Quand Facebook devient distributeur de presse edit

16 février 2016

On assiste depuis dix ans à une véritable explosion des sites d’information sur Internet. Tous les grands journaux européens et américains ont déployé d’énormes efforts pour capter le public et grossir les audiences. Pourtant le succès n’est pas toujours au rendez-vous. Non seulement les difficultés économiques demeurent mais on constate une menace grandissante sur l’indépendance de ces services d’information.

Facebook, le géant mondial qui a plus d’un milliard d’abonnés, a décidé d’apporter un élément de réponse à ce défi économique au risque d’une atteinte sérieuse à l’indépendance et donc au pluralisme. Depuis mai 2015, le puissant réseau social propose aux journaux des Etats-Unis et d’Europe la formule « Instant Article ». Les publications peuvent envoyer la totalité ou une sélection de leurs articles sur le site de Facebook où ils sont chargés instantanément. Ce dernier leur rétrocède 70% des recettes publicitaires résultant de cette diffusion mais les médias peuvent aussi décider de commercialiser eux-mêmes ces pages. Apple et Google sont en train d’élaborer des formules comparables avec Apple News et Google AMP. Dans le cas de Google les articles bénéficieraient des techniques de chargement accéléré de l’opérateur mais resteraient sur le site des journaux. On ne connaît pas encore les modalités exactes de fonctionnement d’Apple News qui doit arriver en Europe courant 2016 mais il semble que le partage des recettes de publicité se ferait selon les mêmes règles que pour Facebook.

Des titres prestigieux comme le New York Times ou le Guardian ont adhéré à Instant Articles. Dans le cas du Guardian, cette adhésion constitue une réponse au moins partielle à la crise financière que traverse ce journal. En dépit d’une audience de plus de 50 millions de visiteurs uniques qui en fait un des leaders mondiaux de l’information en ligne, il a perdu 70 millions d’euros en 2015. Il sera sans doute obligé de renoncer à la gratuité de son site alors que cette règle de gratuité constituait un élément fondamental de sa politique.

En France, Libération, Le Parisien ou 20 Minutes ont aussi adopté Instant Articles. Ce dispositif présente pour eux l’avantage d’accroître considérablement la diffusion du contenu des journaux et de leur apporter des recettes supplémentaires bien utiles.

Il est toutefois très préoccupant de voir de nombreux titres, des deux côtés de l’Atlantique, sous-traiter leur distribution à des géants tels que Facebook ou Google, comme le souligne un récent article de la Correspondance de la Presse (4 février 2016). Non seulement, il s’agit d’une perte relative d’indépendance mais cela permet à des partenaires riches et puissants d’exploiter à leur profit les données, les précieuses data sur le lectorat. En ce qui concerne Facebook, sa volonté de partager ces données n’apparaît pas clairement et des discussions se poursuivent avec des titres français. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Le Monde et Le Figaro ont refusé l’offre du réseau social. Une autre raison de l’attitude des deux grands quotidiens nationaux est la crainte d’une cannibalisation, ce qu’a souligné récemment Marc Feuillet, le directeur du Figaro. Les lecteurs  ont déjà tendance à consulter les nouvelles par l’intermédiaire de Google News ou de Facebook au lieu de se rendre directement sur les sites d’information. Aux Etats-Unis, on estime que 60% des consultations se font par les réseaux sociaux et la France suit la même évolution. On peut donc prévoir qu’Instant Article accentuera la domination de Facebook au détriment de l’identité des journaux.

Un autre facteur de préoccupation est l’absence de neutralité de ces organismes. Ceux-ci refusent de jouer le rôle de médias et affichent leur volonté d’aider sincèrement les publications de qualité à trouver leur place sur la Toile. Néanmoins, en dépit de leur souhait d’apparaître comme d’honnêtes courtiers, ils ne se privent pas de censurer les contenus qui leur semblent déplacés ou dangereux, sans qu’aucune autorité extérieure puisse intervenir ou même donner son avis et sans que les usagers en soient informés.

Paradoxalement, ils sont encouragés en cela par les gouvernements occidentaux obsédés par le terrorisme. Ceux-ci n’hésitent pas à demander à Facebook ou à Twitter de bloquer la diffusion d’images de propagande en faveur de Daech ou d’al-Qaïda. Le Guardian, dans un article du 8 janvier dernier, annonce que le gouvernement américain a récemment convoqué les grands opérateurs de la Silicon Valley et notamment Facebook, Apple et Google pour leur demander leur appui afin d’empêcher les terroristes d’utiliser Internet dans leurs entreprises criminelles.

Dans une récente étude, « Censorship in the social media age », publiée sur le site de la Columbia Journalism Review le 21 janvier 2016, la prestigieuse revue traite de manière approfondie de ce qu’elle considère comme une menace majeure pour la liberté d’expression. Ce que souligne la CJR c’est que Facebook, par exemple, a bâti avec beaucoup de discrétion une réglementation des contenus qui, dans la pratique, se substitue aux dispositions réglementaires édictées par les pouvoirs publics et à la jurisprudence des tribunaux. Là encore, cet état de fait ne déplait pas forcément aux gouvernements. Ceux-ci peuvent, au moins dans certains cas, comme dans l’exemple précité du terrorisme, conclure de discrets accords avec les réseaux sociaux ce qui les dispense de s’engager dans de difficiles batailles législatives dans le secteur toujours sensible des libertés publiques.

Ainsi, la question du pluralisme dans le monde numérique prend une urgence nouvelle en raison de la domination croissante de quelques géants de la communication. Il ne s’agit plus ou plus seulement de veiller à ce qu’un même propriétaire ne contrôle pas un ensemble de medias, écrits, audiovisuels ou numériques, mission qui relève en France de l’Autorité de la Concurrence. Il faut désormais prendre en considération la puissance de diffusion de trois acteurs majeurs, Facebook, Apple et Google qui se déploient sur la scène mondiale et risquent de prendre en otage les principaux medias occidentaux en les plaçant dans un état de dépendance qui peut sembler confortable dans un premier temps mais qui à terme, menace leur liberté d’agir.

Il est clair qu’aucun pays européen, pris isolément, ne peut négocier avec succès des garanties de pluralisme avec ces grands groupes. Seule une autorité européenne peut leur imposer des règles claires et précises de déontologie assurant le respect des contenus et la communication des données. C’est ainsi que la Commission européenne pourrait conclure des conventions avec Facebook notamment pour établir en commun un cahier des charges garantissant la neutralité du diffuseur. Dans ce cas, seuls les tribunaux nationaux et la Cour européenne de Justice pourraient dire le droit en cas de conflit entre le fournisseur d’information et les réseaux sociaux sur l’interprétation de ce cahier des charges.

Ce nouveau défi appelle donc une démarche nouvelle de tous ceux qui défendent le pluralisme.