Une entente générationnelle pour le statu quo? edit

18 juin 2015

Il est frappant de constater à quel point, en France, les mêmes recettes inefficaces (subvention d’emplois publics ou parapublics) sont utilisées depuis plus de 30 ans pour lutter contre le chômage des jeunes tandis que les réformes qui visent à améliorer le fonctionnement d’un système éducatif peu performant au regard des comparaisons internationales sont presque systématiquement rejetées. Il y a là une énigme : pourquoi s’entête-t-on ainsi dans l’erreur et dans le refus de réformer un système sclérosé?

Une réponse trop facile serait d’accuser les politiques. Bien sûr ces derniers manquent sans doute d’imagination, bien sûr ils ont une vision de court-terme correspondant au temps de leur mandat et à la perspective de leur réélection. Mais si la pression de la société était forte, les politiques seraient contraints de bouger. S’ils ne le font pas c’est que la société, dans une certaine mesure, s’accommode d’une situation où le chômage des jeunes oscille depuis 30 ans entre 20 et 25%. Comment cela est-il possible ?

La réponse est peut-être dans une sorte de pacte implicite qui se serait noué entre les générations, pacte qui contribuerait à la paralysie de l’action publique en direction de la jeunesse et au maintien d’un profond clivage en son sein. Ce compromis générationnel repose sur trois éléments-clefs.

Le premier élément est bien connu : un marché du travail profondément clivé (CDD/CI) qui fait reposer l’essentiel de la flexibilité de l’économie sur les entrants, protégeant du même coup les adultes-insiders. Tout le monde sait qu’aujourd’hui les embauches se font massivement sur des contrats à durée déterminée. Ce que l’on sait moins c’est que, malgré cela, le taux de CDI parmi les actifs dans la force de l’âge (disons au-delà de 30 ans) reste très élevé (autour de 85%) et surtout très stable. Nous ne sommes donc pas du tout dans un modèle de marché du travail qui verrait l’instabilité professionnelle se généraliser à l’ensemble des classes d’âge à la suite d’une remise en cause globale de la norme d’emploi stable comme l’affirmait par exemple Robert Castel.

Simplement, la stabilisation dans l’emploi est beaucoup plus lente en France que dans beaucoup d’autres pays développés, notamment ceux qui ont un marché du travail plus flexible (les Etats-Unis), ceux qui associent la flexibilité à des mécanismes de prise en charge et d’accompagnement des décrocheurs (les pays scandinaves) ou ceux qui ont un dispositif d’apprentissage fortement structuré (l’Allemagne et l’Autriche). Mais elle finit par se faire pour la plus grande partie des jeunes. Le clivage du marché du travail en fonction de l’ancienneté d’accès ne contribue donc pas à créer un clivage générationnel durable.

Les jeunes ont conscience que leurs chances de connaître une stabilisation dans l’emploi très rapide au sortir des études sont faibles. Mais ils savent aussi que s’ils disposent d’atouts minimums en termes de diplômes et s’ils sont patients, ils finiront pas décrocher ce fameux CDI dont ils rêvent. Et c’est d’ailleurs bien ce qui se passe dans la réalité.

Le deuxième élément, central, qui fonde le compromis générationnel propre à notre pays est donc l’acceptation implicite par les jeunes du partage de la flexibilité avec une double compensation : un très fort soutien parental durant la phase de transition précaire et une bonne probabilité qu’elle soit un tremplin vers l’emploi stable qui permette in fine d’accéder au statut d’insider.

Les termes de ce compromis expliquent sans doute les résultats de sondages qui intriguent les observateurs, montrant des jeunes à la fois très pessimistes sur l’avenir de la société et plutôt optimistes sur leurs chances personnelles de s’en sortir. Ces jeunes sont en réalité assez lucides : ils ont raison de penser que la société française, globalement, fonctionne mal, mais ils n’ont pas tort d’espérer pourtant y trouver leur place, non pas tellement grâce aux dispositifs institutionnels, mais plutôt grâce aux capacités dont ils pensent disposer pour les contourner. Pour cela ils comptent beaucoup sur leurs réseaux personnels : les jeunes de 18-30 ans interrogés par IPSOS en  2012 auxquels on demandait d’indiquer les atouts ou qualités utiles pour réussir sa vie professionnelle, choisissaient très nettement en premier l’item « avoir des relations » (cité par 48% d’entre eux). 

