Que se passe-t-il entre le Maroc et l’Algérie? edit
Le Maroc et l'Algérie, dont on connaît largement les divergences, possèdent plusieurs traits communs, et non des moindres. Placés au nord de l'Afrique et frontaliers, ils bénéficient chacun d'une importante profondeur saharienne. Sans doute le Maroc est-il en retrait des zones les plus turbulentes, la Libye et le Mali, mais le Sahara est une mer commune, de sorte qu'il n'en est pas moins partie prenante de ce qui s'y passe. Le Maroc et l'Algérie ont chacun leur histoire de la contention du jihadisme, toutes les deux impliquant une forme de réussite. Au prix d'une guerre civile implacable, le régime algérien a réussi à vaincre l'islamisme armé, qui s'est alors disséminé au Sahel. Le Maroc est parvenu à empêcher son développement. Les méthodes employées pour y parvenir ne sont pas comparables comme ne sont pas comparables les conditions sociales de leur possibilité, mais chacun des régimes y a trouvé une légitimité, tant nationale qu'internationale. Les deux pays ont également une politique africaine ambitieuse, ancienne et constante pour le Maroc, ancienne mais erratique s'agissant de l'Algérie ; toutefois, chacun entend compter sur le continent et dans l'interface avec l'Europe, notamment par le sécuritaire - migrations comprises - et le renseignement. Enfin, Ils ont une relation particulière à la France, compliquée de ressentiments dans le cas de l'Algérie et, jusqu'à ces derniers mois, indemne de rancune de la part du Maroc. En même temps, on ne saurait comparer cent trente ans de colonisation déstructurante en Algérie avec moins de cinquante ans de protectorat français au Maroc.
Les dissemblances sont également importantes. Le Maroc et l'Algérie ont suivi des politiques économiques et sociales différentes. Le socialisme, les industries industrialisantes n'ont pas réussi à assurer la richesse algérienne, mais l'importance de la rente en hydrocarbures a permis de compenser ces échecs sans pour autant développer le pays ou établir un Etat social. Le Maroc a préféré une politique libérale, d'abord éclectique, puis orientée vers la mise en place d'institutions économiques et sociales stables, prenant en charge la population. Cela s'accompagne de dysfonctionnements parfois importants, mais le social n'en demeure pas moins au cœur des politiques publiques marocaines. Du point de vue politique, quelle que soit la manière dont on prenne les choses, et même si l'on reconnait l'existence d'une forme autoritaire de part et d'autre, les ressorts des deux régimes ne sont pas comparables. Le régime marocain est fondé sur l'inclusion de la société, le consensus (même s’ils peuvent être quelque peu contraints) et la légitimité du chef de l'Etat. Ce n'est pas le cas de l'Algérie, où l'on a affaire à un régime qui s'accroche à la société bien plus qu'il ne travaille à son développement et dans lequel l'armée continue à occuper une place importante et surannée.
Ce mélange de ressemblances et de dissemblances entre deux pays accolés comme de (faux) frères siamois ne peut que créer et entretenir un état de rivalité permanent. Il y existe deux sortes de rivalités possibles : les rivalités épistémiques et les rivalités ontologique. Les premières consistent dans des projections concurrentielles de puissance et des cadrages divergents, les unes et les autres actuels. Ces rivalités sont comparables aux désaccords franco-allemands dont Telos a plusieurs fois rendu compte. Les secondes consistent dans le fait que chacun des protagonistes ne supporte pas la somme de ce que l'autre est. Les deux rivalités ne vont pas toujours de paire, en ce sens qu'une rivalité épistémique n'implique pas nécessairement une rivalité ontologique. A l'inverse, une rivalité ontologique suscitera quasi indéfiniment des rivalités épistémiques, car les rivalités ontologiques sont réactives : ce que fait l'autre apparaît facilement comme une agression. Enfin, ces rivalités ne sont pas dyadiques : celui qui érige son voisin en rival n'est pas nécessairement un rival pour son voisin. Il finit, en revanche, par devenir un adversaire.
