Parti socialiste: un congrès, pour quoi faire? edit

3 mars 2015

Depuis le tournant de la rigueur effectué par le pouvoir socialiste dans les années 1982-1983, tournant qualifié à l’époque de « parenthèse », le Parti socialiste n’a jamais pu ou voulu analyser les raisons profondes et durables pour lesquelles il fut obligé à l’époque de rompre, une fois au pouvoir, avec la ligne politique adoptée depuis sa refondation en 1971. Mais, s’habituant à, puis privilégiant sa nouvelle fonction gouvernementale, il fit alterner les périodes de pouvoir où il laissait son gouvernement prendre de larges et nécessaires libertés avec son programme anticapitaliste puis antilibéral et les périodes d’opposition où les congrès remettaient en cause les entorses faites à la ligne politique et exigeaient un retour à ses valeurs et objectifs traditionnels.

Ce décalage permanent entre les périodes de pouvoir et les périodes d’opposition a permis longtemps au Parti socialiste de différer son aggiornamento idéologique sans renoncer à sa vocation gouvernementale. Mais il a eu pour conséquence que la production politique et idéologique du parti n’a pu servir ni à élaborer, quand il était dans l’opposition, un programme de gouvernement qui puisse fonder une politique gouvernementale réaliste, ni du coup lui permettre d’appuyer clairement ensuite son gouvernement quand il était au pouvoir. N’ayant pas d’utilité réelle pour préparer ou appuyer l’action gouvernementale tant le décalage étant grand entre son projet et les réalités de l’exercice du pouvoir, ce parti a vécu sa position par rapport à ses propres gouvernements, pour reprendre l’expression de Lionel Jospin à l’époque où il était le Premier secrétaire, comme étant « aux côtés du pouvoir ». Du coup, perdant de plus en plus le contact avec les réalités du pouvoir, il a fonctionné en circuit fermé, en état d’apesanteur politique, obéissant à des modes de fonctionnement obscurs que seuls les  initiés pouvaient comprendre et maîtriser.

Jusqu’en 2002, les gouvernements socialistes, concédant au parti les compromis nécessaires et profitant d’une situation économique et sociale globalement gérable, ont pu ainsi mener leur action en laissant le parti se livrer à ses jeux habituels sans trop de dommages pour eux. Le parti, malgré son opposition originelle aux institutions de la Ve république révisées en 1962, a fini par admettre qu’il ne pouvait plus prétendre, comme sous les républiques précédentes, imposer sa ligne à ses parlementaires et à ses gouvernements dans un régime où  le président de la République était élu au suffrage universel. Lionel Jospin, Premier secrétaire après 1981, tout en revendiquant une certaine indépendance du parti par rapport au pouvoir socialiste, déclarait ainsi en 1982, après avoir reconnu que « les institutions sont rudes, lourdes, elles sont même cassantes et sauf à en changer il faut vivre avec » : « Il n’est pas vrai que le Bureau exécutif du Parti socialiste peut devenir une institution non écrite de la Ve République, imposant sa loi au groupe parlementaire, et par là même, au gouvernement et au président de la République ». Le parti devait laisser ses gouvernements gouverner. Ce qu’ils firent dans l’ensemble.

La situation a changé fondamentalement après l’élection de François Hollande puis surtout après l’arrivée à Matignon de Manuel Valls. Pour de nombreuses raisons que nous ne développerons pas ici, pour la première fois, une fraction importante du parti a voulu que le parti se comporte au pouvoir comme il le faisait jadis seulement dans l’opposition. Du coup, les débats internes se sont transformés inévitablement et parfois à dessein en débats pour ou contre la politique du gouvernement socialiste, accusée d’être social-libérale et donc opposée à la ligne du parti. Ce faisant, le parti a renoncé à l’arrangement, certes pernicieux, mais avantageux, qui lui permettait auparavant de gouverner sans pour autant abandonner son idéologie ni briser son unité. À l’occasion de son prochain congrès de Poitiers, il se trouve donc, pour la première fois, conduit à juger l’action d’un gouvernement socialiste en activité. Un tel exercice, bien périlleux, peut-il être utile ? Le parti peut-il, sortant du cadre habituel de ses débats internes, jouer un rôle positif dans les circonstances présentes ? Il est permis d’en douter.

Par la volonté de son Premier secrétaire, Jean-Christophe Cambadélis, la direction du parti, confrontée au conflit montant entre une minorité du groupe parlementaire et le gouvernement, n’a pas voulu condamner les « frondeurs » qui ont acculé le gouvernement à engager sa responsabilité sur le vote de la loi Macron ni, donc, soutenir clairement ce gouvernement. Au contraire, profitant de ce conflit pour reprendre la main, le 24 février dernier le Premier secrétaire a fait adopter une résolution qui, tout en rappelant la règle de l’unité de vote du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, revendique pour le parti un rôle dans la configuration du pouvoir que les socialistes avaient abandonné sous la Ve république. En effet, le texte de la motion adoptée stipule  que « le Bureau national, en dialogue avec les groupes socialistes au Parlement, donnera maintenant ses consignes sur les textes après audition du gouvernement ». Il s’agit ainsi de revenir à la conception originelle du rôle du parti dans le régime parlementaire. C’est donc rompre avec la logique de la Ve République telle que son fondateur l’avait conçue et que le Parti socialiste de François Mitterrand avait finalement acceptée après 1981.

