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19 juillet 2016

La campagne sur le Brexit a remis au premier plan une question centrale en politique : la capacité d’un peuple à décider de son destin. Au-delà de ceux qui ont voté pour le Leave, le slogan Taking our country back touchait juste, parce qu’il traduisait à la fois un sentiment de déprise – un défaut de souveraineté – et un désir de reprise. On peut être sensible à ces questions sans être nationaliste ou se reconnaître dans le « souverainisme ». Mais réinvestir la question de la souveraineté ouvre directement sur une difficulté majeure : où se situe aujourd’hui cette absente si présente ?

La souveraineté est une notion fondamentale dans la philosophie politique moderne. Le principe de la souveraineté du peuple, formulé avec netteté par Rousseau, n’épuise pas sa définition, qui ouvre sur au moins deux dimensions complémentaires : la souveraineté des nations dans le cadre du droit international, et le pouvoir d’un État de frapper monnaie, lever l’impôt, arbitrer ses dépenses, et façonner son environnement économique.

Ces trois dimensions de la souveraineté sont consubstantielles à la démocratie moderne et à son institution centrale, l’État. Elles occupent une place privilégiée dans les représentations, dans les textes de référence, dans la conversation civique.

Bien entendu, il n’en existe pas de version chimiquement pure, et à aucun moment de l’histoire moderne une pleine souveraineté n’a existé en quelque domaine que ce soit. Les États-nations du XIXe siècle, qui en furent l’expression la plus aboutie dans l’ordre international, étaient pris dans le jeu de l’équilibre des puissances. Les crises de la dette souveraine sont aussi anciennes que la monnaie et rappellent l’autonomie toute relative dont jouissent les États dans leur politique monétaire et fiscale. Le peuple souverain, enfin, est obligé de remettre son pouvoir à des représentants sur lesquels il n’exerce qu’un contrôle ponctuel et limité.

Bref, si la souveraineté est un concept opératoire indispensable aux démocraties modernes, ce concept se dilue à l’épreuve de la réalité. Et depuis quelques décennies ce phénomène de dilution a incontestablement tendance à s’accentuer.

Dans les relations internationales, les puissances moyennes que sont la France et la Grande-Bretagne ont appris dès 1956 qu’elles n’avaient plus les moyens de mener une politique autonome. En ce début de XXIe siècle les grandes puissances – les États-Unis à l’échelle du globe, la Russie et la Chine dans leur étranger proche – ont du mal à se dépêtrer d’un ordre international qui s’impose à elles malgré ses faiblesses manifestes. Beijing en mer de Chine, Moscou en Ukraine et en Syrie, Washington au Proche-Orient ne s’affranchissent des règles communes ou de la volonté de leurs concurrents qu’en en payant le prix fort, et avec des résultats pour le moins mitigés. Les autres pays pratiquent au mieux une forme de neutralité, au pire ils font l’expérience d’une « souveraineté limitée » au sens de Leonid Brejnev. D’une manière générale l’interdépendance et l’hétéronomie s’imposent à tous.

En matière économique et financière, la mondialisation a changé la donne. Sur le plan industriel, l’internationalisation des chaînes de valeur a accru le pouvoir des firmes par rapport aux États et renforcé la tendance à la spécialisation des économies nationales, inscrivant d’emblée les choix économiques dans un contexte d’interdépendance. Cela peut amener des arbitrages douloureux : ainsi, la mort annoncée de la sidérurgie britannique (passée du reste depuis quelques années sous contrôle indien) procède à la fois de la chute des cours mondiaux liée aux surplus chinois et d’un arbitrage en faveur de l’industrie automobile et aéronautique britannique, qui bénéficie de la baisse des prix de l’acier. Le relèvement récent des droits de douane au niveau européen modifie les termes de cet arbitrage, mais il ne supprime pas la nécessité d’arbitrer, qui traduit simplement ceci : en matière industrielle, la Grande-Bretagne n’a plus la maîtrise de son destin. Elle est forcée de choisir – de faire des choix qui ne sont pas des arbitrages souverains, mais bien souvent des décisions sous contrainte, dictées par les conditions extérieures. Sur le plan financier et monétaire, la situation n’est pas meilleure : le pouvoir des marchés, d’un côté, la délégation de la politique monétaire à des institutions spécialisées, d’un autre côté, limitent considérablement la souveraineté des États. Même le « privilège exorbitant » du dollar est limité par le pouvoir concédé aux grands débiteurs et par le prix d’une guerre des changes.

