Trois leçons des manifestations polonaises edit

2 décembre 2020

Les grandes manifestations que connaît la Pologne depuis la fin du mois d’octobre à la suite de la décision du Tribunal constitutionnel d’interdire le recours à l’IVG en cas de malformation grave affectant le fœtus sont le dernier rebond d’une actualité politique nationale riche et mouvementée depuis le début de l’été.

En effet, après les élections présidentielles de juin et juillet qui reconduit le mandat du président Andrzej Duda et de son parti conservateur, le PiS (Parti Droit et Justice), la Pologne s’est engagée dans un nouveau bras de fer en bloquant avec la Hongrie l’adoption du budget européen pour 2021-2027. Le conditionnement du déblocage de fonds structurels au respect de l’État de droit suscite l’indignation du gouvernement polonais, qui s’y oppose catégoriquement. En effet, cette mesure risque de priver le pays de son statut de premier bénéficiaire des fonds structurels européens (plus de 86 milliards d’euros versés sur 2014-2020), en raison de ses nombreuses condamnations par la Cour de Justice de l’Union européenne (UE) et du déclenchement de la procédure de sanctions de l’article 7 du traité sur l’UE pour non-respect des valeurs fondamentales communautaires.

Dans le même temps, au moment de fêter les quarante ans de la naissance du mouvement de résistance civile mené par le syndicat Solidarnosc, la Pologne est en crise profonde. Le pays connaît tout d’abord une crise identitaire avec son référent culturel principal, l’Église catholique, qui paraît plus éloigné que jamais des préoccupations d’une part croissante des Polonais et voit son rôle dans la société remis en question, parfois violemment. La Pologne est également en crise politique puisque la conduite du pouvoir de plus en plus autoritaire et répressive du PiS conduit à un antagonisme exacerbé avec l’opposition traditionnelle et les manifestants contre la restriction du droit à l’avortement. Et, comme le reste de l’Europe et du monde, une crise sanitaire sévit dans le pays avec la diffusion exponentielle de la deuxième vague de la Covid – le nombre de décès dus à l’épidémie en Pologne à la fin novembre est par exemple deux fois plus élevé que celui de la France.

Cet article propose d’étudier les raisons de la protestation massive qui affecte le pays pour défendre le droit à l’avortement et d’en tirer trois leçons sur la Pologne d’aujourd’hui.

Un pays à rebours de ses voisins européens sur la question de l’avortement

Au contraire de la plupart des pays de l’Union européenne où le droit à l’avortement fait l’objet d’un accès toujours plus libre, comme par exemple en France, la Pologne nage à contre-courant. En effet, la Pologne a autorisé l’IVG pour raison médicale particulièrement grave en 1932, durant l’entre-deux-guerres, puis adopté en 1956 sous l’ère communiste une loi libéralisant l’avortement comme dans la plupart des pays du bloc soviétique en l’étendant aux cas de détresse sociale de la future mère. En comparaison, en France, l’avortement a été interdit en 1920 et l’est resté jusqu’à la loi Veil de 1975.

Cependant, en parallèle au retour de la Pologne vers la démocratie à la fin des années 1980, les femmes du pays ont connu une régression de l’accès à l’avortement quand leurs consœurs européennes continuaient d’élargir le leur. Ainsi, trois ans après la chute du pouvoir communiste en 1993, le gouvernement adopte une loi restreignant la possibilité d’avorter à seulement trois cas : en cas de danger pour la vie de la mère, de malformation grave du fœtus ou de grossesse résultant d’un acte illégal. Suivant cette réforme, le nombre d’avortements pratiqués dans les hôpitaux publics en Pologne chute, d’environ 60 000 en 1990 à moins de 800 en 1994, puis 1 000 dans les années 2010[1]. Dans le même temps, les avortements illégaux seraient compris entre 80 000 et 180 000 par an en 2010[2]. Depuis cette loi, plusieurs projets législatifs pour limiter à nouveau le droit à l’avortement ont été proposés sans succès par le PiS afin d’exclure le recours à l’IVG en cas de malformation grave du fœtus, comme en 2016 et 2018, faisant peser de nouvelles restrictions.  