Mais sur quoi peut déboucher ce petit coup d’État en chambre du Premier secrétaire ? Il estime qu’il revient au parti de résoudre le conflit qui oppose le gouvernement aux frondeurs, ou au moins à certains d’entre eux. Pour ce faire, il entend se situer politiquement à mi-distance des deux camps, les renvoyant dos à dos. En y regardant de plus près, ce jugement balancé ne l’est pas tout à fait dans la mesure où il exprime en réalité d’abord une critique de la politique gouvernementale. En effet, alors que la question de l’ouverture de certains magasins dans certaines zones le dimanche a fini par symboliser, pour ses défenseurs comme pour ses opposants, le fond de la loi Macron, cristallisant ainsi les oppositions sur l’orientation politique du gouvernement, le texte de la résolution, tout en félicitant « le gouvernement et les rapporteurs pour le débat exemplaire mené à l’Assemblée nationale » et affirmant : «  190 heures et plus de 1000 amendements, c’est un changement majeur sous la Ve république », ajoute : « Toutefois, le Bureau national estime que son mémorandum » sur la loi « n’a pas été étudié comme il aurait dû. Il peut et doit l’être en deuxième lecture ». Ce qui signifie que le parti n’accepte pas entièrement le texte tel qu’il a été adopté après l’engagement de responsabilité du gouvernement et le rejet de la motion de censure, et qu’il invite  le gouvernement à revenir sur la disposition tant critiquée.

Cette attitude laisse prévoir que le Premier secrétaire n’a pas l’intention d’organiser d’abord les débats du prochain congrès de Poitiers autour du soutien ou non du gouvernement mais entend réunir dans une même motion « de synthèse » les partisans de la politique gouvernementale et certains de ses opposants, telle Martine Aubry, qui, tout en condamnant la disposition sur l’ouverture le dimanche, n’a pas encore décidé si elle prendrait la tête des frondeurs dans une confrontation claire avec le pouvoir socialiste ou si elle se séparerait des gauches du parti en acceptant une motion de synthèse qui se situerait à mi-distance des positions des uns et des autres.

Or une telle stratégie, si elle est peut-être en mesure de permettre au Premier secrétaire de renforcer sa position au sein du parti ne peut être utile, en revanche, au pouvoir socialiste. Elle risque fort en effet d’affaiblir le gouvernement sans pour autant donner au parti une ligne claire et réaliste pour l’avenir. Si une telle synthèse est acceptée par les partisans du gouvernement et certains de ses opposants, elle ne pourra,  comme toutes les synthèses précédentes, constituer la base politique et idéologique d’une politique gouvernementale réaliste et assumée. Elle ne règlera aucun des conflits et différends qui divisent le parti et ne sera de nature ni à aider le gouvernement ni à réunifier le parti autour d’une plate-forme gouvernementale crédible.

Au mieux, le texte, s’il est largement adopté, ira rejoindre les nombreux textes de ce genre qui n’ont jamais pu être appliqués par les gouvernements socialistes précédents. Au pire, une telle tentative peut se révéler très dangereuse pour l’avenir du parti et pour son unité. En effet, si elle échoue, soit par le refus de Martine Aubry de passer un compromis avec le gouvernement de Manuel Valls, soit par le refus de celui-ci d’accepter une critique trop clairement exprimée de la politique menée, cet échec peut entraîner soit une crise gouvernementale soit une accentuation des conflits internes qui, ne pouvant être surmontés, déstabiliseront le gouvernement  sans calmer pour autant les ardeurs ceux qui souhaitent le remplacement du Premier ministre.  Dans l’un et l’autre cas, le résultat ne peut être que négatif pour les socialistes.

En revendiquant pour son parti un pouvoir qu’il n’est sans doute pas en mesure d’assumer pour résoudre les nombreux et difficiles problèmes que rencontre aujourd’hui le socialisme français, le Premier secrétaire a peut-être présumé de ses forces et surestimé la capacité de son parti à demeurer dans l’avenir un parti de gouvernement quoi qu’il arrive. Il semble avoir sous-estimé en revanche, en renonçant à se placer clairement en appui du pouvoir socialiste, le caractère très particulier et périlleux d’un congrès qui devra régler des questions difficiles et importantes alors que le parti est au pouvoir et qu’il n’a pas été capable d’élaborer depuis plus de trente ans une ligne politique qui soit en prise avec les réalités auxquelles se confronte tout gouvernement dans l’Europe et le monde d’aujourd’hui.