Le peuple souverain, enfin, juge des grandes orientations prises au niveau national mais sa capacité de choix et de contrôle s’est considérablement réduite dans un monde enserré dans des normes et des prescriptions produites par des savoirs experts qui échappent désormais non pas seulement aux citoyens, mais à leurs représentants. Ajoutons à cela, dans les démocraties occidentales et singulièrement en Europe, la perte d’influence des États centraux au profit des collectivités territoriales. La logique de subsidiarité qui est indissociable de la construction européenne affaiblit naturellement les capitales, lieu de concentration symbolique de la souveraineté nationale, au profit des provinces et des métropoles régionales. On retrouve là encore une dilution de la souveraineté dans son acception classique, qui postule l’unité du peuple et la cohérence du pouvoir.

C’est dans ce contexte qu’il convient d’apprécier le débat sur le Brexit.

Les électeurs du Leave expriment d’abord le sentiment d’une dépossession, d’un défaut de souveraineté, qui est tout sauf fantasmatique. Le monde leur échappe, tout comme il échappe à leur pays, et comme leur pays échappe à leur État. Pire, le monde s’impose à eux et à leurs dirigeants. Tout simplement parce que, dans les soubresauts des crises financières, des conflits géopolitiques et des crises migratoires, le monde s’intègre, inexorablement. Les crises financières, les migrations et les conflits sont même le signe le plus tangible de cette intégration, qui ne va pas sans douleur. Les partisans du Brexit sont pour l’essentiel des perdants de la mondialisation, ou des retraités dont on peut comprendre la nostalgie pour une époque où la Grande-Bretagne pesait vraiment dans les affaires internationales.

Qu’ils n’aient pour la plupart pas connu cette époque est une autre histoire. Ce qu’ils ont connu, en revanche, c’est l’arrimage tardif du Royaume-Uni à la CEE (présentée d’abord comme un élargissement du marché national, et Londres s’est toujours tenue à cette vision) ; ce sont les progrès d’une intégration européenne dont la Grande-Bretagne a plus souvent qu’à son tour souhaité s’exempter (rabais britannique obtenu par Margaret Thatcher, refus de l’euro et de l’espace Schengen), et que la classe politique britannique n’a pas endossée comme ont pu le faire ses homologues continentales. Les Britanniques n’ont jamais adhéré à « l’histoire sainte » européenne, pour reprendre la formule de Thierry Pech, et ils font depuis le début l’expérience d’une Europe à la carte.

S’ils n’ont pas cultivé comme leurs voisins d’outre-Manche la chimère d’une « démondialisation », ils ont reporté sur l’Europe le plus clair de leur ressentiment. Et d’une certaine façon c’est parfaitement raisonnable. Un pays souffrant de son défaut de souveraineté ne peut sortir du monde, mais il lui est toujours possible de quitter une construction politique procédant non pas d'une évolution en profondeur de l'histoire mondiale, mais d’une série de choix, et donc par définition réversible. Que les coûts à venir du Brexit aient été sous-estimés, c’est une évidence ; mais n’est-ce pas justement une manifestation de la souveraineté que de ne pas s’arrêter aux coûts ? Les Britanniques sont donc, non sans panache, « entrés dans l’aventure », pour paraphraser un autre irréductible défenseur de la souveraineté de son pays. L’intendance suivra.

Tout le problème est qu’on peut difficilement adhérer à cette autre histoire sainte, celle d’un peuple britannique qui reprendrait, fièrement, sa liberté. Car la liberté en question ressemble fort à un noeud coulant et la souveraineté britannique, déjà à-demi étranglée, ne ressortira pas indemne de l’aventure.

Tout d’abord la fiction politique du peuple souverain s’est encore dégradée dans cette décision endossée à une faible majorité des votants, portée par 36% des électeurs, non assumée par ses principaux partisans et à laquelle s’opposaient les deux tiers du Parlement. Difficile de qualifier de souveraine une décision si mal instruite qu’un enjeu aussi fondamental que la possible sécession de l’Écosse ne soit apparu dans le débat public qu’au lendemain du scrutin. On se demande bien de quelle souveraineté procédera un Brexit auquel, ultime paradoxe, un Royaume-Uni potentiellement désireux de revenir en arrière pourrait être contraint par ses partenaires européens soucieux d’envoyer un signal fort à leurs propres peuples et à certains États-membres, sur le thème : « on vous respecte, mais les choix ont un coût ». Plus de rabais pour les Britanniques.

