Généralisation des caméras-piétons: la confiance par l’image? edit

18 janvier 2021

Le 25 mai 2020, les images de la mort de George Floyd à la suite de son arrestation par la police de Minneapolis suscitent une vague d’indignation internationale pour dénoncer les violences commises par les forces de l’ordre. En France, au-delà des liens temporairement établis avec l’affaire dite « Adama Traoré[1] », les manifestations organisées partout sur le territoire ont rassemblé un public jeune faisant part, avec plus ou moins de véhémence, de difficultés relationnelles avec la Police[2].

Dans un contexte où la confiance des citoyens français dans leur Police ne cesse de chuter[3], le Président de la République a profité de la traditionnelle interview du 14 juillet pour évoquer la question du lien de confiance Police-population. A cette occasion, il établissait un lien direct entre la dotation des policiers et gendarmes en caméras individuelles (terme technique pour désigner les caméras piétons) et la restauration de la confiance, la première étant une modalité de réalisation de la seconde. Le 21 novembre dernier, l’émotion suscitée par l’affaire Michel Zecler, ce producteur de musique victime de violences illégitimes de la part de policiers parisiens, pose derechef la question du lien de confiance Police-population et recentre la communication gouvernementale sur les acquisitions de caméras individuelles à venir.

Jamais un équipement n’avait à ce point incarné, par métonymie ou par synecdoque, à la fois un objectif politique (celui du rétablissement de la confiance) et une méthode (la transparence). Sur le plan politique, le recours aux caméras individuelles soulève cependant trois séries d’interrogations liées à l’acceptabilité sociale, à la pacification des contrôles de police et, enfin, à l’objectivation des contentieux qui résultent desdits contrôles.

En la matière, si l’expérience américaine présente des résultats opérationnels très encourageants, l’expérience canadienne est plus contrastée. Dans le cas français, les difficultés techniques n’ont pas empêché l’élargissement de la caméra individuelle à l’ensemble des forces de sécurité intérieure (à l’exception notable de la sécurité privée) et ce, alors que la démocratisation de la Police reste un objectif politique encore inachevé.

Les expériences américaines et canadiennes

La première étude scientifique visant à évaluer l’impact des caméras individuelles sur la qualité des relations police-population a été réalisée en 2014 et fait suite à une expérimentation menée à Rialto, en Californie. Les criminologues à l’origine de cette étude ont conclu que la probabilité pour les forces de l’ordre de recourir à la force lors de contrôles était divisée par deux lorsque les policiers portaient des caméras individuelles, et que le nombre de plaintes relatives aux policiers avait connu une baisse drastique (de l’ordre 87%) au cours de la période d’expérimentation[4]. Largement médiatisée, cette étude a fourni la légitimité nécessaire à l’administration Obama pour subventionner les services de police désireux d’acheter des caméras corporelles à des fins de renforcement de la transparence envers la population[5]. Des études similaires ont été menées dans d’autres villes américaines et ont abouti à des observations très similaires : en sachant que leur comportement était filmé, policiers comme citoyens agissent plus conformément aux attentes sociales liées aux interventions de police[6].

Le recours aux caméras individuelles aux États-Unis semble donc s’avérer probant. Les études précitées mettent en évidence que les caméras individuelles permettent une diminution non seulement du recours à la force par les policiers mais aussi du nombre d’agressions envers ces derniers. Lorsqu’ils sont interrogés, les citoyens expriment, par ailleurs, une plus grande satisfaction quant aux services rendus par les forces de l’ordre[7]. Les caméras individuelles permettraient donc d’améliorer le niveau de confiance entre citoyens et policiers, ce qui tend à plaider pour un élargissement de la dotation des services de police américains en caméras individuelles[8].

L’expérience canadienne en matière de caméras individuelles se révèle plus ambiguë. Le cas montréalais est, à cet égard, le plus significatif : après une expérimentation de près de 4 ans, le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) a publié en 2019 ses premières conclusions quant à l’équipement des policiers municipaux en caméras portatives[9]. Si la mesure fait montre d’une bonne acceptabilité parmi la population, et si les agents de service public s’accordent à dire que la caméra individuelle leur procure une plus grande protection juridique lorsqu’un enregistrement permet d’établir leur respect des procédures, l’introduction de ces caméras ne semble pas avoir eu d’effet notable ni sur la qualité des relations police-population, ni en ce qui concerne les cas d’usage de la force par les policiers, les plaintes de citoyens ou encore les actes de violence et d’entrave de citoyens envers les policiers.

Les policiers montréalais soulignent par ailleurs que la caméra contribuerait à instaurer une distance avec les citoyens – réduisant de fait leur capacité à personnifier une police de proximité – et qu’elle engendrerait une charge de travail supplémentaire sur le plan procédural. Une partie d’entre eux considère également que la caméra individuelle témoigne d’un manque de confiance à leur égard.

