une encore à la chancellerie, l’autre à la tête du parti. Mais il en fut autrement.

Dans la CDU il y a toujours eu une règle d’or : ne jamais séparer chancellerie et présidence du parti. Merkel et AKK ont brisé cette règle en toute conscience. Et de fait les tensions internes au couple n’ont cessé de croître, AKK prenant au nom du parti des positions qui déplaisaient à Mme Merkel, laquelle en retour ne la soutenait guère. Les commentaires de la presse de plus en plus désobligeants face aux gaffes d’AKK et la froideur de Merkel ont de fait fragilisé AKK.

Arrive alors la crise en Thuringe. Le danger, qu’AKK voit toute de suite, c’est l’élection d’un nouveau ministre-président avec la majorité que portent les voix réunis de l’AfD, du CDU et du FDP (un petit parti libéral). AKK prévient alors ses amis au sein de la CDU en Thuringe qu’il ne faut surtout pas se servir de cette majorité pour faire sauter le ministre-président de la gauche radicale, M. Ramelow, et élire un nouveau ministre-président avec les voix de l’extrême-droite. Les avertissements d’AKK sont alors très clairs. Mais ils ne sont pas suivis. Le 5 février à Erfurt, la capitale de Thuringe, le drame a bien lieu : avec les voix unies du CDU, du FDP et du AfD, Thomas Kemmerich, chef du FDP en Thuringe, est élu ministre-président. Et M. Kemmerich accepte son élection. Partout en Allemagne les commentaires sont sévères. On parle d’un tabou brisé, de la « première coalition avec l’extrême droite depuis la république de Weimar ». AKK le dit elle-même : « Ce n’est pas une bonne journée pour le système politique en Allemagne ». Deux semaines plus tard, au carnaval de Cologne, on voit la grande figure de Björn Höcke sur un charriot, levant le bras pour un salut d’Hitler, le bras soutenu par des pions symbolisant le CDU et le FDP.

La crise en Thuringe va faire alors une première victime, AKK ! Celle-ci, en effet renonce à la direction de la CDU et annonce son retrait de la course à la chancellerie.

Même la démission de M. Kemmerich deux jours après son élection comme ministre-président de Thuringe ne la fait pas changer d’avis. Il est bien clair alors qu’elle se sent trahie au niveau de son propre parti, par la CDU en Thuringe, par les vice-présidents de la CDU qui se taisent, et par Angela Merkel elle-même, qui prend en mains les choses sans la consulter, en déclarant l’élection de M. Kemmerich avec les voix de la CDU comme « impardonnable ». La CDU est maintenant en plein désarroi.

Au conflit local, à la crise d’autorité d’AKK, à la succession en panne de la chancelière vient s’ajouter un conflit de mémoire sur le double héritage nazi et soviétique.

Une crise d’identité

Le problème pour la CDU vient de loin. Depuis la guerre un vieux débat en Allemagne ne s’est jamais arrêté : qui était pire, Hitler ou Staline ? Plus tard, on discutait : quelle dictature sur le sol allemand était pire : celle d’Hitler ou celle de la RDA ? Cette discussion était au cœur du fameux « Historikerstreit », une dispute des historiens allemands dans les années 80. Certains néo-conservateurs comme Ernst Nolte décrivaient l’holocauste comme simple réponse des nazis aux crimes de Staline. Le philosophe Jürgen Habermas lui répondait en appelant Nolte et ses amis des révisionnistes. À l’époque en Allemagne de l’Ouest un nouveau consensus s’était formé autour de la position de Habermas. Le débat semblait tranché. Mais ce débat continue aujourd’hui à diviser la CDU, notamment depuis la réunification.

Le parti aujourd’hui s’interdit toute collaboration avec l’AfD et le parti Die Linke. Mais dans le cas de Thuringe cette position s’est révélée impraticable. Après la débâcle de l’élection de M. Kemmerich, la CDU en Thuringe a même changé de direction pour conclure un pacte pour la réélection de M. Ramelow, seulement pour se faire censurer encore une fois par la centrale du parti à Berlin. Parce que la ligne du parti, c’est le ni-ni, ni avec l’AfD, ni avec Die Linke. Le CDU, le parti traditionnel du gouvernent en Allemagne, s’oppose alors à toute formation d’un nouveau gouvernement en Thuringe. Une contradiction ouverte. « La CDU nationale n’a plus la tête claire, et la CDU en Thuringe agit d’une façon chaotique », analyse le Süddeutsche Zeitung.

Déjà les uns à la gauche du parti disent que le CDU ne peut plus tenir la même distance vis-à-vis de l’AfD et Die Linke. Qu’il faut bien reconnaitre que Die Linke, qui est historiquement le parti héritier du parti communiste de la RDA,  fait aujourd’hui partie des partis démocratiques établies, alors que l’AfD s’oppose clairement au système politique actuel. Mais cette position est loin de faire consensus au CDU. Et les protagonistes comme Merkel et AKK se gardent bien de prendre position. Elles semblent dire que c’est bien la tâche du nouveau président de la CDU, qui va être élu le 25 avril à Berlin, où se tiendra un congrès extraordinaire qui va élire le successeur d’AKK.

Sauf qu’on ne sait pas comment le successeur va se positionner. Peut-être le mieux placé parmi les candidats est aujourd’hui celui qu’AKK avait battu de justesse au dernier congrès, M. Merz. En décembre 2018 il avait gagné 48 % des votes des déléguées du parti. Il ne lui manquait que quelques voix. Son principal adversaire au congrès sera Armin Laschet, l’actuel ministre-président de la Rhénanie-Westphalie, un des fidèles de Mme Merkel. « Nous avons dès aujourd’hui le choix entre la continuité ou le renouvellement », disait M. Merz au moment où il annonçait sa nouvelle candidature, le 25 février à Berlin. M. Laschet a déjà indiqué qu’il n’entendait pas se distancier d’Angela Merkel parce que ses quinze années de pouvoir ont été un succès. Pour certains M. Laschet part favori mais on ne peut rien exclure dans le contexte de crise actuel et M. Merz a donc toutes ses chances.

En même temps, peu d’observateurs politiques peuvent aujourd’hui imaginer la cohabitation entre Merkel et Merz à Berlin. Der Spiegel a même conseillé à la chancelière elle-même de démissionner pour libérer la voie pour son successeur.

La suite du drame n’est pas connue. Mais le combat pour la succession de Mme Merkel devrait devenir beaucoup plus rude encore et muer en un combat pour l’existence même de la CDU. M. Merz a promis qu’avec un positionnement plus à droite le parti pourrait regagner la moitié des électeurs de l’AfD. Ses adversaires disent que c’est tout le contraire. Les électeurs de l’AfD resteront avec l’extrême droite et le CDU perdra le centre. Une chose est claire : l’union du parti, dont la CDU a tellement besoin, sera difficile à rétablir. Et avec elle toute la stabilité politique en Allemagne.  

Pendant des décennies la CDU a été une ancre de la politique allemande. Son affaiblissement actuel dans les urnes, ses divisions internes face à la montée en puissance de l’AFD, au-delà des péripéties de la succession de Mme Merkel, sont de mauvaise augure pour la stabilité allemande. Il va falloir s’habituer à l’apparition d’un nouveau foyer d’instabilité au cœur de l’Europe avec toutes les conséquences possibles sur la dynamique européenne.