Marc Andreessen, le techno intello (engagé) edit

23 octobre 2015

Avez-vous besoin de capital risque pour financer vos innovations, souhaitez-vous bénéficier de conseils judicieux pour piloter vos opérations, et last but not least, recevoir au quotidien une puissante injection d’optimisme concernant les bouleversements technologiques du monde ? Consultez Marc Andreessen. Peu connu au-delà de la lumière verte qui, de la Bourse à la Bastille, irradie le centre névralgique des incubateurs hexagonaux, Marc Andreessen est un profil de synthèse guère vendable dans le magasin France : geek, capital risqueur, intello blogueur et twitto. Un profil radicalement atypique, un peu comme si un philosophe fada de technologie dirigeait la BPI – elle-même devenue soudainement privatisée. Voilà son histoire, à bien des égards exemplaire de la e-aristocratie californienne.

Né en 1971, Marc Andreessen a été élevé dans une ferme du Wisconsin, très loin des tabernacles de l’innovation High Tech américaine. Mais comme Steve Jobs, Steve Wozniak, John Draper, etc., et la nuée des premiers hackers des années 60-70, c’est un bidouilleur dès l’enfance, un passionné de produits technologiques et de science-fiction. Il fait des études d’ingénieur à l’Université de l’Illinois, et suivant le comportement de pas mal d’étudiants des computer sciences, plutôt que d’assister aux cours, il crache du code jour et nuit. Avec d’autres programmateurs il est à l’origine de Mosaic, le premier navigateur grand public sur le Web, qu’il développe en Californie sous le nom de Navigator (porté par la société Netscape). Cette invention lui vaut de faire la couverture du Time (à 24 ans). Mais quand Microsoft crée son propre système, Explorer, inséré dans son système d’exploitation, Windows, créant une combinaison intégrée performante pour les micro-ordinateurs, la position de Navigator est battue en brèche. Ce litige donnera lieu à un procès spectaculaire sur le droit de la concurrence entre les autorités américaines et Microsoft en 1998-1999. Netscape est vendue à AOL pour plusieurs milliards de dollars en 1999 (le chiffre de 4 milliards est régulièrement avancé) et Marc Andreessen occupe brièvement le poste Chief Technology Officer (CTO). Après quoi, il se consacre au financement des jeunes pousses de l’Internet.

En 2009, il crée une société de capital risque avec Ben Horowitz nommée A16z (16 lettres s’intercalent entre le A de Andreessen et le Z de Horowitz). Celle-ci, dirigée par des duettistes complémentaires, un président affable et communicant, Ben Horowitz, et un visionnaire, Marc Andreessen, va connaître un démarrage fulgurant. Leur secret ? – tenons-nous en aux paroles des protagonistes et de leurs interlocuteurs du milieu, autant de businessmen à la rationalité agressive et de joueurs de flûte. Ils font le pari suivant : quinze sociétés « technologiques » réalisent chaque année un chiffre d’affaires d’au moins un million de dollars – elles représentent 98 % de la capitalisation des compagnies qui entrent en Bourse dans ce secteur. Donc il faut trouver ces quinze bons projets, et mettre le paquet sur eux – beaucoup de sociétés de Venture Capital cachent le fait qu’elles ne reçoivent aucun retour sur investissement, et vivent de commissions sur les opérations. Suivent d’autres recettes : considérer les entreprises dans lesquelles on investit comme des clients avec lesquels on va entretenir des relations à long terme, entrer dans leur capital, leur fournir des services, placer le « founder » inventeur d’un concept à la tête de son entreprise, créer « l’illusion de l’autorité » (adresse prestigieuse, décorum, des verres en verre et non en plastique, etc.). Et surtout organiser une campagne de pub autour du lancement d’A16z, honorée d’articles dans Forbes et Fortune. Le fait est que ça a marché !

En 2009, le duo de choc investit 250 000 dollars sur une petite société, Instagram : ce montant est multiplié par 312 (ils recevront 78 millions de dollars) quand Facebook la rachète en 2012. Toujours en 2009, il mettent 50 millions de dollars sur Skype : Microsoft la rachète deux années plus tard quatre fois plus cher. En 2010, la société dépense 130 millions pour prendre des parts dans Facebook et Twitter... N’allons pas plus loin : en 34 mois Andreessen/Horowitz deviennent des stars de la e-économie, et émergent comme des super héros du capital risque. Ils ont investi dans LinkedIn, Groupon et de multiples autres start up, dont le nom résonne familièrement aux oreilles de n’importe quel internaute lambda.

