Le suspense espagnol. Chronique d’une campagne décisive edit

29 octobre 2015

Dans moins de deux mois, les Espagnols sont invités à renouveler leur chambre des Députés – les Cortés – et partie de leur Sénat (1). Depuis 1977, date des premières élections libres, jamais une élection n’est apparue aussi incertaine. En 1977, les dernières références remontaient à 1936… autant dire qu’elles ne valaient plus rien. Mais en 2015, les Espagnols voteront pour leurs onzième législature. On dispose donc d’une belle série de résultats qui dessinent à la fois une histoire et une géographie électorales (2). Mais les incertitudes liées à l’émergence de deux partis Podemos et Ciudadanos, l’un à gauche, l’autre au centre, perturbent tout pronostic. À ces premiers facteurs s’ajoutent ceux d’une société désorientée par la violence de la crise économique et par les détours de la politique catalane qui semble menacer tout simplement l’existence du pays Espagne tel qu’on le connaît aujourd’hui.

Un état politique des lieux est d’autant plus difficile à dresser que les sondages ne cessent de brouiller, publication après publication, les données. Actuellement, le Parti populaire (PP, droite) peut espérer arriver premier au soir des élections. Les estimations oscillent entre 24 et 28%. Traduites en sièges, on serait autour de 125-135 (sur 350 aux Cortés). Le PSOE (gauche modérée) est entre 20 et 24% – 85 à 110 sièges. Actuellement c’est Ciudadanos (C’s) qui profite, depuis l’excellent résultat aux élections régionales catalanes (18% des voix et première force politique constitutionnaliste), de sondages flatteurs. Le tout dernier place le parti centriste à égalité avec le PSOE (à 20%). Quant à Podemos, la décrue est amorcée : de 28% des intentions de vote en janvier, il est tombé à 13,5%.

Les sondeurs et les états-majors politiques savent que ces données ne sont fiables que dans une certaine mesure. Quand vous vous êtes aventurés sur des sables mouvants, leur cartographie se révèle hasardeuse et risquée. Or actuellement, la société espagnole est dans une zone de mutation de ses repères collectifs.

On sait que le scrutin est proportionnel mais dans le cadre de circonscriptions provinciales. Il est corrigé par un mécanisme de prime au parti majoritaire lié au système proportionnel utilisé : celui dit de loi d’Hondt. On compte 50 ciconscriptions. La circonscription la plus importante est Madrid (36 sièges), suivie de Barcelone (31 sièges). Viennent ensuite Valence (15), Séville et Alicante (12), Malaga (11), Murcie (10).  Soit au total 127 sièges répartis sur les sept plus circonscriptions les plus importantes.

Si l’on met de côté les deux exceptions des villes de Ceuta et Melilla (un député chacune), on compte 18 circonscriptions qui envoient soit deux (Soria), soit trois (8 provinces), soit quatre (9 provinces) élus à Madrid. Au total, un ensemble de 62 députés. Le calcul du PP et du PSOE est que dans ces circonscriptions rurales ou dominées par une ville moyenne (essentiellement au centre-nord du pays), ils se répartiront les sièges. Le vote utile dissuadera au dernier moment l’électeur conservateur attiré par C’s, inquiet d’une éventuelle défaite du PP ou mobilisera l’électeur de gauche tenté un temps par Podemos. Sur d’aussi faibles effectifs d’élus, il faut au moins 25% des voix pour emporter un siège. C’s ou Podemos pourront-ils vraiment mordre dans ces territoires ? Les deux grands partis historiques pensent que non. Ils ont sans doute raison même si, ici ou là, quelques surprises viendront marginalement corriger cette hégémonie.

Entre ces deux cas de figure, il reste 23 circonscriptions de 5 à 9 sièges pour un total de 159 sièges. Là aussi la bataille promet d’être féroce car toute perte ou tout gain changera vraiment la physionomie de la soirée électorale. Or certaines de ces circonscriptions (Bilbao avec ses 8 sièges, Saint-Sébastien avec 6, Tarragone et Gérone avec 6 chacune) sont le bastion de partis régionaux. Tant le Parti National Basque (PNV) que les nationalistes catalans sont certains d’emporter la majorité des sièges dans ces provinces.

Le PP a identifié les sept circonscriptions où il doit porter tout son effort de campagne : Madrid, Barcelone, Valence, Alicante, Murcie, Malaga et Séville. C’est là que la concurrence de C’s risque d’être sinon fatale au PP du moins dangereuse. Une extrapolation sur la base des résultats des municipales et des régionales de mai 2015 donne à C’s  33 députés dans ces fiefs. Le PP n’en obtiendrait que 32… quand en 2011 il en avait obtenu 62 ! Le PSOE dans ces mêmes circonscriptions avait fait élire 39 députés. Podemos, toujours d’après les scrutins de mai 2015, pourrait prétendre à 23 sièges.

Tous ces chiffres soulignent bien l’enjeu : comment partager 127 sièges non plus en quasiment deux mais en quatre ?

