Les paradoxes de la lutte contre la déforestation edit

26 avril 2007

Les propositions se multiplient pour récompenser par des crédits carbone les réductions d'émission issues de la déforestation dans les pays en développement. Un tel mécanisme, mentionné comme une des options les plus prometteuses par le rapport Stern, ne pourrait entrer en vigueur que pour la deuxième période d’engagement, soit 2013-2017. Son efficacité reste à prouver, et il pourrait même se révéler contreproductif.

Le déboisement est essentiellement une affaire de pays tropicaux. Il est causé essentiellement par les changements d’usage des terres qui, dans certains cas, suivent l’exploitation forestière. Cette déforestation est cause de 20 à 25% des émissions de CO2 et de perte de biodiversité. Jusqu’à maintenant, seuls les projets de boisement sont éligibles au Mécanisme de Développement Propre (MDP), et ils constituent moins de 1% du total des projets MDP.

L’idée du mécanisme de ‘déforestation évitée’ est, en apparence, très simple. Il s’agit de déterminer un scénario de référence correspondant à un niveau de déforestation tendanciel dans un scénario d’inaction et de constater à l’issue de la période d’engagement la déforestation effective pour en déduire le bilan en terme de solde, positif ou négatif, d’émissions de CO2 par rapport au scénario de référence. Ainsi, les pays qui réduiraient leur taux de déforestation seraient rémunérés avec des crédits carbone. La plupart des propositions suggèrent que ces crédits soient échangeables dans le cadre des marchés de permis d’émission issus du protocole de Kyoto. Les pays bénéficieraient donc d’incitations financières s’ils réduisent leur taux de déforestation, mais ils ne perdraient rien s’ils n’y parviennent pas. L’adoption de ce mécanisme risquerait de se faire au détriment d’un des principes fondamentaux du protocole de Kyoto, l’additionnalité des réductions d’émissions par rapport à une situation d’inaction.

Pour fabriquer un scénario de référence, deux solutions peuvent être envisagées : adopter soit une référence fondée sur un taux de déforestation antérieur, soit une projection s’appuyant sur le scénario le plus probable en l’absence de mesures spécifiques pour réduire la déforestation. Les deux solutions sont porteuses de difficultés. Se référer au passé suppose que les trajectoires de déforestation des différents pays seront constantes dans le temps. Or, il y a peu de raisons pour qu’une telle hypothèse soit vérifiée. D’abord parce que les pays ont des taux de déboisement liés à leur niveau de développement et au point atteint dans la transition démographique, ou qui s’infléchissent sous l’effet de la raréfaction des forêts. En Indonésie et en Malaisie, les grandes forêts de plaine ont été massivement converties ces deux dernières décennies en plantations de palmiers à huile ou autres spéculations agricoles. Les grands massifs restants tendent à se situer dans les zones montagneuses ou dans des régions éloignées, plus coûteuses à exploiter et à convertir. C’est d’ailleurs à propos de tels pays que le mécanisme de déforestation évitée révèle ses premières faiblesses : qui pourrait comprendre que ces pays soient récompensés par des crédits carbone alors que le modèle de développement qu’ils ont suivi s’est accompagné d’une destruction à grande échelle des forêts naturelles parmi les plus riches du monde ? A l’opposé, les pays du Bassin du Congo connaissent des taux de déboisement relativement modestes, non grâce à une quelconque « bonne gouvernance », mais du fait d’un mauvais état des infrastructures et de la faible attractivité de cette région pour des investissements agricoles. Dans l’immense Congo-Kinshasa, le taux de déforestation annuel est de 0,26%, mais il ne fait guère de doute que si la situation politique se stabilise, la remise en état des infrastructures routières et la reprise d’investissements privés entraîneront une hausse de la déforestation – au moins à court terme.

Si l’on renonce à utiliser les données du passé, il faut tenter de prédire la déforestation future à partir de l’évolution anticipée d’un certain nombre de variables clés. Or, les taux de déboisement ne sont pas seulement influencés par des facteurs relativement prévisibles tels que la démographie ou les infrastructures routières. Ils le sont aussi par des phénomènes aléatoires comme les conflits (qui entraînent des migrations), les fluctuations des cours des grandes commodités agricoles, les changements de parité monétaire ou les variations climatiques (qui accroissent les risques d’incendie à grande échelle et influent fortement sur la déforestation). La fiabilité des scénarios prédictifs est donc limitée.

Pour contourner ces difficultés, certaines propositions envisagent simplement de fixer avec les gouvernements concernés un objectif quantifié à atteindre, et de les rémunérer en conséquence. Mais il y a grandes chances que, pour faire participer les pays du Sud, les objectifs alloués soient très généreux afin que soit forte la probabilité que le pays soit gagnant. Ce qui conduirait à une inflation des crédits carbone et ferait baisser la valeur des permis d’émission, affaiblissant encore plus le dispositif de Kyoto dont l’efficacité suppose un signal-prix élevé du carbone.

Une autre objection porte sur l’impossibilité d’imputer sans ambiguité à une politique publique un effet direct sur le taux de déforestation. Et plus précisément d’être en mesure de quantifier un tel effet indépendamment de variables qui ne dépendent pas des décisions des gouvernements (variation des prix agricoles, changements dans la structure des revenus…).

En outre, il est difficile de croire que, pour le bénéfice d’hypothétiques transferts financiers, les États vont décider d’adopter un certain nombre de mesures qui leur aliènerait le soutien politique de forces sociales favorisées avec constance, notamment les grands agro-industriels. Appliquer les lois – une mesure plutôt efficace – suppose de combattre efficacement la corruption. Si ce n’est pas fait, c’est qu’il y a divergence entre l’intérêt collectif et celui des gouvernants. Dès lors on voit mal ces dirigeants renoncer à une corruption dont ils bénéficient tous les jours, pour des crédits carbone qui ne leur seront versés que bien plus tard. Et si les gouvernants changent et que les nouveaux décident, par souci de l’intérêt général, de lutter contre la corruption, ils n’ont pas besoin de l’incitation de crédits carbone pour le faire. Finalement, l’attitude la plus rationnelle pour un gouvernement peu soucieux de l’intérêt collectif serait, d’abord, de négocier pour avoir le scénario de référence le plus favorable, c'est-à-dire celui qui prévoit un taux élevé de déforestation, puis, de… ne rien faire. En effet, si le résultat de la négociation a été fructueux, le gouvernement n’aura aucun intérêt à prendre des mesures coûteuses, alors qu’il peut avoir bon espoir d’être crédité de toute façon à l’issue de la période d’engagement, grâce au taux favorable qu’il aura négocié.

Le mécanisme de rémunération de la déforestation évitée risque de faire baisser encore le prix de la tonne de CO2 – ou de ponctionner des ressources financière rares si les crédits délivrés ne sont pas échangeables avec ceux issus des instruments de Kyoto – plutôt que d’avoir un impact réellement significatif sur la déforestation. Cela ne signifie pas qu’il faille se dispenser de s’attaquer à un ensemble d’‘incitations perverses’ engendrant la déforestation : subventions inappropriées pour certaines activités agricoles ou industrielles conduisant au déboisement, application des lois entravée par la corruption, systèmes judiciaires défaillants, régimes fiscaux et droit foncier inadaptés… En particulier, travailler avec les pays pour résoudre la question foncière afin d’offrir aux paysans une sécurité juridique et des droits plus exclusifs sur leurs terres, constitue un enjeu majeur pour l’avenir.