Pourquoi subventionner la participation des salariés au profit? edit

30 mars 2015

La France est de loin le pays qui accorde les aides fiscales et parafiscales les plus importantes aux mécanismes de partage du profit (mot qui désigne ici la participation légale, l’intéressement et l’abondement d’entreprise dans les PEE et les Perco, mais pas l’actionnariat salarié qui obéit partiellement à une autre logique). L’opinion publique a une vision plutôt positive de ces mécanismes et y voit, sans regarder en détail, des avantages à la fois pour les entreprises, pour les salariés et pour la collectivité. Mais devant les sommes mobilisées par la puissance publique, on doit s’interroger plus avant : y a-t-il vraiment un avantage pour tous les acteurs ? Et si oui, pourquoi le jeu naturel des négociations ne suffit-il pas à mettre ces mécanismes en place, sans une telle aide publique ?

Des flux très importants et un enjeu fiscal lourd
Les montants en jeu s’élèvent à 15,5 milliards d’euros, soit autour de 7% de la masse salariale versée à ceux qui perçoivent la participation. Le partage du profit est largement subventionné : exonération des charges sociales entreprise et salariés, exonération de l’IR pour les salariés qui acceptent d’immobiliser les sommes dans des fonds salariaux, et, depuis 2008, crédit d’impôt de 20% des sommes mises en participation pour les entreprises acceptant de rentrer dans un accord collectif. L’État a depuis quelques années repris une partie de l’avantage fiscal en instaurant le « forfait social », sorte de cotisation sociale patronale, qui est passé de 2% à 4% des sommes concernées, puis 8% et à présent 20%, sauf pour les PME qui en restent à un taux de 8% suite à la loi Macron.

Le coût total pour le budget s’élevait à 9,7 milliards en 2010, dernière année où l’on dispose de chiffres exhaustifs, une somme qui en fait une des très importantes « niches fiscales » prévues par notre fiscalité. En simulant ce que rapporte au Trésor la mise en place du forfait social à 20%, le total fait encore 7,3 milliards, montant qui doit être proche du coût fiscal et social cumulé pour l’année 2014. En clair, l’État paie la moitié de ce que touchent après tout impôt les salariés. C’est autant un mécanisme de partage du profit qu’un mécanisme de partage d’une aide fiscale.

Le partage du profit n’est pas un mécanisme unique à la France. La plupart des pays ont des mécanismes analogues. Mais ils sont en général de faibles montants. Beaucoup de pays préfèrent l’actionnariat salarial, dont l’Allemagne et particulièrement le Royaume-Uni qui y consacre des sommes budgétaires importantes. L’Italie est sur le schéma français et connaît une participation au profit importante, mais avec un coût public faible, ce qui est l’indice que l’incitation publique n’a pas forcément à être massive pour obtenir des résultats.

L’enjeu de la productivité
Les entreprises sont très favorables aux formules de partage du profit pour leurs salariés. Outre le levier fiscal, elles apprécient l’effet de motivation et de flexibilité.

La motivation viendrait de ce que le partage du profit donne aux salariés, à la différence d’un bonus individuel, un sentiment plus fort d’appartenance à une même communauté de travail. L’origine gaulliste de la mesure repose sur cet argument. Il s’agissait de renforcer l’idée d’une communauté d’intérêts entre salariés et patrons, de mettre du « liant » entre les partenaires sociaux, quand ceux-ci – il faut se rappeler les grandes grèves du début des années 60 – en restaient au mot d’ordre de « lutte des classes » dans les relations sociales. Plus de 50 ans après, l’objectif est-il atteint ? Certes, la conflictualité au travail a fortement décru, l’expression « lutte des classes » a disparu et les relations sociales sont moins virulentes. Mais c’est le cas dans tous les grands pays comparables, qui pourtant n’ont pas une telle aide publique au partage du profit. De plus, on peut questionner la création d’un consensus autour du projet d’entreprise : toutes les enquêtes conduites internationalement sur la satisfaction au travail, sur l’estime pour les responsables d’entreprise, sur la « confiance » au sens large, placent de façon répétée la France en queue de tous les pays comparables. Sauf à dire que sans la participation ce pourrait être pire, ce constat gêne clairement les tenants de ce mode de rémunération salariale, et en tout cas des efforts publics pour le promouvoir.