Comment intuitivement saisir les marchés du futur ? L’écrivain Tad Friend, dans un article du New Yorker consacré à Marc Andreessen et aux milieux du Venture Capital (1), analyse finement sur quoi on joue (au sens littéral de game) dans la Silicon Valley : ce n’est ni sur l’intelligence hors-norme, ni sur des investissements contraires à la raison, ni même sur la richesse. C’est sur la préscience. « Il ne s’agit pas seulement de voir le futur, mais de le convoquer. » Selon Andreessen, il faut être intellectuellement agressif et refuser les schémas établis : « Les idées qui permettent d’avancer semblent folles et nulles, a priori ». En 2009, ils ont aussi pris des parts dans Airbnb : « on pouvait penser que cette idée d’aller s’installer chez quelqu’un d’autre, c’était une histoire à suggérer des meurtres à la hache !!! Mais il dit aussi que le projet lui a évoqué le cas de eBay : acheter directement quelque chose auprès d’un inconnu.

Marc Andreessen est auréolé de l’image du geek qui a fait progresser le Net : il a mis au point un système ouvert, Navigator, en harmonie avec les utopies généreuses des origines, contre la pieuvre Microsoft qui a tenté de créer un monopole ! Il s’est imposé comme un visionnaire sur les produits technologique qui ont changé la vie des individus. En 2013, en compagnie de Robert Kahn, Vint Cerf, Louis Pouzin et Tim Berners Lee, il a reçu le Queen Elizabeth Prize for Engineering, un prix qui récompense des innovations ayant engendré des changements radicaux pour le bien–être de l’humanité. Bref, pour les communautés d’Internet, comme pour la Reine d’Angleterre, il a presque le statut d’un saint.

Les idées, les avis, les raisonnements de ce techno intello irriguent les débats de la Silicon Valley. Il a tenu un blog régulièrement alimenté jusqu’en 2014, et partage presque tous les jours ses réflexions sur Twitter avec ses homologues technophiles et des journalistes, des relais essaimant quasiment sur toute la planète. Il chante invariablement les Carmina Burana de l’innovation, cet hymne à la disruption. Notamment il a pris position sur le débat le plus brûlant qui agite les économistes et les « founders » de la Silicon Valley : quels emplois vont remplacer ce flot des emplois disparus en raison de la robotique et de la numérisation ? Il abonde dans le sens de la vision optimiste déployée en 2013 par deux chercheurs du MIT, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (« Le deuxième âge de la machine, Ed Odile Jacob, 2015). Pour eux, la croissance exponentielle apportée par la révolution numérique ouvre des possibilités de transformations favorables pour nos sociétés. Certes, tous ces mouvements induisent une chute des emplois et la transformation des qualifications, mais dans cet incessant va et vient de destruction créatrice, les sociétés ont toujours su se relancer sur les outputs de la productivité et finissent pas « discipliner l’économie ». Il faut évidemment que les sociétés s’adaptent et sachent compter sur les points forts du capital humain : la créativité, l’innovation conceptuelle, la sensibilité artistique, autant de talents dans lesquels les algorithmes sont aussi maladroits que des poules. C’est exactement la pensée de Marc Andreessen : l’économie digitale fait muer la société vers un monde émancipé dans lequel apparaissent des emplois beaucoup moins pénibles que ceux d’autrefois, un monde qui favorise les échanges interpersonnels et les activités d’expression de soi – « Les principaux champs du comportement humain seront la culture, les arts, les sciences, la créativité, la philosophie, l’expérimentation, l’exploration et l’aventure », écrit-il abruptement dans son blog.

Qui est vraiment Marc Andreessen en regard du paysage intellectuel français ? Un Xavier Niel qui se piquerait d’être le philosophe de la multitude, et qui aurait à cœur de partager chaque jour ses méditations futuristes avec des milliers de twittos ? Un Frédéric Mazzella qui, loin d’être cantonné aux billets élogieux de la presse économique, intéresserait profondément les médias généralistes ? Entre ironie et admiration, la grande presse anglo-saxonne (The Financial Times, The New Yorker, The Wall Street Journal, The New York Times Magazine, etc.) a multiplié les articles sur le mentor de la Silicon Valley, l’anti-Paul Krugman par excellence ? Pour des Français, il apparaît plutôt comme le gars auquel on n’aurait jamais pensé.

 

1. Sur plusieurs aspects de cet article, nous avons utilisé l’excellent reportage de Tad Friend, « The Mind of Marc Andreessen », The New Yorker, 18 mai 2015