Et si le coronavirus avait raison du populisme? Réflexions à partir de l’Italie edit
À première vue, le coronavirus semble la confirmation éclatante des thèses défendues par les populistes, du moins ceux de droite (de loin les plus nombreux). La pandémie qui s’est installée en un temps record sur la planète serait la démonstration des méfaits de l’ouverture des frontières et de l’incurie des élites. Le virus est le migrant par excellence, la parabole de l’ennemi extérieur, insidieux et destructeur. Le populisme devrait donc sortir renforcé de cette crise sanitaire, voire en être le grand gagnant.
Rien n’est moins sûr. Ce que montre aujourd’hui l’Italie, encore une fois et bien malgré elle laboratoire politique pour ses voisins européens, est que le populisme, qu’il soit de gauche ou de droite, pourrait au contraire figurer parmi les victimes du coronavirus. À y regarder de près, on ne peut en effet qu’être frappé par la manière dont il met à mal toute la rhétorique populiste.
La rhétorique de la haine et de la division d’abord. Ainsi voit-on grandir chaque jour dans l’Italie ravagée par l’épidémie un sentiment collectif d’union et de solidarité. Encouragé par le mouvement des Sardines, né en novembre dernier pour protester contre l’agressivité du leader de la Ligue, ce sentiment est aujourd’hui démultiplié par l’épreuve que vivent les Italiens. Peu importe les consignes de distanciation sociale (physique), le renforcement du lien social est bien réel et les vociférations populistes trouvent de moins en moins d’écho dans cette atmosphère pacifiée. Comme l’écrit le psychanaliste Massimo Recalcati dans un très bel article publié samedi dans La Repubblica , l’isolement imposé par le coronavirus n’est pas un repli individualiste, il est un acte de fraternité. Une fraternité qui, bien que paraissant avoir pour prix notre liberté (celle d’aller et venir, de se rassembler...), amplifie cette dernière, qui sans elle ne serait que chimère[1].
La rhétorique de la peur ensuite. Certes la peur n’a jamais été autant présente. Mais le coronavirus a substitué la peur d’un danger réel, documenté par des faits (le nombre exponentiel des malades, les risques accrus de décès avec la saturation des hopitaux...), à la peur populiste dirigée contre des maux imaginaires ou fortement exagérés. Surtout, la perception d’un danger véritable, objectif, engage à dompter la peur, à ne pas céder à la panique, à avoir confiance, car “andra tutto bene” (tout finira bien), slogan qui inonde les réseaux sociaux depuis quelques jours. Ici aussi, c’est l’utilisation politique de la peur par les populistes, dénoncée par les Sardines, qui est battue en brèche. Les Italiens veulent la rationnalité et l’optimisme du président du Conseil Giuseppe Conte, du président de la République Sergio Matarella, ou encore du pape (voir plus loin), et non l’appel irrationnel à la peur d’un Matteo Salvini.
Mais surtout, la crise sanitaire engendrée par la diffusion du coronavirus décrédibilise les recettes et solutions de “bon sens” populistes. Faut-il nécessairement fermer les frontières? Quelles frontières? Celles entre les pays d’Europe ou celles de l’Europe? La réponse ne va pas de soi et les pays de l’UE agissent en ordre dispersé. Sans surprise, ceux qui ont déjà fermé leurs frontières sont ceux où les populistes gouvernent ou sont particulièrement forts. L’Allemagne vient de le faire sous la pression de la droite conservatrice. Chacun comprend cependant l’inanité de ces mesures (et le risque qu’elles représentent pour l’économie), dès lors que le virus est déjà partout. Et que la seule barrière efficace est celle entre les individus, auto-imposée, même si elle semble réaliser la prédiction dystopique d’une victoire du monde virtuel sur le monde physique...