Les études confirment toutefois un effet positif sur la productivité. Mais avec deux restrictions : tout d’abord, l’effet est le plus fort pour les salariés les mieux payés et les plus proches de la décision. Elles montrent en effet que les formules de rémunération variable sont d’autant plus « incitatives » qu’elles reposent sur des éléments que le salarié, à son poste de travail, peut maîtriser. La rentabilité globale de l’entreprise n’est pas, sauf pour les dirigeants, une variable à son contrôle et l’effet mobilisateur devient alors assez faible. À preuve que les entreprises, laissées à elles-mêmes, préfèrent des formules de rémunération variable spécifiquement liées à la performance individuelle du salarié, même si elles génèrent d’autres biais. Ensuite, l’effet sur la productivité est d’autant plus fort aussi qu’il y a une bonne information et une réelle association des salariés au projet de l’entreprise et à la marche de ses affaires. Et au vrai, ce sont souvent ces éléments de gouvernance avec forte association des salariés (on pense au Mitbestimmung allemand) plus que la rémunération selon la performance collective qui stimulent la productivité.

La participation est également soutenue parce qu’elle introduit une certaine flexibilité dans les coûts, les salariés étant associés aux gains comme aux pertes de l’entreprise. C’est utile en période de reflux conjoncturel comme la France le vit à présent. Les chiffres français sur le coût du travail prennent mal en compte cet amortisseur important : un mois de participation en moins, cela fait une baisse de salaire de 8%. Il faut lire correctement ce second argument. Il signifie que le salarié se charge (faiblement bien sûr) d’un rôle d’assureur contre les aléas conjoncturels de l’entreprise. Sa rémunération intègre du risque capitaliste. Il n’est donc pas étonnant que la participation au profit soit la plus élevée dans les pays où il est moins facile de licencier, disons la France ou l’Italie par rapport aux États-Unis, ou les pays comme l’Allemagne qui régulent la flexibilité par un usage abondant du chômage partiel, ou comme aux États-Unis, par un chômage direct. Ceci pousse l’idée qu’il y a un « équilibre de risque » à ne pas dépasser pour les salariés. En particulier, étendre à l’excès les formules participatives peut jouer contre les efforts pour donner d’autres formes de flexibilité au marché du travail français.

Surtout, il semble avéré que la hausse de la part variable se fait au détriment de la part fixe, un point que relève le rapport de 2013 de l’Inspection générale des finances et de l’IGAS sur l’épargne salariale. C’est vrai pour la participation au profit comme pour les mécanismes d’incitation salariale individuels. Par exemple, la participation au profit a crû quatre fois plus vite que le total des salaires entre 1999 et 2007 (pour stagner depuis 2008). Or la part des salaires dans la valeur ajoutée est restée constante, voire a légèrement diminué, sur la dernière décennie. Autrement dit, la participation ne fait pas monter la part des salaires dans la valeur ajoutée ; elle s’impute complètement sur la part fixe plutôt que de mordre sur la part du profit. Ce calcul est délibérément fait par certaines grandes entreprises qui choisissent une politique de salaires fixes bas, couplée à un intéressement généreux, parfois immobilisé en actions de l’entreprise. Si les salariés sont heureux de toucher leur participation, combien préfèreraient toucher l’équivalent fixe de cette part variable, d’autant plus que cette part variable est plus risquée ? Cela va à l’encontre de l’intuition financière qui voudrait que la rémunération du salarié, c'est-à-dire le rendement du capital humain, s’accroisse en fonction du risque pris. La réalité est qu’il y a simultanément hausse du risque et baisse de la rémunération. Si on comprend l’intérêt des actionnaires pour ces formules, on voit moins pourquoi l’État devrait y contribuer à ce point.

Des effets de transferts incontrôlés
La participation au profit est souvent répartie selon des modalités qui répondent ni à la logique économique ni à l’équité. Elle bénéficie aux salariés et actionnaires des grandes entreprises plutôt que des petites (d’où l’ajustement porté par la loi Macron). On le voit sur tableau suivant qui montre la part des entreprises recourant aux formules de partage du profit selon la taille.

