Les avancées imprévues du sommet de Bruxelles edit

19 décembre 2005

Imaginons la situation en Amérique si les cinquante Etats devaient s'entendre sur le budget. En l'absence de Constitution, l'Europe doit toujours en passer par là et s'en remettre à des Etats qui ne semblent pas toujours comprendre que le budget de l'Union n'est pas construit sur une logique de dépenses, mais d'investissements. Les égoïsmes nationaux pèsent alors de tout leur poids et les négociations se jouent à la baisse. C'est ce qui s'est passé à Bruxelles. Mais ce budget étriqué cache une évolution du jeu des acteurs, qui laisse entrevoir un rebond de l'Europe politique.

Après un bon début, la Présidence britannique a déçu. La déconvenue la plus forte a été celle des nouveaux pays membres, qui ont découvert la différence sensible qui existe entre prêcher l'élargissement et le payer. On ne peut faire plus d'Europe avec moins d'argent.

Il y a pourtant dans cette déception une bonne nouvelle. Les nouveaux entrants, assez frileux jusqu'ici vis-à-vis de l'intégration politique et sociale, ont réalisé qu'on ne peut pas parler de cohésion et se limiter à un grand marché. Ils apprennent vite, très vite même, et le principal progrès enregistré au cours de ce sommet réside sans doute dans une évolution de leur conception de l'indépendance, qui n'est plus aussi viscéralement hostile à l'intégration politique. La Pologne elle-même, plutôt eurosceptique en ce moment, a découvert en défendant la PAC que la cohésion est un acte politique.

Les fissures qui sont apparues dans le bloc formé par les nouveaux entrants et le Royaume-Uni ne sont pas simplement le résultat d'un conflit d'intérêts : elles révèlent une évolution culturelle et politique qui pourrait être, si elle se confirme, la bonne nouvelle de ce sommet.

A ce titre, il faut saluer le grand retour de l'Allemagne, avec une chancelière qui s'est beaucoup dépensée pour rapprocher les points de vue. Sur le fond, on peut lire dans la ligne d'Angela Merkel un retour à la position d'Adenauer et Helmut Kohl : l'intérêt de l'Allemagne est une Europe intégrée. A la position britannique, qui tend à opposer défense de l'intérêt national et approfondissement de l'intégration, l'Allemagne préfère sa position historique, et se remet dès lors au centre du jeu. C'est là aussi une bonne nouvelle pour l'Europe.

Si l'Allemagne d'Angela Merkel revient ainsi à ses fondamentaux, ce n'est pas seulement parce qu'elle est enfin sortie d'un cycle électoral lourd d'incertitudes, c'est parce qu'elle a su affronter courageusement ses problèmes intérieurs et se lancer dans les réformes. Les élections allemandes ont montré que des politiques courageux pouvaient conserver le soutien de la population. Le résultat ne s'est pas fait attendre : c'est une Allemagne résolument européenne qui réapparaît, une Allemagne capable de jouer ses cartes européennes parce qu'elle a bien battu son jeu en interne.

Paris apparaît par contrecoup en retrait, même si les maladresses britanniques lui ont permis de faire valoir ses vues sur la PAC. L'affaiblissement visible de la France tient clairement à son absence de projet pour l'Europe, qui renvoie à une absence de projet pour elle-même. Vu de l'extérieur, le contraste entre ses entreprises de pointes et l'érection de la nostalgie en programme politique est frappant. Au lieu de se tourner vers le futur, la société française cultive son passé : Napoléon, Colbert, Louis XIV en viennent à résumer un modèle français réduit à son histoire.

Un pays ne peut vivre durablement avec une société technologique ouverte sur l'avenir et un modèle politique tourné vers le passé. La France le sait, elle devra faire des choix. Elle devra les faire pour elle-même, mais aussi pour l'Europe, une Europe qui a plus que jamais besoin d'elle pour avancer. Ne serait-ce que pour des raisons géographiques : on ne peut construire un ensemble politique avec un trou au milieu. Il y a déjà la Suisse...

Le déblocage des perspectives financières était une condition nécessaire pour relancer le processus constitutionnel, et la fin du cycle de Doha en 2006 est une autre échéance importante, mais les élections françaises de 2007 seront-elles aussi une étape décisive.

Au-delà des options politiques, c'est d'une France ayant retrouvé foi en l'avenir que l'Europe a besoin aujourd'hui. L'Europe de Jean Monnet est née de la France de Jean Monnet, un pays au dynamisme exceptionnel, qui se modernisait à toute allure. La France sentira de nouveau le besoin de l'Europe quand elle ira mieux.