Espagne: et maintenant, gouverner! edit

2 novembre 2016

Mariano Rajoy a été élu samedi 29 octobre président du gouvernement espagnol par 170 voix contre 111 et 68 abstentions. Cette élection met fin au blocage politique qui avait contraint les Espagnols à revoter le 26 juin 2016, six mois après avoir voté une première fois en décembre 2015.

Plaidoyer pour la démocratie espagnole de 1978

L’impression de crise politique a dominé pendant ces dix mois au cours desquels les partis, anciens et nouveaux, semblent avoir paralysé le fonctionnement de la démocratie. Remarquons que les institutions ont été suffisamment solides pour permettre une sortie de crise. La constitution de 1978 avait prévu le cas du blocage parlementaire, c’est-à-dire l’impossibilité pour les députés d’élire un chef de gouvernement. Si au terme de deux mois – le délai courant à partir du premier débat d’investiture – aucun candidat n’avait été investi, les deux chambres du Parlement étaient automatiquement dissoutes par un décret signé par le roi avec le contreseing du président de la chambre des députés. C’est ce qui s’est passé le 2 mai 2016 et cela a conduit au nouveau scrutin du 26 juin 2016. Et si samedi, Mariano Rajoy n’avait pas été investi, le Parlement aurait été dissous une nouvelle fois le 1er novembre. Fort heureusement, un tel cas de figure ne s’est pas renouvelé. La force des institutions a joué pleinement : le mécanisme constitutionnel a représenté la seule contrainte pour forcer les partis politiques, en l’occurrence le PSOE, à trouver une solution pour éviter ce retour aux urnes qui aurait fini de discréditer aux yeux de l’opinion publique la classe politique.

Le jeune roi Philippe VI s’est remarquablement sorti de cette épreuve du feu. Arrivé sur le trône en juin 2014 après l’abdication de Juan Carlos qui disait la fragilisation de l’institution monarchique, Philippe VI s’est immédiatement trouvé confronté à une situation inédite. Jouant la constitution et uniquement la constitution, il s’est volontairement tenu à l’exercice de sa fonction d’acteur institutionnel. Il a consulté les représentants des groupes parlementaires et s’est abstenu d’explorer des solutions hors du champ partisan et parlementaire (ce qu’on appelait « l’hypothèse Monti » à savoir la nomination d’une personnalité indépendante). En n’empiétant à aucun moment sur le rôle des forces politiques, il a respecté la constitution empruntant ainsi la voie tracée par son père. La Couronne est une institution au service de la démocratie dans le cadre des fonctions constitutionnelles qui lui ont été attribuées. Cette longue absence de gouvernement était certes moins spectaculaire que la tentative de coup d’État de février 1981, la manière dont Philippe VI l’a affrontée avec patience et sérénité (au moins publiquement) n’en représente pas moins une confirmation des éminentes qualités du chef de l’État espagnol.

Contrairement donc aux thèses de Podemos et de Pablo Iglesias qui proclament caduques les institutions de 1978, celles-ci, durement éprouvées par l’irresponsabilité collective des élus, viennent de montrer qu’elles ont représenté une digue solide et un repère sûr au moment où tout semblait vaciller.

Quels sont les grands défis qu’aura à relever le nouveau cabinet Rajoy ?

Dans l’immédiat, le vote du budget 2017. Avec une contrainte : poursuivre l’assainissement des finances publiques (actuellement le déficit des administrations publiques est de 5% du PIB et Bruxelles demande une réduction à 3% pour 2018). La croissance espagnole (2,8% en rythme annuel selon les derniers chiffres de la semaine dernière) aidera sans doute cet effort budgétaire. Mais comment continuer à proposer un budget de rigueur face à un Parlement qui demande au gouvernement des aménagements de sa politique économique ?

Toujours sur les enjeux économiques, se pose la question – peut-être dramatique – du financement des retraites. Le fonds de réserve de la Sécurité Sociale est tombé de 60 milliards d’€ en 2008 à 19 milliards, soit deux mensualités des retraites (chaque mois, la Sécurité Sociale débourse 9 milliards pour les retraites). Le précédent gouvernement Rajoy a largement puisé dans ces réserves. L’allègement des charges assèche le financement de la Sécurité Sociale : malgré une hausse du nombre des cotisants (on est passé de 16 à presque 18 millions entre 2011 et aujourd’hui), la Sécurité Sociale est en déficit (10 milliards d’€ cette année). Si dans un premier temps, l’action du gouvernement du Parti Populaire s’est concentrée sur la flexibilisation du marché du travail pour lutter contre le chômage (avec un certain succès puisque les derniers chiffres indiquent que 18,6% de la population active est au chômage après un record de 25% en 2013), il faut aujourd’hui repenser le financement du modèle social espagnol. Or sur ce point les positions des différents groupes parlementaires sont difficilement compatibles. Si Podemos se marginalise par ses propositions radicales (nationalisations et hausse des impôts), centristes et socialistes estiment nécessaires de revoir le schéma des cotisations quand le PP reste acquis à une baisse des cotisations et aux exonérations de charge pour les petits salaires. Cependant, les Espagnols ont, depuis 1995 et le Pacte de Tolède, un instrument de dialogue tripartite entre syndicats, patronat et forces politiques. Formons le vœu que cette tradition de dialogue social puisse favoriser l’élaboration d’un nouveau système de financement qui assure la pérennité d’un État providence espagnol assez remarquable et témoin de la maturité d’une société solidaire.