Cet exemple tend à démontrer que les caméras individuelles ne sauraient sans équivoque et à elles seules, à la fois favoriser la transparence des interventions de police, consolider le lien de confiance entre le policier et le citoyen et assurer la sécurité́ des policiers. Les résultats associés à leur mise en place dépendent grandement du contexte culturel. Le fait que le taux de confiance du public envers la police soit particulièrement élevé au Canada comparativement aux Etats-Unis pourrait expliquer pourquoi l’expérimentation des caméras individuelles ne s’est pas révélée aussi concluante et ne mitige donc qu’assez peu l’exemple américain.

La politisation de la caméra individuelle en France

En France, les débats relatifs à l’équipement des forces de sécurité intérieure françaises en caméras individuelles ont été amorcés en 2009, lorsque Brice Hortefeux était ministre de l’Intérieur. Moins que le rétablissement de la confiance ou que l’augmentation de la transparence, l’intérêt initial pour cet équipement était surtout motivé par une double volonté de protection des policiers et gendarmes d’accusations de manquements déontologiques, notamment lors des contrôles d’identité, et de constitution de preuves en cas de contentieux. Cette même volonté de protection des forces de l’ordre éclaire, d’ailleurs, les choix de François Hollande en la matière. Sous son quinquennat, la caméra individuelle a été présentée, à l’instar du Référentiel des identités et de l’organisation (RIO), comme un substitut au récépissé dont la procédure avait été jugée à la fois chronophage, démotivante et accusatoire, avant d’être abandonnée en 2016.

Les premières expérimentations des caméras individuelles concernent des territoires en particulier (les zones de sécurité prioritaires où la défiance à l’endroit des forces de l’ordre est structurellement la plus forte) et des missions spécifiques (la sécurité publique, par essence plus propice à la réalisation de contrôles d’identité). En 2016, les premiers résultats obtenus par les caméras individuelles tant en termes d’acceptabilité sociale que d’effet modérateur lors des contrôles sont jugés concluants par le ministère de l’Intérieur. La même année, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, régularise leur usage par les policiers et gendarmes à l’occasion du vote de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé.  

A l’occasion des élections présidentielles de 2017, la principale promesse de campagne en matière de sécurité du candidat Emmanuel Macron consistait en l’instauration d’une Police de sécurité du quotidien[10] (PSQ), présentée comme l’une des grandes réformes systémiques du futur quinquennat, avec pour double ambition la transformation profonde du rapport des Français aux forces de sécurité intérieure et l’amélioration substantielle des conditions de travail des policiers et gendarmes.

Dès l’été 2017, le Gouvernement d’Edouard Philippe recentre son discours politique sur la confiance Police-population dont il entend faire l’un des axes forts de sa nouvelle politique publique de sécurité, et, ce faisant, soutient que l’équipement des policiers et des gendarmes en caméras individuelles participe d’une volonté de transparence de l’action des forces de l’ordre. Par synecdoque, l’équipement se substituait alors à l’objectif politique lui-même.

Subséquemment, même si l’achat de matériels chinois et à faible performance technique a été unanimement dénoncé par les policiers et gendarmes de terrain, la caméra individuelle apparaît toujours comme l’instrument privilégiée du rétablissement de la confiance Police-population au point d’être mentionnée par le Président de la République en personne qui, à l’occasion de l’entretien annuel du 14 juillet 2020,  la juge comme « l’outil le plus adapté » pour « retracer la vérité des faits » et « rétablir la confiance entre la population et la police » avant d’annoncer vouloir « en généraliser l'usage lors de contrôle d'identité, lors de séquence d'interpellation ou lors de trouble à l'ordre public grave ».

Sur un plan politique, la généralisation de cet équipement doit toutefois répondre à trois séries d’enjeux majeurs en termes d’acceptabilité sociale d’abord, de pacification des contrôles de police ensuite, et d’objectivation des contentieux, enfin. Il s’agit, en somme, de parvenir à transformer la perception qu’a l’opinion publique de la caméra individuelle, pour la faire évoluer, à l’instar de la caméra urbaine, d’un objet qui surveille le citoyen en un objet qui le protège.

Le rétablissement de la confiance au-delà de la transparence

L’atteinte de l’objectif politique de rétablissement de la confiance implique des aménagements significatifs dans le domaine de la formation des policiers de sécurité publique dans un contexte où le temps de formation en école des gardiens de la paix vient d’être abaissé à seulement huit mois. L’augmentation de l’acceptation sociale de la caméra individuelle impliquerait de mieux former son utilisateur aux éléments discursifs sur les raisons de son usage lors d’un contrôle. De manière générale, la formation à l’usage de la caméra individuelle gagnerait à s’insérer dans un module pédagogique qui, à l’instar du modèle allemand, proposerait aux élèves policiers plusieurs mises en situation de sorte à ce qu’ils questionnent collectivement les impacts de leurs actions sur leur environnement.