Ensuite, la question écossaise et le réveil annoncé de la question irlandaise en Ulster rappellent la fragilité des formes étatiques consacrées, celles-là même que les souverainistes souhaitent revivifier. On a longtemps associé à la construction européenne les velléités sécessionnistes de certaines provinces belges ou espagnoles. De fait, dans un continent pacifié et unifié le ciment des États se révèle plus friable. Mais dans le cas britannique on s’aperçoit que dans une certaine mesure c’est l’Europe qui servait de ciment, et que sans Europe le slogan Taking our country back est potentiellement ravageur. C’est la construction pluriséculaire de l’État britannique qui est ici en danger.

C’est que les États européens se sont édifiés en grande partie pour faire la guerre, et que les guerres qui ont déchiré le continent leur ont donné leur pertinence et leur cohérence. Aujourd’hui, si les Etats vacillent, c'est que les guerres sont économiques et que les cartes sont rebattues, car en la matière les États ne jouent pas à armes égales ; size matters, comme le titrait récemment The Economist. Si les cités-États très spécialisées ou de petits pays peuvent se jouer de la mondialisation, les instruments de la souveraineté économique ne sont pas accessibles aux économies moyennes. Trop petites pour jouer dans la cour des grands, trop grandes pour se faufiler dans les interstices des marchés mondiaux, elles ne sont pas en mesure de défendre les intérêts de leurs citoyens, ni comme travailleurs, ni comme consommateurs. Avec ses 65 millions d’habitants, la Grande-Bretagne ne peut se spécialiser aussi fortement que la Suisse ou Singapour. Son point fort, la finance, n’assurera pas d’emploi aux habitants des villes industrielles du Nord-Ouest. L’intégration industrielle et commerciale reste une nécessité. Mais le Royaume-Uni a perdu quelques atouts. En quittant l’UE, il abandonnera par exemple une partie de son pouvoir d’influence en matière de normalisation. Pour le dire en une phrase, la taille des sachets de thé britanniques continuera d’être décidée à Bruxelles, mais sans relais politique. Son pouvoir de négociation avec ses partenaires commerciaux se ressentira également de la sortie de l’Union : ce que l’on peut faire quand on compte 500 millions d’habitants, on ne peut le faire quand on est 65 millions. Dans ces conditions, la politique monétaire pourrait bien devenir la variable d’ajustement d’une Grande-Bretagne handicapée par un relèvement des barrières douanières de l’UE et par des choix de délocalisation de certaines multinationales. L’option complémentaire du dumping fiscal, envisagée sérieusement à Londres ces jours-ci, n’est pas sans risque pour les finances publiques et pour la coopération avec les Européens. Bref, les marges de manœuvre se réduisent et il est permis de douter sérieusement des effets du Brexit sur la souveraineté économique et financière britannique. La Grande-Bretagne risque de voir encore réduite sa capacité à choisir son destin.

La mauvaise nouvelle est que cela ne va pas s’améliorer, car dans le contexte de la mondialisation numérique les rapports de force sont de plus en plus déséquilibrés entre les États et les grandes multinationales. Un exemple tout récent : le « Privacy Shield », cet accord-cadre sur les transferts de données personnelles depuis le Vieux Continent vers les États-Unis, n’a été négociable dans de bonnes conditions qu’à l’échelle de l’Europe. De quel « bouclier de confidentialité » les citoyens britanniques bénéficieront-ils dans un futur où la maîtrise des données aura une importance cruciale ?

Le numérique accélère la mondialisation et la perte de souveraineté qui en découle, dans des domaines qui sont de plus en plus structurants en matière de vie publique ou de développement économique. Google et Facebook pourraient être définis comme de vastes services publics assurés à l’échelle mondiale, collectant une rente qui par son caractère universel s’apparente à une taxe. Les négociations avec ces géants s’annoncent compliquées et, comme en matière de commerce international, le poids des acteurs compte énormément. Les États jouent gros dans cette histoire : tant leurs ressources fiscales que leur capacité à protéger leurs citoyens seront déterminées par les rapports de force qu’ils pourront construire et les coalitions dans lesquelles ils pourront s’insérer.

Les Britanniques ne pourront jouer seuls, et c’est là que le bât blesse. Au lieu du partenariat entre égaux auquel ils viennent de renoncer, ils seront probablement conduits à devenir le partenaire junior dans des associations à géométrie variable, soit à la manière d’un 52e État américain, soit comme la cinquième roue du carrosse européen. On peut comprendre le regret de leur souveraineté perdue. Mais ils ne sont pas près de la retrouver.

Cet article est publié en partenariat avec la revue Esprit. Une version anglaise est parue en septembre dans le Green European Journal.