Le troisième élément constitutif du pacte entre les générations est l’entente générationnelle sur les valeurs. En effet, depuis trente ans on a assisté à une extraordinaire convergence des valeurs selon l’âge. Sur le plan des valeurs aujourd’hui, peu de choses séparent les individus ayant entre 18 et 60 ans. Ils adhèrent tous à ce qu’on peut appeler l’individualisation des valeurs, c’est-à-dire l’idée que chacun doit être libre d’orienter sa vie personnelle comme il l’entend. Les parents reconnaissent donc à leurs enfants le droit de choisir leur voie et de tâtonner pour parvenir à ajuster leurs aspirations à un statut crédible. Ils les accompagnent et les soutiennent moralement et matériellement durant cette période d’ajustement.

Bien sûr, tout le monde n’est pas gagnant dans ce compromis. Les perdants sont les jeunes qui appartiennent à des familles qui n’ont pas les moyens de les soutenir matériellement et psychologiquement durant la phase de transition et ceux qui ont une faible probabilité de connaître une stabilisation économique dans un délai raisonnable du fait de leur faible niveau de qualification. Sans se recouvrir totalement, ces deux catégories sont évidemment très proches.

Si ces perdants ne remettent pas en cause ce pacte générationnel, c’est qu’ils ont un très faible niveau de représentation (personne ne parle en leur nom dans le débat public) et des formes de mobilisation qui prennent plus la forme de révoltes sporadiques que d’une action politique continue et qui prendrait place dans les cadres institutionnels de la représentation démocratique. Ils sont donc en grande partie inaudibles. Au demeurant, lorsqu’ils se révoltent, comme en 2005, leur protestation ne débouche pas sur des revendications qui sont facilement transposables en termes de politiques publiques. Ce sont souvent des aspects symboliques et identitaires – une demande de reconnaissance – qui sont mis en avant.

Le compromis générationnel dont on vient de décrire les contours induit une préférence pour le statu quo. En effet, le pessimisme sur la société et la défiance à l’égard des politiques sont tels que ces arrangements informels paraissent aux jeunes préférables aux réformes. Ils doutent qu’elles puissent améliorer le sort commun et n’en retiennent que le risque potentiel qu’elles comportent d’amoindrir leurs chances personnelles. La défiance engendre l’individualisme.

Par exemple, l’idée de réduire le clivage entre CDD et CDI, sur laquelle s’accordent beaucoup d’économistes et qui a été à la base de la réforme du marché du travail menée en Italie par Mateo Renzi, peine à s’imposer en France. Un récent sondage le montre bien (Observatoire politique du CSA pour Les Echos et l’institut Montaigne, 2-3 juin 2015). Les mesures qui touchent au CDI n’emportent pas l’adhésion d’une majorité de Français, alors que celles qui visent à étendre l’emploi des CDD sont très largement approuvées. Au fond, les Français préfèrent donc pérenniser et même renforcer le principe clivant du marché de travail que nous connaissons actuellement. C’est d’ailleurs cette piste qui a été choisie par le gouvernement qui vient précisément de donner la possibilité aux entreprises de renouveler deux fois (au lieu d’une fois actuellement) les CDD et les contrats d’intérim. Le pacte générationnel pour le statu quo continue de fonctionner. Il satisfait aussi les entreprises qui voient leurs possibilités d’utilisation d’une main-d’œuvre flexible renforcées. Mais il pérennise des clivages délétères au sein de la jeunesse française en marginalisant une partie d’entre elle et en pouvant décourager les jeunes les plus dynamiques qui ne se satisferont de devoir entrer dans une longue file d’attente pour trouver leur place dans la société.