Espagne: la droite aux portes du pouvoir? edit

29 juin 2022

L’éclatant succès du Parti populaire aux élections régionales d’Andalousie le 19 juin 2022 est-il l’indice définitif d’une arrivée inéluctable de la droite au gouvernement national ?

Telle est la question qui obsède les analystes espagnols. Le cycle socialiste de Pedro Sánchez semble définitivement fragilisé. Popularité en berne, sondages mauvais, tensions dans la coalition gouvernementale, inquiétudes face à la brutale et inexorable détérioration économique : tous les voyants sont passés au rouge. Avec 24% des voix (contre 28% en 2018), et seulement 30 sièges sur 109, le PSOE andalou a subi un revers historique. Le PP a obtenu plus de 43% des voix (1,5 million contre 750 000 en 2018) et surtout une majorité absolue de 58 sièges sur 109, donnant au président sortant Juanma Moreno une liberté complète pour gouverner. Il n’a pas besoin du soutien des élus de Vox, évitant l’accusation des gauches d’une absence de cordon sanitaire entre la droite et l’extrême droite espagnoles. De ce point de vue, les élections du 19 juin sont un succès tactique complet pour le Parti populaire. S’agit-il pour autant d’un succès stratégique ?

L’Andalousie, terre sainte du socialisme espagnol

De 1982 à 2018, le PSOE a gouverné sans interruption la communauté autonome la plus peuplée d’Espagne. L’Andalousie est devenue le fief inexpugnable du socialisme démocratique et la fédération socialiste d’Andalousie, dont étaient issus Felipe González et Alfonso Guerra, le cœur nucléaire du parti. Tout un système de gouvernement – depuis le palais de San Telmo (siège de la présidence à Séville) jusqu’au plus reculé des villages – s’est progressivement mis en place. Mélange de paternalisme, de clientélisme mais aussi de modernisation administrative, le PSOE était devenu dans la région la version espagnole du Parti Révolutionnaire Institutionnel mexicain, comme le disaient les Andalous eux-mêmes !

La machine a longtemps fonctionné de manière efficace. De 1982 à 1990, le PSOE obtient une majorité absolue, comme en 1996, 2000, 2004, 2008. En 1994, dans un climat qui marquait l’effritement du gouvernement González, le PSOE perdait la majorité absolue mais restait en mesure de gouverner. En 2012, fait historique, le PP passait devant le PSOE (40,6% contre 39,5%) mais les socialistes purent conserver la maîtrise de l’exécutif régional, tout comme en 2015, en dépit d’un recul marqué (35,4%). Il faut attendre 2018 pour qu’une alternance ait lieu dans un nouveau rapport de forces inédit. En effet, le PSOE de Susana Díaz gagne les élections (27,9%) mais une coalition PP-Ciudadanos (20,7% et 18,2% respectivement) se forme avec le soutien sans participation des douze députés de Vox.

Dans une crise généralisée du système partisan espagnol, l’Andalousie a retardé la sanction au PSOE mais elle a fini par la connaître. Il faut dire que le climat politique et judiciaire s’était considérablement détérioré. Le PSOE a dû faire face à de graves accusations de détournement de fonds destinés à la lutte contre le chômage et les anciens présidents andalous Manuel Chaves et José Antonio Griñán ont dû affronter des procès fleuves et des condamnations très lourdes. Sur le plan politique, la fédération andalouse a, en 2017, pris fait et cause pour sa dirigeante Susana Díaz dans les primaires qui l’opposaient à Pedro Sánchez. Or ce fut lui qui, contre l’appareil, emporta le suffrage des militants. Il n’hésita pas à purger le PSOE andalou jusqu’à obtenir la tête de Susana Díaz. D’ailleurs, encore ces jours-ci, les soutiens de Sánchez imputent à l’héritage de Díaz le mauvais résultat électoral du 19 juin, dans une manœuvre assez grossière !

Si, en 2018, la mise sur pied d’un gouvernement de centre-droit pouvait représenter un évident revers pour les socialistes, ce succès semblait ne devoir être que temporaire. Juanma Moreno gouvernait sans majorité absolue, à la merci de Vox. Or le succès de Moreno, plus large que celui que les enquêtes d’opinion anticipaient, modifie la donne et accentue la crise du socialisme andalou. Les huit circonscriptions électorales andalouses constituaient un réservoir essentiel de voix et de sièges pour le PSOE. En novembre 2019, les socialistes obtenaient 25 des 61 sièges de la région (43 en octobre 1982 !). À l’évidence, le PP sera en position de force pour les prochaines élections : en disposant du gouvernement régional, il est en mesure de consolider sa présence et donc d’affaiblir durablement le PSOE.

L’Andalousie en cessant d’être socialiste menace tout l’écosystème électoral du PSOE. La terre sainte du socialisme espagnol a cessé d’exister…

Le PP recentré, arme anti-Vox?

Quand les rumeurs de dissolution du parlement andalou ont commencé à circuler fin 2021, l’équipe dirigeante du PP était celle de Pablo Casado (voir notre article sur les déchirures de la droite espagnole). Dans l’esprit de ces dirigeants, il s’agissait de mettre en place un steeple-chase électoral pour user le PSOE et le gouvernement Sánchez. Il fallait aussi profiter des faiblesses de Ciudadanos pour récupérer son électorat et redonner au PP cette position dominante au sein des droites. Le plan ne fonctionna pas complètement en Castille-Léon : le PP avait besoin de Vox pour gouverner et une coalition fut mise sur pied avec l’entrée de trois membres de Vox au sein de l’exécutif régional. Mais entre-temps, Pablo Casado et son secrétaire général Teodoro García Egea étaient balayés et le congrès du PP en avril adoubait le nouveau leader, le galicien Alberto Nuñez Feijóo.