Troisième enjeu majeur : la question catalane. « L’inflammation catalane » (Enric Juliana) est à incandescence. Le gouvernement catalan de Carles Puigdemont convoquera en septembre 2017 un référendum d’auto-détermination. Contrairement à la consultation de novembre 2014 qui était officiellement le fruit d’initiatives d’associations et officieusement une manœuvre de la Generalitat de Catalogne (pour laquelle l’ancien président Artur Mas sera jugé), ce référendum de 2017 sera une initiative du gouvernement catalan. Autrement dit, la fameuse collision entre deux trains, le catalan et l’espagnol, sur une unique voie – l’Espagne et sa constitution – est désormais programmée. Comment l’éviter alors que la détermination des partis nationalistes et indépendantistes ne cesse de croître à mesure qu’ils prennent conscience de l’impasse dans laquelle ils se sont enfermés ? Dans la configuration actuelle, il n’y a pas d’autre issue que la défaite des uns et la victoire des autres, soit la plus mauvaise solution possible. Trouver une autre voie relève du miracle… chose rare en politique.

Un paysage politique profondément perturbé

C’est ici qu’apparaît l’ampleur des dévastations souterraines et visibles de la crise politique de ces derniers mois. Si Mariano Rajoy a gagné c’est qu’il a tué le PSOE. La grande victime de la crise c’est le PSOE (nous l’avons développé ici même dans l’article « Mort du PSOE ? » du 3 octobre 2016).

Or, la construction de la démocratie espagnole s’est fondée sur le dialogue politique entre toutes les forces politiques. Ne revenons pas à l’analyse de la Transition entre 1976 et 1978 sauf pour rappeler que la constitution fut l’effort de tous : centristes d’Adolfo Suárez (avec tout ce que cela comprenait de recyclage de la droite), socialistes de Felipe González, communistes de Santiago Carrillo, nationalistes de Miquel Roca… Puis la consolidation d’un bipartisme a renforcé le clivage gauche-droite, signe d’une certaine normalité politique (le consensus est nécessaire pour sortir d’un système dictatorial de manière pacifique, mais ensuite les options et les différences politiques doivent s’exprimer dans la compétition électorale et programmatique).

José María Aznar, le père de la droite populaire, a créé le Parti Populaire dans une opposition systématique au PSOE. Cette stratégie d’affrontement a transformé la vie politique espagnole et l’a rendue âpre et rugueuse. Mariano Rajoy, avec une autre sensibilité, mais la même détermination partisane n’a eu de cesse de marginaliser le PSOE. Aujourd’hui le PSOE est un champ de ruines. Comment reconstruire un consensus constitutionnel et territorial quand l’un des piliers de la démocratie espagnole est vermoulu ? Aucune solution à la question catalane ne peut s’inventer sans les socialistes. Ceux-ci sont déchirés y compris entre eux. Les sept députés du Parti Socialiste de Catalogne (le PSOE a une structure fédérale) ont voté contre l’investiture de Rajoy enfreignant ainsi la discipline de vote. Cette division territoriale est de très mauvais augure pour la reconstruction d’un dialogue politique complet. Ne pourrait-on pas formuler l’hypothèse que Rajoy n’est pas fondamentalement mécontent de l’implosion du PSOE qui ouvre un boulevard à Podemos et, par réaction et par réflexe, assure au Parti Populaire le rôle de rempart et de digue ?

Mariano Rajoy dit que son investiture ne doit pas être un vote sans lendemain et que tous doivent désormais s’atteler à leurs responsabilités. Il appelle implicitement les socialistes à renouveler assez souvent leur abstention pour permettre au gouvernement de gouverner. Mais le PSOE sait qu’il ne peut limiter son action dans cette législature à une telle relégation. Curieusement, Mariano Rajoy s’adresse assez peu à son partenaire parlementaire – les 32 députés centristes –, signe d’un évident mépris.

Rajoy a été investi président. Il sort vainqueur d’un long bras de fer avec ses opposants, alors même qu’il avait été très affaibli en décembre 2015 et rassuré en juin. Mais tout au long de ces dix mois, il n’a manifesté aucune des qualités de générosité ou de visionnaire qui font d’un homme politique un homme d’État. Rajoy a été investi mais rien n’indique qu’il sera à la hauteur de la situation.

Puisse ce diagnostic, pour le bien de l’Espagne, être démenti.