L’affaire Michel Combes edit

15 septembre 2015

De Juppé à Cambadélis, de Le Foll à Macron, du Medef à l’AMF, c’est haro sur Combes et sa rémunération indécente. Et chacun d’en appeler aux pandores, à la loi, et à la morale pour mettre un terme à cette obscène rémunération (13,7 millions d’euros sur 3 ans). On peut comprendre que l’opinion publique soit choquée par des rémunérations astronomiques gagnées en peu de temps par un manager brillant mais qui licencie, réduit la voilure et finit par céder l’entreprise à un concurrent. Le contraste est en effet violent avec la stagnation des salaires, les licenciements à flux continus, et l’attrition industrielle. On peut à l’inverse s’étonner qu’une telle rémunération suscite un scandale alors que la même semaine un jeune footballeur de 19 ans était cédé pour une somme comprise entre 80 et 95 millions d’euros. Dans un cas le caractère odieux d’une telle rémunération en temps de crise était souligné, la conversion en années de SMIC était sur toutes les bouches. Dans l’autre, on vantait le caractère très prometteur d’un joueur qui avait jusqu’ici marqué peu de buts.

Mais doit-on se résigner une fois encore au concert de critiques  politiques et à l’appel à légiférer ? Le rôle des responsables est-il de hurler avec les loups ou de faire la pédagogie du monde réel et d’user à bon escient de l’arme législative ? Le rôle des politiques est-il de fermer les yeux sur une débâcle industrielle et de s’époumoner sur une rémunération excessive ?

Une fois de plus on constate à quel point l’analyse industrielle est frivole, et à quel point aussi la culture de l’enrichissement individuel, du contrat et de l’autonomie de la gouvernance privée sont étrangers à notre culture politique.

De quoi s’agit-il en effet ? D’une rémunération qui comporte quatre éléments : les parts variables payés en titres + une clause de non concurrence suite au départ + un paquet de stocks options + une retraite chapeau, le tout ne se libérant que par tranches d’ici 2018 si le titre continue à performer.

Que reproche-t-on au juste à M. Combes ?

La première critique, celle du Medef, a varié dans le temps. Elle a d’abord porté sur la performance de Michel Combes à la tête de l’entreprise. En substance, on ne doit pas rémunérer l’échec industriel, selon Thibault Lanxade. La réponse à cette objection est triple. Si le commentaire est libre, c’est au Comité des rémunérations de juger de l’action de M. Combes sur la base des critères fixés. Faut-il rappeler ici qu’à son arrivée M. Combes a trouvé une entreprise en chute libre qui avait mis à l’encan ses brevets pour assurer ses fins de mois ? Par ailleurs, Thibault Lanxade, en temps que responsable patronal, ne dit rien de la chaîne de responsabilités qui a mené au naufrage final : défaillances de la gouvernance d’Alcatel, mode de cooptation des dirigeants, complaisance à répétition à l’égard de dirigeants faillis du Conseil d’administration… Enfin le gouvernement français a salué la constitution d’un champion européen de la 5G autour du couple Nokia-Alcatel et le président Hollande a félicité M. Combes pour son action. En d’autres termes, pour le gouvernement la performance de Combes est remarquable puisqu’il a libéré l’entreprise de l’emprise de Goldmann Sachs, commencé à restructurer une entreprise en pertes continues et parvenu à la marier à Nokia. Dans ces mêmes colonnes j’ai décrit la descente aux enfers d’Alcatel, la série d’erreurs stratégiques de l’ère Tchuruk, et la fusion-cession d’Alcatel naguère premier mondial de la commutation numérique. Ce déclin accéléré n’a guère ému ni le patronat, ni le gouvernement, ni les médias qui ont tous salué l’émergence d’un Airbus des Telecom !

Dans un deuxième temps Mme Parisot et le Medef ont fait valoir que la clause de non-concurrence n’était pas conforme au code AFEP-Medef. L’objection étonne : on rappellera simplement ici que les clauses de non-concurrence ont été inventées pour indemniser les mandataires sociaux qui renonçaient à leur contrat de travail tout en protégeant l’entreprise d’un passage à la concurrence du dirigeant retiré.

La critique de l’AMF est d’ordre légal : les clauses d’attribution du paquet Combes auraient été modifiées à la veille de son départ et la responsabilité en incomberait au président du Comité des rémunérations. Là aussi, les autorités légales auront à trancher. L’argument développé dans la presse n’est pourtant pas pleinement convainquant : modifier la forme de la clause d’attribution (critère de durée) était nécessaire puisque l’entreprise cessait d’exister après absorption par Nokia.