La rivalité ontologique entre le Maroc et l'Algérie est entrée depuis plusieurs mois dans une escalade de plus en plus abrupte. Elle a abouti à la rupture des relations diplomatiques, le 24 août 2021, à l'initiative de l'Algérie. Elle fait suite à une note diffusée par l'ambassadeur représentant le Maroc auprès des Nations-Unies, lors d'une réunion des non-alignés, tenue à New-York plusieurs jours auparavant. Il y affirme que « le vaillant peuple kabyle mérite, plus que tout autre, de jouir pleinement de son droit à l’autodétermination ». Un tel propos, bien évidemment, détonne, puisqu'il consiste à mettre en cause l'unité nationale d'un pays souverain. On imagine mal, par exemple, un ambassadeur en poste au Nations-Unies dire la même chose de la Catalogne ou de l'Ecosse, voire de la Corse. En fait, c'est la réponse du berger à la bergère, puisque, depuis des décennies, l'Algérie soutient à bout de bras les indépendantistes sahraouis. Comme tous les différends, celui-ci se fonde sur des cadrages distincts, dont l'usage est souvent manipulatoire. L'Algérie argue qu'il s'agit de respecter le droit international. On peut, toutefois, considérer un autre cadrage, aucun – droit international compris – n'ayant en pratique une valeur absolue : du point de vue de la relation bilatérale, soutenir la sédition à l'intérieur d'un Etat souverain et s’opposer à ce qu’il considère être son unité nationale, n'est-ce pas lui porter atteinte ? De quelque point de vue qu'on la prenne, l'attitude est inamicale entre voisins. C'est ce que fait ironiquement valoir l'affirmation de l'ambassadeur marocain.
Il est clair que cette ironie s'inscrit, moins dans une redéfinition, que dans un renforcement de la position du Maroc, renforcement qui, de toute évidence, indispose d'autant plus l'Algérie qu'elle ne peut – dans l'état actuel des choses – s'y opposer. Les étapes de ce renforcement ont été successivement : (1) le retour du Maroc au sein de l'Union africaine et, plus largement, le déploiement du Maroc en Afrique, qui l'a précédé ; (2) la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental par les Etats-Unis ; (3) le développement, désormais public, de relations notamment sécuritaires avec Israël, lesquelles ne sauraient être réduites à une simple contrepartie de cette reconnaissance (voir Yousra Abourabi et Jean-Noël Ferrié, « Maroc-Israël : pour une analyse constructiviste-réaliste », Telos, 24 février 2021) ; (4) la crise ouverte avec l'Espagne à la suite de l'accueil par celle-ci du chef du Polisario muni d'un passeport diplomatique algérien lui attribuant une fausse identité, crise qui s'est soldée par le ralliement de l'Espagne à la position marocaine ; (5) enfin, la crise ouverte avec l'Allemagne, toujours à propos des provinces sahariennes, qui s'est soldée de la même manière. Certes, le Maroc a durci sa position et, comme avec tous les durcissements, il s'en est ensuivi des rugosités, des énervements, des recentrements plus ou moins importants et des perceptions erronés. Dans un entretien donné au Monde (4 novembre 2022), Khadija Mohsen-Finan compare ainsi la position du Maroc à celle de la Russie, suggérant que le royaume chérifien préfère le coup de force à la diplomatie. C’est faux, bien sûr. La séquence que je viens de décrire n'est pas une fois sortie de la diplomatie, qui inclut, comme chacun sait, les pressions bilatérales. Si une analyste externe peut s’aventurer à assimiler l'activisme d'une diplomatie avec une attitude belligérante, il n'est pas étonnant que l'Algérie le fasse et réagisse en conséquence. La perspective inhérente à une rivalité ontologique ne permet pas, en effet, d'adopter une attitude déflationniste dans l'analyse des événements et dans le choix réponses à y apporter. Le doublement du budget consacré par l'Algérie à l'armée le montre amplement, celui-ci devant atteindre 22 milliards de dollars en 2023, soit plus du double du budget précédent (sachant que le budget de la santé, lui-même en augmentation, ne devrait atteindre que 4,5 milliards de dollars).