De tempérament centriste, ayant remporté quatre majorités absolues en Galice (2009, 2013, 2016, 2020), Nuñez Feijóo incarne à la fois la force des baronnies territoriales et un recentrage du PP. Il entend sortir le parti du piège de Vox. Son projet consiste à ce que le PP soit la « maison commune » des électeurs de droite et il n’hésite pas à souligner ses divergences avec Vox. Elles sont fondamentales. Sur le plan politique, le PP est pro-européen et favorable au système des autonomies, là où Vox est eurosceptique et souverainiste et plaide pour une recentralisation. Culturellement, la droite de Feijóo ne veut pas passer pour réactionnaire quand Santiago Abascal, le leader de Vox, n’hésite pas à parler de « guerre culturelle ». D’ailleurs, dans la campagne andalouse, il avait invité Giorgia Meloni, la dirigeante de Fratelli d’Italia à prononcer un grand discours qui s’est retourné contre ses promoteurs. En fustigeant l’avortement, la culture de mort de l’Occident et en reprenant tous les thèmes de la révolution conservatrice, elle a stoppé net l’ascension de Vox dans les sondages.

Dépendre de Vox est le meilleur moyen de mobiliser l’électorat de gauche : Feijóo sait exactement comment le PSOE, dans une campagne nationale, utilisera, relayant les diatribes de Podemos et des partis régionalistes, utiliserait l’argument pour effrayer les électeurs. Or, le nouveau PP entend gagner les élections au centre (environ 150 000 électeurs socialistes ont voté PP en Andalousie ce 19 juin dernier). Jusqu’ici, cette équation est la bonne : tant à Madrid en mai 2021 qu’en Andalousie, le PP a réussi la prouesse de pouvoir se passer du soutien de Vox. En sera-t-il de même lors des élections générales, prévues au plus tard en 2023 ? La crise économique va-t-elle favoriser le PP qui, en 1996 et en 2011, l’avait emporté grâce à la promesse d’une politique de rétablissement ?

Jusqu’ici la ligne Feijóo est validée par les électeurs. Attention toutefois à ne pas surestimer le changement : les succès de Madrid et d’Andalousie doivent beaucoup au contexte régional et à la personnalité des candidats, Isabel Díaz Ayuso dans la capitale, Juanma Moreno Bonilla à Séville. En votant massivement pour le PP, madrilènes et andalous ont-ils voté pour des sigles ou pour des leaders extrêmement populaires et assez différents ? Quelle que soit la réponse à cette question, force est de constater que le PP convainc dans deux régions aux sociologies complètement différentes. D’où l’importance de ces bastions territoriaux pour construire, communautés par communautés, une majorité électorale nationale.

Le bipartisme de retour

L’autre enseignement du scrutin du 19 juin est l’effondrement des gauches alternatives. Divisées, elles ont concouru sous deux listes. Teresa Rodríguez, leader historique de Podemos en Andalousie, obtient un misérable 4,6% (2 sièges) quand en 2015, elle avait fait entrer le parti au parlement avec 15% des voix et 15 sièges et qu’en 2018, elle obtenait 16% des voix. Concurrencée par Por Andalucía (7,7% et 5 sièges), Teresa Rodríguez a payé cash la division des gauches. Cela complique singulièrement le panorama de la gauche « radicale » espagnole. Depuis le départ de Pablo Iglesias du gouvernement, en mars 2021, pour tenter sa chance lors des élections régionales de Madrid, Yolanda Díaz, vice-présidente du gouvernement et membre du Parti Communiste, s’active à recréer une nouvelle offre. Elle se heurte aux résistances des « historiques » de Podemos, notamment Irene Montero et Ione Belarra, membres, elles aussi du gouvernement. Cette confusion de la gauche radicale pénalise ses perspectives électorales.

Plus encore, les divergences manifestées au sein même du gouvernement (ainsi le sommet de l’OTAN à Madrid provoque-t-il des manifestations auxquelles participent certains responsables gouvernementaux tandis que la présidence du gouvernement entend en faire un succès diplomatique propre !) affaiblissent la cohérence du projet général des gauches. Pedro Sánchez doit affronter l’usure du pouvoir mais aussi le délitement de son projet premier de rassemblement des gauches.

Dans ces conditions, les vieux partis traditionnels montrent leur capacité de résilience. Le PP comme le PSOE disposent de relais institutionnels grâce à leur implantation locale qui les restaurent progressivement comme seules alternatives de gouvernement.

Les élections générales sont prévues au plus tard en novembre 2023. Quinze mois qui pourraient modifier bien des équilibres dans le monde instable qui nous entoure. Entre l’inflation qui menace les foyers et les incertitudes géopolitiques (augmentées en Espagne par le tournant marocain de sa diplomatie et la crise avec l’Algérie), l’environnement demeure volatile. Mais l’impression dominante est bien celle d’une fin de cycle et d’une réhabilitation électorale en cours du Parti populaire.