Car, la caméra individuelle ne peut prétendre, à elle-seule, résoudre la problématique sociale du contrôle d’identité. Dans le cas particulier des territoires où le contrôle d’identité est jugé problématique, la pacification des relations Police-population repose, avant tout, sur la connaissance mutuelle des habitants et des agents si bien que l’ancrage territorial et la polyvalence des forces de Police et de Gendarmerie sur la voie publique restent les principaux facteurs de confiance. L’ilotage et la patrouille à pied, à vélo ou à cheval, permet d’établir plus facilement des relations sociales et diminue naturellement la fréquence et l’intensité des contrôles.

Enfin, le rétablissement de la confiance par l’image appelle davantage de transparence quant à l’usage des images captées étant entendu qu’à l’usage dit classique consistant à enregistrer les contrôles à des fins de désescalade et de production de preuves, s’ajoutera prochainement un usage plus opérationnel de renvoi des images captées vers une tablette NEO et/ou vers un centre opérationnel de type hyperviseur. En clair, l’usage existant dans le cadre d’enquêtes judiciaires sera complété d’un autre usage à des fins de communication et de diffusion de contre-discours, notamment sur les réseaux sociaux, en cas de mise en cause de fonctionnaires de police sur la base d’images tronquées et d’allégations mensongères. Cette intensification de la guerre des images pourrait ainsi avoir des effets contre-productifs si le ministère de l’Intérieur ne donnait pas de solides gages en termes de démocratisation de leur accès et de garde-fous contre leur détournement dans le cadre de la réforme à venir des inspections générales.

Alors qu’aucune étude menée aux Etats-Unis et au Canada ne formule d’objections à son usage et que les exemples américains sont très encourageants, la caméra individuelle est en passe de devenir un équipement de base de tout policier ou gendarme de voie publique au même titre que l’arme de service, le gilet pare-balles ou la tablette NEO. Instrument privilégié du rétablissement de la confiance Police-population notamment dans les territoires où le contrôle d’identité est jugé problématique, elle ne peut cependant se substituer à la connaissance des policiers et gendarmes des populations auxquelles ils sont confrontés. La caméra individuelle doit donc rester à sa juste place : celle d’un équipement technique au service d’une politique publique de sécurité clairement définie non pas la désignation métonymique d’une politique publique de sécurité qui se cherche encore.

 

[1] L'affaire Adama Traoré fait suite au décès de ce jeune homme de 24 ans, le 19 juillet 2016, dans la caserne de Gendarmerie de Persan, après qu’il avait été interpelé à Beaumont-sur-Oise.

[2] L’emploi d’une majuscule matérialise la désignation de la Police en tant que concept et combine donc la Police et la Gendarmerie nationale dans le cas français.

[3] En février 2015, le CEVIPOF mesurait la confiance des Français dans leur Police : elle s’élevait alors à 80%. Cinq ans plus tard, en février 2020, le CEVIPOF l’évalue à 66%. La chute est significative : moins 14% en 5 ans si bien qu’un Français sur trois déclare aujourd’hui ne plus avoir confiance en sa Police.

[4] Ariel, B., Farrar, W.A. & Sutherland, A. “The Effect of Police Body-Worn Cameras on Use of Force and Citizens’ Complaints Against the Police: A Randomized Controlled Trial”. J Quant Criminol 31, 509–535 (2015).

[5] Boivin, R., D’Elia, M. “Évaluation du projet pilote des caméras corporelles du Service de police de la Ville de Montréal.” Criminologie, Volume 53, Issue 1, p. 344–366 (2020).

[6] Ariel, B., Sutherland, A., Henstock, D., Young, J. et Sosinski, G. “The deterrence spectrum : Explaining why police body-worn cameras “work” or “backfire” in aggressive police public encounters.” Policing : A Journal of Policy and Practice12(1), 6-26 (2017).

[7] Maskaly, J., Donner, C., Jennings, W. G., Ariel, B., & Sutherland, A. “The effects of body-worn cameras (BWCs) on police and citizen outcomes : A state-of- the-art review.” Policing: An International Journal of Police Strategies & Management, 40(4), 672-688 (2017).

[8] Reaves, B. A. Local police departments, 2013 : Equipment and technology. B.O.J.S. U.S. Department of Justice (2015).

[9] Service de police de la Ville de Montréal. Projet pilote des caméras portatives du -SPVM : Expérience et analyse. Montréal, Québec : Service de police de la Ville de Montréal (2019).

[10] Sur ce sujet, le lecteur peut se référer à FARDE, Guillaume, DELCOURT, Francis, « Dépasser la police de sécurité du quotidien (PSQ) : 32 propositions pour rétablir la confiance entre les forces de l’ordre et la population », L’Hétairie livret n°10, 23 avril 2019, 71 pages.