Les caractéristiques sociologiques de ces régions plaident pour ces nouveaux partis émergents. Le cas de Murcie, de Valence et de Madrid sont spectaculaires. En 2011, le PP écrase ses rivaux (8 sièges sur 10 à Murcie, 9 sur 15 à Valence, 19 sur 36 à Madrid). Si, en décembre, le PP réussit à faire passer 15 élus à Madrid, ce sera une réussite. À Valence, un récent sondage lui en accorde quatre ainsi qu’à Murcie.

Tous les voyants sont au rouge pour le PP de Mariano Rajoy. Mais ils ne sont guère plus prometteurs pour le PSOE de Pedro Sanchez, sauf si le vote utile joue plus à gauche qu’à droite.

C’est possible, car Podemos a désormais un problème de crédibilité – l’affaire grecque n’y est pas pour rien – mais aussi de leadership – Pablo Iglesias n’est plus l’homme qui fait rêver. Bien au contraire, il suscite de forts rejets à droite et à gauche.

Ciudadanos est la coqueluche du moment. Depuis le résultat du 27 septembre en Catalogne, Albert Rivera et ses troupes sont l’alternative au centre droit. L’ancien président Aznar le rappelait mettant en garde son successeur Rajoy : le vote de centre-droit n’est pas captif. De plus, Rivera, en plaidant pour le consensus autour de la constitution de 1978, récupère l’héritage politique d’Adolfo Suárez dont la mémoire, grandie encore depuis son décès en mars 2014, alimente une certaine nostalgie. Le centre en Espagne est une utopie qui a eu son incarnation entre 1976 et 1981. On a oublié depuis la manière dont l’Union du Centre Démocratique se délita lamentablement entre 1981 et 1982 et on ne veut plus se souvenir que du travail réalisé. On a oublié aussi la deuxième séquence de la vie politique d’Adolfo Suárez entre 1982 et 1991, où il tenta de faire de son parti un parti charnière et où ce rêve se fracassa sur les majorités absolues du PSOE. Cela dit, il existe un vrai tropisme espagnol pour le consensus, pour les politiques de négociation. Mariano Rajoy l’a un peu trop oublié dans le cas catalan. Le roi Philippe VI ne cesse de porter le message de la concorde et de l’unité dans ses interventions publiques.

Tel est l’état des lieux au lendemain de la dissolution du Parlement. Maintenant la pré-campagne puis la campagne va mettre à mal les nerfs des dirigeants et des militants. Tant le PP que le PSOE compte sur leur appareil politique pour écraser progressivement la concurrence. Le PP souhaiterait parvenir à faire élire 150 députés : seuil à partir duquel, il sera en position de force pour continuer à gouverner. Sous les 130, C’s pourrait bien exiger quelques concessions voire la tête de Mariano Rajoy. On commence à envisager l’hypothèse au sein du PP, même si tout le monde le démentira la main sur le cœur.

La véritable surprise pourrait venir du PSOE. Les conditions de la campagne se sont améliorées : le revers de Podemos en Catalogne et le recul de la gauche radicale dans les intentions de vote renforcent le PSOE malgré ses divisions et son programme vraiment flou (à l’exception de mesures « sociétales » comme la séparation de l’Église et de l’État, reprise d’un thème zapateriste à usage électoral…). Si le PSOE sauvait les meubles, c’est-à-dire s’il conserve ses 110 élus ou s’il progresse marginalement, il pourrait apparaître comme moins « carbonisé » que le PP. Une alliance PSOE-C’s ne serait pas alors inenvisageable. Et quand on connaît la dureté avec laquelle Mariano Rajoy entend traiter C’s et Albert Rivera, on se dit qu’il risque de creuser sa propre tombe. Car une campagne laisse des séquelles. Cependant la stratégie Rajoy peut aussi fonctionner : après huit ans de crise économique, il peut se prévaloir d’un chômage en baisse, d’une croissance forte (3,3% pour 2015) et peut vendre l’idée de « nous ou la crise ».

Car il n’y a pas le moindre doute que la campagne sera utile en ce qu’elle va faire bouger les lignes et que les deux grands partis partagent un objectif commun : freiner le plus possible l’arrivée de leurs outsiders. Pour cela, ils disposent d’un capital d’expérience et de mobilisation très supérieur à celui de leurs concurrents.

 

1. Le Sénat est composé de sénateurs élus directement à raison de 4 par provinces (il y a en 50) et de 66 sénateurs élus par les parlements régionaux (un par communauté autonome et un supplémentaire par tranche d’un million d’habitants). Aussi les équilibres au Sénat ont-ils déjà variés après les élections régionales de mai 2015. On comptait actuellement 160 sénateurs PP, 63 PSOE et le reste entre les différents partis régionaux.

2. Sur les dix scrutins précédents, le PSOE a obtenu une moyenne de presque 40% des voix avec un résultat historique de 48% en 1982 (202 sièges) et un plancher de 28% en 2011 (110) ; le PP a une moyenne de 36% avec un plus haut historique de 44,5% en 2011 (186 sièges) et un plus bas en 26% en 1989.