Polanski : la Suisse est-elle coupable ? edit

8 octobre 2009

Les cinéastes français montent vite au créneau. Il fut un temps où ils défendaient très directement leur beefsteak, comme en témoignent les manifestations de rue autour des accords Blum-Byrnes, dans les années d’après-guerre. Avec le temps et la consolidation de leur aisance financière grâce aux obligations d’investissements des chaînes de télévision en faveur du cinéma ou aux miracles de l’avance sur recette, les ressorts des luttes de la cinématographie française ont changé. Sur la durée, une vraie corporation a ainsi émergé, ses membres, en raison de la puissance sans cesse accrue de leur clairon médiatique, trouvant des soutiens prestigieux et parfois même extérieurs à la profession quand l’occasion se présentait. Ainsi en va-t-il de l’affaire Polanski.

Il n’entre pas dans notre propos de porter un jugement sur les faits incriminés, mais d’observer les arguments invoqués par la confrérie suite à l’arrestation du cinéaste.

Il s’agirait d’abord d’un fait ancien. Aussi longtemps qu’il n’y a pas prescription des faits, il semble pourtant dans la logique du droit de poursuivre son action. Même remarque concernant l’âge. Y aurait-il un plafond au-delà duquel la personne responsable d’un crime serait en droit de se soustraire à la loi ? L’argument est là aussi curieux, et nous serions nombreux à nous offusquer s’il était opposé à la justice dans de très nombreux cas. Un vieux serait-il dès lors protégé des rigueurs de la loi parce que vieux ? Et qu’est-ce qu’un vieux ? Un vieux l’est-il pareillement au même âge sous toutes les latitudes ?

Même remarque, consternante celle-là pour tout républicain : la notoriété de l’intéressé invoquée cette fois par le ministre français de la Culture exprimant sa « stupeur » face à la procédure engagée à l’encontre d’un « réalisateur de cinéma de réputation internationale ». Cette qualité, à en croire Frédéric Mitterrand, exonérerait donc certaines personnes. A-t-on bien mesuré à quoi renvoie l’argument invoqué par le ministre qui a reçu le renfort de son collègue des Affaires étrangères, condamnant l’arrestation « d’un tel talent reconnu dans le monde entier » ? Plaiderait-on ouvertement pour une justice à deux vitesses ? La première concernerait le peuple, du petit délinquant au petit patron, et fonctionnerait sans égards particuliers. La seconde, qui serait une version élastique et édulcorée du code de procédure pénale, s’appliquerait aux personnalités mises en examen ayant du talent (quid de ceux qui n’en ont pas, ou pas suffisamment ?) disposant d’une solide exposition médiatique et jouissant d’une notoriété internationale.

Les deux ministres se sont ridiculisés en entonnant un étrange refrain qui laisse supposer que la justice française pourrait tenir compte, dans ses jugements, de critères pareillement ineptes. Dans ces propos, les justiciables viennent surtout de comprendre, au cas où ils ne l’auraient pas déjà appris à leurs dépens, que la justice française ne serait donc pas équitable, qu’elle resterait ce qu’en décrivait La Fontaine voilà 350 ans. À écouter encore Jack Lang, parlant lui d’un système de justice américain devenu « fou », appelant de ses vœux « une solidarité active (…) pour que la liberté soit rendue à ce grand créateur européen », on comprend que tant à droite qu’à gauche, en France, il est admis que les magistrats intègrent dans leurs jugements des paramètres qui font de la justice française une machine naturellement indulgente avec l’aristocratie de la notoriété.

Et puis, il y a la Suisse. Plongé en zone tempête, son exécutif, depuis presque un an, percute tous les récifs : affaire UBS, affaire Hannibal Khadafi, affaire Polanski. À quoi s’ajoutent des tiraillements au sein d’un gouvernement de coalition où chacun des sept ministres qui le composent joue, semble-t-il, en solo. Sur l’UBS, l’affaire est entendue et a été mal gérée. Le tsunami financier planétaire autorisait-il une politique plus délicate ? On peut regretter l’abandon d’une souveraineté bancaire, mais sans doute devait-on en passer par là pour rebondir, ce que la Suisse est en train de faire. Sur Khadafi, beaucoup se réjouissent qu’un chien fou ait été neutralisé comme doit l’être un chien fou : menottes, cellule de dégrisement et expulsion. Ni les Français, ni les Écossais, ni les Italiens, ni les Américains n’ont vraiment de leçons à donner, eux, dont les diplomaties souvent calamiteuses alternent coups de menton et veulerie. Au moins la Suisse, les Genevois plus précisément dans l’affaire Khadafi, auront rappelé que dans une démocratie, la loi s’applique à tous. Voilà qui éclaire peut-être l’arrestation de Roman Polanski lors de son arrivée à Zurich. Les réquisitoires ont plu dru, y compris dans la presse helvétique. « Amateurisme » pour certains, « manque de finesse » pour d’autres. D’autres invoquent l’archarnement pathologique d’un juge américain, au demeurant décédé en 1994, soit voilà 15 ans. Aurait-il laissé des consignes posthumes ? D’autres encore s’étonnent de ce que cette procédure ait été réactivée quand les prisons californiennes recrachaient les détenus faute de places. Depuis quand suspend-on les poursuites au motif que les prisons sont pleines ou les tribunaux surencombrés ?