Elle bénéficie aux gros salaires plutôt qu’aux petits, largement en résultat de l’effet de taille d’entreprise précédemment cité.  De même aux entreprises dans des secteurs à forte productivité du travail et donc ayant une forte part des profits dans la valeur ajoutée. Ce risque d’iniquité sectorielle avait bien été vu à l’origine par les concepteurs de la participation légale. Ainsi, la formule gaulliste introduit un facteur correctif (la part des salaires dans la valeur ajoutée) pour éviter de trop défavoriser les salariés des entreprises à faible productivité du travail. Mais rien de tel dans l’intéressement qui est à la main des entreprises. Les raffineries de pétrole, qui ont une productivité extrêmement élevée, ont une participation plutôt basse (la formule gaulliste corrige trop) mais par contre bénéficient d’un intéressement particulièrement abondant. Le secteur du transport, très intense en main d’œuvre, voit l’effet inverse.

Ces transferts ne poseraient nul problème particulier s’ils n’étaient favorisés par l’argent public. S’il est possible de trouver des mécanismes correctifs, ce serait au prix d’une moindre lisibilité des schémas et passerait, dans le cas de l’intéressement, par un encadrement règlementaire contraire à l’esprit de ce mécanisme, qu’on veut laisser à la main des partenaires sociaux dans l’entreprise.

D’autres arguments en faveur de l’intervention publique?
On justifie l’aide publique en faisant appel à des éléments d’externalités, c'est-à-dire des pertes ou des gains pour la collectivité à laisser le libre jeu des relations contractuelles. Outre l’argument de réduction de la défiance sociale vu plus haut, on invoque le fait que les mécanismes de partage du profit aident à la constitution d’une épargne longue, qui serait négligée par les salariés sans ce coup de pouce. De fait, l’avantage fiscal pour le salarié est la contrepartie d’une obligation d’immobiliser un certain nombre d’années les montants perçus. Mais les gouvernements ont toujours su prendre des mesures, à des fins conjoncturelles, visant à permettre une libération immédiate des fonds de participation. Ce faisant, à rendre « liquide » la participation, on la fait ressembler de plus en plus à un « bonus » assis sur les résultats de l’entreprise, et donc tout à fait justifiable d’une imposition standard.

À l’origine, on encourageait à ce que ces fonds soient investis dans l’entreprise elle-même, couplant l’avantage de l’épargne longue à celui d’un renfort financier de l’entreprise. Cela pose la question importante de l’affectation des sommes issues de la participation. Elle a deux aspects partiellement contradictoires : d’un point de vue patrimonial, placer les sommes au sein de l’entreprise, quelles qu’en soient les supports (titres de dette, actions), va contre le principe de diversification et de réduction du risque. Le salarié met déjà dans l’entreprise son capital humain; faut-il qu’il double la mise via son capital financier, et donc qu’il perde doublement en cas de faillite de l’entreprise ? En témoigne le fait que les salariés les mieux payés et les mieux éduqués retiennent de préférence des formules de placement de leur participation en actifs financiers indépendants de leur entreprise. Ce sont les salariés du rang, ceux qui sont les plus à risque, qui suivent l’injonction de placement interne. C’est une problématique importante dans l’élargissement aux PME des mécanismes de partage du profit. En sens inverse, l’actionnariat salarial s’accompagne en général d’une gouvernance différente au sein de l’entreprise : participation au conseil d'administration, partage de l’information financière et association plus forte à la gestion. Pour beaucoup d’entreprises, même non cotées sur un marché boursier, cet effet « participatif », s’il s’accompagne des bonnes mesures en matière d’information et de gouvernance, compense l’effet de prise de risque accru. La question de l’actionnariat salarial se pose donc différemment de celle de la participation au profit.

La crise est l’occasion unique de rebattre certaines cartes. L’effet de l’appui public sur la formation des salaires est ambivalent et s’accompagne d’effets mal contrôlés, jouant plutôt à accroître les salaires les plus élevés relativement aux plus bas. On a du mal à justifier l’engagement de telles sommes, sinon sur des cibles différentes, notamment en faveur des PME plutôt que des grandes entreprises. Puisqu’il s’agit principalement d’une aide aux entreprises, elle peut passer par d’autres canaux, plus lisibles pour tous, telle une réduction du taux d’impôt sur les sociétés. Côté gouvernement, ce sujet du partage du profit doit faire l’objet d’un débat de nature politique et ne plus être confiné à un grignotage fiscal subreptice via la hausse du forfait social lors des lois de finances. Quant au monde de l’entreprise, si prompt à vanter les vertus du « moins d’État », il n’a plus à l’appeler sur cette fonction de politique salariale qu’il est capable d’assurer lui-même.

(S'adresser à l'auteur pour références et chiffres détaillés.)