Si le statut des provinces sahariennes du Maroc provoque un tel échauffement – et absorbe l'essentiel de la rivalité ontologique entre les deux pays – ce n'est pas, de part et d'autre, pour les mêmes raisons, même si nombre de commentateurs évoquent la « fonction de légitimation » qu'aurait ce conflit. Considérée en général, l'expression ne demande pas à être discutée. Les politiques publiques aboutissent inévitablement à accroître ou à restreindre (du moins pour une période) la légitimité des gouvernants, dans les régimes démocratiques comme dans les régimes autoritaires. Eu égard à cette dynamique, les gouvernants essayent de faire au mieux de leurs intérêts tout en conduisant des politiques par ailleurs nécessaires (du moins la plupart du temps). En revanche, si l'expression consiste à faire entendre que le conflit est instrumentalisé pour couvrir des déficits et des dysfonctionnements inhérents aux régimes en place, c'est-à-dire que, sans ces déficits et ces dysfonctionnements à faire oublier, il aurait été réglé ou n'aurait pas existé, alors l'expression relève d'un double biais tactique et décisionniste. Le biais tactique consiste à croire que les gouvernants font ce qu'ils font par intérêt, indépendamment qu'il faille le faire. Le biais décisionniste consiste, par conséquent, à croire que les gouvernants peuvent décider de ce qu'ils font abstraction faite de l'existence d'un état de problème et d'une structure de situation rendant possibles leurs décisions. Au Maroc, la marocanité du Sahara est une position quasi unanimement partagée. Ce n'est pas un leurre avec lequel on fait oublier les déficits sociaux. Elle fait partie intégrante de l'identité du pays. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder la carte du Maroc en usage dans le pays et une carte du Maroc amputée du Sahara. Prenez la France, amputez-là de la Provence-Côte d’Azur, de l'Occitanie et de la Nouvelle Aquitaine et demandez-vous de quel pays on parle ? Pour les Marocains, la marocanité du Sahara n'est pas une question de légitimité ; c'est une question existentielle. A contrario, la marocanité du Sahara, pour les Algériens, n'est pas une question existentielle. Si elle était universellement reconnue, l'Algérie ne perdrait rien de son territoire, de ses richesses et de son identité. Les élites dirigeantes et les milieux nationalistes devraient seulement faire face à l'inaccomplissement de la puissance de leur pays, inaccomplissement dont ils portent de facto la responsabilité, tant par leur gestion générale des choses que par la dynamique disruptive qu'ils ont enclenchée et nourrie dans leur relation avec le Maroc. Il ne s'agit donc pas davantage ici de légitimation, mais d'une lecture biaisée de l'histoire contemporaine et de la projection de puissance qu'elle impliquait pour l’Algérie.
Entre la rivalité ontologique et la projection de puissance (entendue largement), il existe une connivence profonde. Les deux ont une perception, plus sans doute aigüe s’agissant de la rivalité ontologique, de tout ou partie de leur environnement comme d'une menace anti-systémique, en ce sens qu'elle contrecarrerait l'accomplissement de la puissance, c'est-à-dire l'acquisition d'une prééminence régionale. Cette vision des choses, qui peut donner l'impression d'être classiquement réaliste, est tout au contraire irréaliste : elle invente un antagonisme qui n'existait pas et, en l'inventant, elle induit des conséquences qui établissent son existence. Hassan II n'avait pas en tête de s'imposer à l'Algérie en lançant la Marche verte. Il attendait poursuivre la décolonisation de son pays. On peut ne pas être d'accord avec ce point de vue, mais on ne peut pas considérer la Marche verte comme une agression contre l'Algérie. Pareillement, en signant les accords d'Abraham et en recevant la reconnaissance de la marocanité du Sahara par les Etats-Unis, le Maroc n'avait pas pour but de porter tort à son voisin mais de sécuriser son unité nationale. Tout au long du déroulement de cette longue crise, l'Algérie n'a pas été bousculée dans ses intérêts nationaux mais seulement dans ses manœuvres hostiles au Maroc, qu'elle a fini par confondre avec ses intérêts nationaux.
Quelles sont les évolutions possibles d'une telle rivalité ? Dans la mesure où la question saharienne en constitue irrévocablement le cœur, elle ne paraît pas devoir s'apaiser. Il s'agit d'une question existentielle pour le Maroc. On ne peut donc imaginer le moindre recul de celui-ci, y compris dans sa définition du problème et des solutions possibles ; d'autant moins qu'il marque des points. On ne peut imaginer non plus que le régime algérien révise sa conception des choses, car, si elle n'est pas existentielle pour l'Algérie, elle l'est devenue pour lui, à force de vouloir en faire un cheval de bataille contre le Maroc. L'évolution apparaît donc strictement liée à la résilience – ou pas – de ce régime. Le mieux qu'on puisse espérer, entre temps, est un apaisement. Seul le soutien spontané de la population algérienne à l’équipe marocaine arrivée en demi-finale de la coupe du monde – alors que les autorités du pays se seraient opposées à la mention du nom du vainqueur dans les médias officiels – teinte d’optimisme ce triste constat.
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