12,5%, ou le Parlement impossible edit

7 avril 2021

Qui se rappelle encore le taux d’abstention aux élections législatives de 2017 ? Il mérite pourtant qu’on s’en souvienne : 51,3%, un niveau record. Et ce chiffre est particulièrement spectaculaire quand on le compare à celui de l’abstention aux élections présidentielles. Entre 1965 et 2017, l’abstention à l’élection présidentielle est passée de 15,2% à 21,3%, soit une augmentation de 6,1 points, tandis qu’aux élections législatives elle est passée de 18,9% à 51,3% soit une augmentation de 32,4 points, entre 1967 et 2017 (tableau 1) !

Quel est le problème spécifique que posent les élections législatives ? De réforme en réforme, celles-ci sont devenues un appendice de l’élection-reine, la présidentielle : une élection de confirmation, une simple formalité. Le passage du septennat au quinquennat pour le mandat présidentiel, soit une durée équivalente au mandat législatif, et l’inversion du calendrier électoral qui place la présidentielle avant les législatives, ont vidé cette consultation de son autonomie politique. Les électeurs ont cessé progressivement de s’intéresser à ces élections parce qu’elles sont à ce point couplées à l’élection présidentielle, qu’elles en sont devenues, aux yeux de nombre d’entre eux, une consultation inutile. Cette évolution est très inquiétante parce qu’elle contribue à affaiblir la démocratie représentative et les partis politiques qui en organisent le fonctionnement.

Tableau 1. Écarts de l’abstention entre les élections législatives et l’élection présidentielle précédente depuis 1965

Et puis il y a une règle peu connue du grand public, qui vide encore plus les législatives de leur intérêt politique, qui fixe un seuil de 12,5% des suffrages des électeurs inscrits qu’un candidat doit obtenir au premier tour, pour pouvoir se maintenir au second. Quand l’abstention dépasse les 50%, cela veut dire qu’il faut faire un score de plus de 25%, pour pouvoir se maintenir. Mission impossible !

Si les élections législatives de 2017 ont enregistré une abstention record au premier tour, le phénomène s’est encore accentué au second, avec 57,4%. L’écart entre les premiers tours de 2012 et 2017 est de 8,5 points alors qu’il est de 12,8 points entre les seconds tours de ces deux consultations. Comment expliquer un tel phénomène ? Une partie de la réponse se trouve dans les effets du seuil de 12,5% des électeurs inscrits pour la qualification pour le second tour.

Les effets de ce seuil se sont radicalement transformés avec l’augmentation de l’abstention. Au début de la Vème République, lors de l’instauration du mode de scrutin majoritaire à deux tours, le législateur avait retenu un seuil de 5% des suffrages exprimés pour pouvoir se maintenir au second tour. En 1966, ce seuil avait été porté à 10% des électeurs inscrits pour favoriser la bipolarisation, puis augmenté pour les mêmes raisons à 12,5% des inscrits en 1976. Les effets de cette augmentation n’étaient pas encore considérables à cette époque dans la mesure où, en 1978, aux élections législatives, l’abstention n’était que de 16,8%. Il fallait donc obtenir au moins 15% des suffrages exprimés pour être qualifié, pourcentage déjà important, mais atteignable. En revanche, en 2017, avec une abstention de 51%, il fallait obtenir au moins 26% des suffrages exprimés. Dans un système partisan fragmenté comme il l’est aujourd’hui, c’est un seuil impossible à atteindre pour la plupart des candidats. Les chiffres l’attestent, 6700 des 7877 candidats ont été éliminés dès le premier tour. Surtout, il n’y a que 98 circonscriptions métropolitaines sur 539, où deux candidats ont réussi à atteindre ce seuil.

C’est là qu’intervient une autre règle pour qu’il y ait un second tour. Elle prévoit que les deux candidats arrivés en tête sont qualifiés, même s’ils n’ont pas franchi le seuil de 12,5%, pour organiser un second tour concurrentiel. Dans 385 circonscriptions, un seul candidat a atteint le seuil de 12,5% des inscrits, et dans 54 circonscriptions, aucun !

Le tableau 2 présente les résultats des différents partis en fonction des électeurs inscrits et des suffrages exprimés en 2017. Il montre clairement que ce seuil de 12,5% n’est plus adapté à la situation actuelle. Seule l’alliance LREM Modem, a franchi ce seuil au niveau national, et encore de justesse.

Tableau 2. Résultats des élections législatives de 2017 sur les inscrits et les exprimés. France entière

Ce seuil doit être révisé pour deux raisons. La première est que la règle qui qualifie automatiquement les deux candidats arrivés en tête, ne devrait s’appliquer qu’exceptionnellement. Or ce seuil ne pourrait permettre d’organiser un second tour que dans 18% des circonscriptions. La plupart des candidats des grandes formations politiques ne franchissent pas ce seuil. Ainsi, parmi les 62 candidats de la France insoumise qui ont pu concourir au second tour, trois seulement ont franchi le seuil. Sur les 110 candidats du Front national présents au second tour, seulement 14 sont dans ce cas.

La seconde raison est que ce seuil impose aujourd’hui, dans toutes les circonscriptions, des duels. Il n’y a que deux circonscriptions dans lesquelles trois candidats ont réussi à se qualifier en 2017.  Cette élimination massive des candidats explique, pour une large part, l’augmentation de l’abstention d’un tour à l’autre. L’effet de seuil empêche une diversité de choix au second tour, et rend inutile la négociation d’alliances entre les deux tours. La règle de l’élection présidentielle impose à l’électeur de choisir au second tour entre deux candidats. Les législatives devraient permettre un choix plus nuancé, grâce à des triangulaires ou des quadrangulaires, ou des alliances impliquant des retraits, de façon à obtenir une meilleure représentativité des sensibilités politiques au Parlement. Ce n’est pas le cas. Et le prochain Parlement, issu des élections de 2022, risque d’être encore plus déséquilibré que celui de 2017, inapte à représenter la distribution des volontés politiques des citoyens français.

Il est temps de ramener ce seuil à 10% des suffrages exprimés comme pour les élections municipales et régionales, d’autant que l’abstention pourrait encore augmenter lors des élections législatives de 2022. La bipolarisation ne s’obtient pas au forceps. Un Parlement doit représenter les sensibilités et les aspirations de la grande majorité des électeurs. Sinon la désaffection à l’égard de la démocratie représentative ne peut que s’aggraver. Le scrutin majoritaire à deux tours avec un seuil de 12,5% des inscrits déforme de manière excessive la représentation des opinions. A défaut de modifier le mode de scrutin en instillant une dose de proportionnelle, il faudrait au moins modifier le seuil de 12,5%, dont les effets sont délétères. C’est une réforme simple, qui aura sans aucun doute l’assentiment de la plupart des formations politiques, et qui donnera aux Français le sentiment d’être un peu mieux représentés.