Après avoir excipé d’une curieuse « extraterritorialité » dont bénéficieraient les festivals mais dont le droit international ne porte pas trace, les signataires se déclarent encore « indignés par cette arrestation et consterné par l’image désastreuse qu’elle donne de la Suisse ». Eventuellement désastreuse, ce qui reste encore à démontrer, mais aux yeux de qui ? Savent-ils seulement ces artistes citoyens que la Suisse répond chaque année à des dizaines de demandes d’expulsion, et que tout le monde s’en félicite quand il s’agit de Maurice Papon.

Là-dessus, une autre polémique a surgi. Les conseillers fédéraux se seraient marchés sur les pieds, l’un organisant à l’insu de l’autre un traquenard où Polanski serait tombé. De fait, sauf à célébrer la non connection des fichiers informatiques entre l’Office fédéral de la justice et les autorités cantonales ignorantes du mandat d’arrêt lancé en 2005 contre le cinéaste, on ne s’explique toujours pas comment ce dernier a pu acheter un chalet à Gstaad l’année suivante, et sans doute y venir régulièrement. Une chose est certaine : son cercle d’amis parisiens manquait d’avocats pour le conseiller. Chez les ministres suisses, les justifications vont bon train et, comme nous sommes en Suisse, parlent un langage incompréhensible de la plupart des Européens : « On ne peut pas traiter différemment les gens connus et ceux qui ne le sont pas. Cela, en Suisse, on l’accepte pas », vient de déclarer opportunément Micheline Calmy-Rey, ministre suisse du Département fédéral des Affaires étrangères. Quant à Pascal Couchepin, son supposé contradicteur au sein du gouvernement et chef de l’Office fédéral de la culture, il prend soin de préciser à propos de l’arrestation du cinéaste : « C’est un grand artiste, mais je défends d’abord l’état de droit, au nom de la civilisation ». À tort ricanerait-on des propos de la ministre (socialiste) suisse et de son confrère radical. La Suisse est un État souverain, voisin et ami qui n’a pas de leçon de démocratie ou de républicanisme à recevoir des Français. Les lois sont votés par le peuple qui, de surcroît, dispose du très enviable pouvoir de les initier directement, mécanisme souhaité par une bonne partie des Français et dont ils sont toujours privés. Même si elle n’est qu’une farce, la toute récente « votation citoyenne sur le statut de la poste » montre l’impatience des Français à prendre part au débat politique, comme s’y emploient les électeurs suisses tout au long de l’année. Si le propos de Calmy-Rey est éventuellement inaudible en France par Bernard Kouchner, son homologue français du quai d’Orsay, lui aussi piégé dans l’affaire Polanski, il est en revanche bien compris par la corporation cinématographique américaine, du moins si l’on en juge par les réactions d’incrédulité devant la fébrilité pétitionnaire germanopratine qu’ont relayées les grands quotidiens californiens.

À la faveur d’un fait grave et dont il faut espérer que toutes les parties sortent par le haut, il est dommage les cinéastes français aient choisi de réagir avant de penser. Au lieu de s’insurger mécaniquement comme ils ont appris à le faire dès qu’un des leurs tombe sous le coup de la loi, ils auraient dû s’informer. Noter par exemple qu’il ne s’agissait pas d’une vengeance personnelle, de la vindicte d’un juge égomaniaque décédé voilà 15 ans contre un cinéaste franco-polonais, mais de la simple réactivation d’une procédure rallumée semble-t-il à l’occasion d’une provocation, ce fameux film où la justice californienne serait ridiculisée. Ce faisant, nos cinéastes auraient évité à trois ministres français de débiter des âneries qui ne font qu’alimenter un populisme haineux dont on déplore par ailleurs les emballements. Mais quoi qu’il en soit, rien n’exonère de leurs responsabilités ces mêmes ministres, supposés maîtres de leurs nerfs et dominer l’horizon.

Pour finir, puisqu’il s’agit de populisme, observons que ce virus n’est pas signalé là où les hommes politiques et les personnalités s’appliquent à eux-mêmes les lois et les normes dont ils prêchent les vertus citoyennes. Enfin, il serait bienvenu que les journalistes suisses, manifestement très soucieux de l’image de leur pays dans l’esprit des procureurs américains, français ou libyens, cessent de se faire du mouron. La Suisse n’a que faire des juridictions d’opérette, et son amateurisme diplomatique, qui reste à démontrer, n’est pas plus pathétique que les rodomontades des grandes puissances ou de ce qu’il en reste.