La décision controversée du Tribunal constitutionnel d’octobre 2020

Le dernier coup d’éclat en date sur le sujet a eu lieu avec la décision du Tribunal constitutionnel polonais du 22 octobre dernier jugeant inconstitutionnel l’article de la loi de 1993 autorisant l’avortement en cas de malformation grave du fœtus. L’instance judiciaire a ainsi interdit de droit l’accès à l’avortement car, en cas d’application de cette décision, plus de 96% des avortements légaux encore pratiqués dans le pays ne pourraient plus avoir lieu. En réaction, d’importantes manifestations ont eu lieu dans l’ensemble du pays, rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes dans plus de 150 villes, dont 100 000 dans la seule capitale, Varsovie. Ces rassemblements visaient d’abord à dénoncer la décision du Tribunal constitutionnel, vécue comme une nouvelle restriction considérable aux droits des femmes, mais ils ont également pris une dimension contestataire vis-à-vis du PiS, parti au pouvoir depuis 2015, et du rôle que joue l’Église catholique dans la politique nationale. La majorité des personne qui ont défilé n’était pas constituée d’opposants au PiS, comme l’électorat du parti Plateforme civique d’où est originaire le maire de Varsovie et candidat malheureux à l’élection présidentielle de juin 2020, Rafal Trzaskowski, mais d’une population jeune et éduquée qui s’était tenue jusque-là le plus souvent éloignée de l’arène politique. De plus, la contestation a même atteint les rangs du PiS, dont seule la frange la plus conservatrice soutient désormais la décision du Tribunal. Ainsi, les manifestations ont beaucoup rassemblé au sein des villes périphériques traditionnellement fidèles au PiS. C’est par exemple le cas à Lublin, 9ème plus grande ville du pays, où le PiS fait traditionnellement de très bons scores, comme à la dernière présidentielle où le Président Andrzej Duda était en tête dès le premier tour.

Cette contestation massive, qui a même atteint la majorité parlementaire, a finalement conduit début novembre le gouvernement à repousser à une date indéfinie la publication dans le journal officiel de l’arrêt du Tribunal condamnant l’avortement, bloquant ainsi son entrée en vigueur. Le PiS a également perdu beaucoup de son soutien populaire avec cette affaire, certains sondages estimant même cette baisse à presque dix points depuis mi-octobre 2020, avec une popularité du parti estimée à 30% début novembre.[3]

Les trois leçons de ces manifestations

À la lumière de ces derniers événements, on peut essayer de tirer trois leçons principales pour la Pologne contemporaine.

Tout d’abord, une nouvelle opposition est en train d’émerger face à l’emprise croissante du PiS sur la politique et la société polonaises. Cette opposition apparaît moins de nature politique, comme les manifestations précédentes de l’opposition de la Plateforme civique, que sociétale avec la fédération d’une grande partie de la population polonaise autour d’une question qui transcende les divisions politiques, ici l’avortement. Cette résurgence d’un grand mouvement de contestation sociétal en 2020 résonne avec la création et les premières grandes manifestations du syndicat Solidarnosc en 1980. A l’époque, la protestation débutée avec les seuls ouvriers des chantiers navals de Gdansk avait réussi à fédérer une grande partie des Polonais, conduisant à l’instauration de l’état de siège en 1981, puis à une transition politique pacifique à la fin des années 1980. Si la remise en cause politique du PiS n’a pas encore donné de succès particulièrement éclatant, comme lors de l’élection présidentielle que le maire de Varsovie a perdu de justesse face au président sortant, la relève est aujourd’hui incarnée par la rue polonaise, dont le succès va dépendre de sa capacité à continuer la mobilisation et à impulser un nouvel effet d’entraînement au débat public en Pologne. Les prochaines semaines vont donc être décisives pour le futur du mouvement : va-t-il s’essouffler et la Plateforme civique hériter de son combat social ? va-t-il prendre une tournure plus politique et provoquer une crise gouvernementale, voire de prochaines élections ? Toutes les options sont aujourd’hui sur la table.