La critique syndicale est intéressante à un double titre : elle conteste l’appréciation boursière comme critère de performance et propose qu’on tienne compte aussi du nombre de licenciements. On notera d’abord que les syndicats ne revendiquent pas la généralisation des bonus et des intéressements en titres quand l’entreprise va bien. Et pas davantage ils ne plaident pour que des élus salariés aient leur mot à dire dans les conseils d’administration et dans les comités de rémunération. Mais s’agissant d’Alcatel, la performance se juge d’abord sur la capacité à éviter la faillite et donc des drames sociaux autrement plus importants, puis à redresser puis à trouver preneur. Sur ce triple registre, la performance de M. Combes est établie. La performance boursière n’est pas l’alpha et l’oméga de la réussite, mais c’est un élément incontournable de la valorisation de l’entreprise et c’est un point d’appui pour négocier les termes de la fusion. Du reste la critique entendue dans les milieux financiers est inverse : Combes aurait sacrifié la parité d’échange de titres, et donc la valorisation boursière, pour améliorer la dimension « nationale et sociale » du plan de cession, en plein accord avec le gouvernement.

La critique politique, telle que formulée, pour le gouvernement, par Stéphane Le Foll et Emmanuel Macron, et pour le parti au pouvoir par Jean-Christophe Cambadélis, pour l’opposition par Alain Juppé, est d’une grande indigence. Elle consiste à surfer sur des émois collectifs et à menacer de légiférer. Mais au nom de quoi, sur la base de quelle défaillance du marché, de quel principe de droit ? Y a-t-il défaillance des organes de gouvernance de l’entreprise ? Laquelle et à partir de quand ? Considère-t-on la rémunération des dirigeants comme une source de troubles sociaux, peut-on même parler d’un trouble manifeste à l’ordre public ? Poser ces questions, c’est relativiser la critique ! À l’inverse veut-on envoyer des signaux aux comités des rémunération sur les retraites chapeaux, sur les golden hello et autres golden parachutes, l’arme de la taxation fisco-sociale est d’une grande efficacité ; estime-t-on que le taux actuel de près de 70% est insuffisant ?

Mais allons plus loin : admettons qu’il est légitime pour l’Etat d’intervenir, que pourrait-il faire ?

Écartons d’emblée l’exemple donné à longueur de colonnes sur le blocage à 450 000 euros des rémunérations des dirigeants du secteur public. Par définition, c’est comme actionnaire public que l’Etat peut limiter les rémunérations des dirigeants, pas comme puissance régalienne faisant cesser un trouble à l’ordre public. Vouloir imposer un tel plafonnement à des entreprises privées serait contraire au principe de liberté contractuelle des entreprises privées. On objectera que le citoyen suisse a mis un terme aux excès des rémunérations patronales par référendum (initiative populaire de Thomas Minder). Certes il a interdit les golden hello et les golden parachutes, mais il n’a pas pu limiter la hausse des parts fixes, ce qui combiné avec les parts variables a continué à maintenir les salaires globaux.

Si la voie législative offre de minces recours, on pourrait imaginer un alourdissement supplémentaire de la taxation de ces montages financiers. Mais le précédent de la taxation à 75% des très hauts revenus censurée par le Conseil constitutionnel devrait faire réfléchir, le principe d’égalité devant l’impôt et la nécessité d’éviter le caractère confiscatoire de certaines formes excessives de taxation devrait brider l’ardeur de Bercy.

Reste la réforme constitutionnelle qui seule permettrait de limiter la liberté  contractuelle, d’ouvrir les vannes de la taxation et de prendre des mesures ad hoc contre les excès des rémunérations des grands patrons. Évoquer cette éventualité suffit à en montrer le caractère disproportionné par rapport aux enjeux.

Peut-on alors imaginer une solution qui, dans le respect du droit, prévient les excès, améliore la gouvernance et renforce les dispositifs d’auto-régulation ?

La solution trouvée le 11 septembre fournit un début de réponse.

Sous la pression du Medef et de l’AMF, le Conseil d’administration d’Alcatel-Lucent est revenu sur sa décision et a divisé par deux (7,9 millions d’euros) le paquet Combes. Ainsi après l’intervention du Haut Comité du gouvernement d’entreprise de l’AFEP-Medef et l’avis formulé par l’AMF, les primes de départ de M. Combes ont pu être recalculées, calibrées, adaptées. Le HCGE l’a fait en confirmant la justification de la clause de non-concurrence, quitte à la réviser à la baisse, il a surtout réduit la part de stock options du paquet Combes en gelant sa valeur aux 10 jours précédant son départ afin que le dirigeant ne bénéficie pas des valorisations ultérieures du titre. Le Conseil d’administration enfin a obtenu que Michel Combes reste en charge de l’exécution du projet de fusion jusqu’à sa réalisation, le départ du PDG vers d’autres aventures alors que l’entreprise était au milieu du gué ayant fait très mauvais effet.

Ayant obtenu dans de bonnes conditions son transfert chez Altice-SFR-Numericable, Michel Combes pourra changer de registre et être encore plus directement associé, en capitaliste plus qu’en salarié, à la création de valeur de l’empire Drahi, basé comme chacun sait hors de France. Nul doute alors que les rémunérations seront d’un autre ordre. Ce statut de dirigeant-capitaliste qui se cherche nécessitera, de la part du patronat et des pouvoirs publics, des réponses plus réfléchies.