Le coronavirus fait aussi régresser l’anti-politique dont se nourissent les populistes. “Souvent les autorités se sentent seules, parfois incomprises. Prions pour nos gouvernants qui doivent décider des mesures pour enrayer la pandémie”, a imploré jeudi le pape Francesco. Peut-être n’a-t-il fait que traduire un sentiment déjà diffus dans la population si l’on en croit l’approbation par deux Italiens sur trois des mesures gouvernementales et la popularité en hausse du président du Conseil (en tête des leaders politiques avec plus de la moitié d’opinions positives), ainsi que celle du chef du parti Démocrate Nicolà Zingaretti. C’est ni plus ni moins le retour de la compétence aux commandes, la revanche des partis de gouvernement, qui s’appuient sur le jugement des experts, pour gérer une crise dont la complexité s’impose à rebours de la simplification populiste – bien illustrée au-delà des frontières italiennes dans les réactions d’un Trump, Bolsonaro ou Boris Johnson à l’épidémie.
C’est aussi le retour de la “grande politique”, celle du long terme, de la vision du monde et du futur, miroir inversé de la “politique politicienne”, que les Italiens réclament sur des réseaux sociaux plus bavards que jamais. Et l’amorce d’un certain retour de la confiance envers la politique “classique”, qui joue le jeu des institutions, et, plus généralement, de la confiance envers les institutions: système sanitaire (avec les médecins littéralement portés aux nues), forces de l’ordre (plébiscitées pour leur efficacité), écoles et universités (celles du nord assurent rigoureusement tous leurs cours en ligne depuis le tout début de l’épidémie)... Comme si les Italiens se rendaient compte que l’Etat fonctionne quand même un peu mieux que ne le prétend la diatribe populiste.
Enfin, la crise du coronavirus peut s’avérer une véritable fabrique de civisme dans un pays qui en manque notoirement. Les solidarités qui s’expriment vont bien au-delà du familisme habituel, dont on connaît la force au détriment des liens impersonnels en Italie. Elles en sont même d’une certaine façon l’opposé, puisque les mesures de distanciation sociale sont pensées en dehors de la famille (même si certains cherchent à les appliquer aussi en son sein, vis-à-vis des plus fragiles, personnes âgées, affectées de pathologies...), dans les rapports avec l’extérieur, ceux que l’on ne connaît pas et que l’on pourrait contaminer. Ce civisme qui s’exprime avec force ces jours-ci en Italie est une forme de responsabilisation sociale et de participation authentique à la vie collective qui élève les individus et donne le sentiment de contribuer à une oeuvre commune. Il est aux antipodes du peuple atomisé et massé derrière un leader, ou même digital de la plateforme Rousseau (Cinq Étoiles), des populistes. Et nul besoin d’un “commissaire extraordinaire” doté de pouvoirs de crise, comme l’a réclamé la droite populiste. Ce qu’il faut dans ce genre de circonstances, a écrit la philosophe politique Nadia Urbinati, est la responsabilité individuelle des citoyens dans le cadre strict de la Constitution[2].
Solidarité, fraternité, rationalité, compétence, confiance, civisme, participation: telles sont les valeurs qui semblent ainsi émerger au début de cette crise du coronavirus en Italie, et font soudain ressembler le populisme à une farce sinistre. L’équilibre est certes fragile entre cet appel d’air démocratique et la tension populiste. La remise en cause de certaines libertés individuelles soulève des inquiétudes légitimes, et une dramaticité supérieure pourrait déboucher sur des exclusions, discriminations et mêmes violences, dictées par une lutte pour la survie. Les populistes ne manqueraient pas de l’exploiter. Mais les germes d’une démocratie purgée de ses démons populiste sont bien présents. La démocratie italienne pourrait donc sortir renforcée de cette crise. De même que les autres démocraties. Du moins veut-on l’espérer.
[1] “La nuova fratellanza”, La Repubblica, 13 mars 2020.
[2] “Ora dipende solo da noi”, La Repubblica, 12 mars 2020.
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