Ces manifestations montrent également les limites de l’emprise traditionnellement forte de l’Église catholique sur la société polonaise. Si une frange conservatrice importante de la société continue à supporter son interventionnisme dans la vie publique nationale, en souvenir du rôle émancipateur du catholicisme dans la lutte du peuple polonais contre le tsarisme et le communisme, son importance décroît avec les années en suivant une tendance paneuropéenne. Si cette tendance à la laïcisation de la société est moindre en Pologne avec une Église qui demeure particulièrement impliquée dans la vie quotidienne, notamment par son œuvre éducative et son influence politique via le PiS, les manifestations de l’automne ont vu se briser un tabou quand des militants pro-choix ont interrompu des services religieux et s’en sont pris à des églises. En effet, si le catholicisme demeure la religion officielle de plus de 87% des Polonais, moins de la moitié de la population aurait aujourd’hui une vision positive de l’Église en Pologne[4]. Le parti au pouvoir se fait le principal défenseur de la cause religieuse dans le pays, revendiquant haut et fort sa volonté de préserver l’identité nationale polonaise, forcément catholique, et d’assister l’Église dans ses revendications sociales, comme sur la question de l’avortement. Cependant, cette force religieuse pourrait aussi être source d’affaiblissement pour l’Église, notamment en cas d’alternance politique où son soutien passé au PiS serait un facteur important de discorde avec le nouveau gouvernement.

D’un point de vue moins évoqué mais plus inquiétant, la décision du Tribunal constitutionnel polonais confirme que les multiples tentatives du PiS de contrôler la justice, condamnées plusieurs fois par la Cour de Justice de l’UE, ont fini par donner leurs fruits. L’État de droit en Pologne paraît donc de plus en plus menacé et à la merci des prochaines décisions de l’instance constitutionnelle dans les domaines politique et des libertés individuelles. Si le droit continue bien à encadrer la vie des Polonais, il n’est plus pour autant synonyme de défense des libertés personnelles comme l’a démontré l’interdiction de l’avortement, dénotant du rapprochement de la Pologne d’un système dit d’État par le droit plutôt que d’État de droit. Les citoyens polonais ne sont ainsi plus protégés des possibles dérives de la puissance publique par le pouvoir judiciaire, mais rendus encore plus vulnérables par le rapprochement des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sous la tutelle du PiS ; éloignant d’autant le principe de séparation des pouvoirs, gage d’État de droit. Il faut donc s’attendre dans les prochaines années à une multiplication des prises de position polémiques du Tribunal constitutionnel sur des sujets sensibles, qui provoqueront à nouveau la colère de beaucoup de Polonais. De plus, cette situation risque de durer même au-delà de la période de gouvernement du PiS, puisque 14 des 15 juges du Tribunal ont été nommés par ce parti depuis 2015 pour un mandat de 9 ans et seront donc renouvelés progressivement à partir de 2024. Quoi qu’il arrive, l’ombre du Parti droit et justice continuera donc à peser sur la vie quotidienne des Polonais pendant encore de longues années.

 

[1] Heinen, Jacqueline, et Stéphane Portet. « Droits reproductifs en Pologne : la peur des politiciens face à la morgue de l'Église », Cahiers du Genre, vol. hs 3, no. 3, 2012, pp. 139-160.

[2] Dunja Mijatovic, Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Report following her visit to Poland from 11 to 15 march 2019, 28 juin 2019

[3] Social Changes pour le site wPolityce.pl, 3 novembre 2020

[4] CBOS, Research report n°137, Religiousness of Poles During a Pandemic, 29 octobre 2020