OMC : contrairement à ce qui se murmure parfois, l'Europe a tout à perdre d'un échec edit

20 mars 2006

L'OMC aime bien les dates butoirs, quitte à ne pas les respecter. La prochaine est fixée au 30 avril : c'est demain. Aussi les négociateurs les plus influents se sont-ils retrouvés à Londres pour une réunion où l'on allait parler gros sous, avec de nouvelles simulations des effets de la libéralisation, réunion qualifiée à son issue de " constructive et utile " par le Commissaire européen. Inutile de décoder le langage diplomatique : chacun campe sur ses positions, et si l'on connaît les formules de libéralisation, on ne connaît pas le dosage. Lula et Tony Blair proposent de tenter le tout pour le tout, en organisant une réunion de la dernière chance entre le G8, le Brésil, la Chine, l'Inde et le Mexique, à la fin du printemps ou au début de l'été. Outre que cette initiative s'appuie curieusement sur un pays non membre de l'OMC (la Russie n'a que le rang d'observateur à l'OMC), cela pourrait fort ressembler à un enterrement de première classe. Que se passerait-il alors ?

En Europe, les pertes attendues de l'échec du Cycle paraîtront limitées, en termes de points de croissance de l'économie, au public non informé. Un ordre de grandeur d'un tiers de point de croissance en supplément en Europe semble faible face au battage médiatique ou à l'énergie déployée par 149 pays pour aboutir à ce qui serait alors un succès total pour le Cycle, services compris. D'où les chiffrages en milliards d'euros : par exemple, le PIB européen vaut dix trillions d'euros : donc un pour cent, c'est déjà 100 milliards d'euros, ou encore le PIB d'Israël, et un tiers de pour cent, c'est le PIB de la Slovaquie. Un tel manque à gagner pour l'UE, en cas d'échec, n'est pas négligeable, mais il n'est pas non plus insurmontable.

Néanmoins le coût d'un échec pour l'UE est plus important et son évaluation demande une vision plus large. Premièrement, la libéralisation des échanges n'est pas une dynamique monotone : si depuis la Deuxième Guerre mondiale, l'Europe a su bénéficier de l'abaissement des barrières au commerce au sein du monde développé, un échec à l'OMC pourrait aviver les tensions commerciales avec ses principaux partenaires. Dans chaque pays, le rapport de force entre partisans de l'ouverture commerciale et défenseurs du protectionnisme peut rapidement basculer et une perte de vitesse, voire un arrêt des avancées multilatérales, pourrait compromettre l'adhésion des pays aux règles qui régissent l'OMC et qui ont su jusqu'à présent encadrer et réguler de nombreux conflits commerciaux. La première moitié du 20e siècle fut marquée par un enchaînement de surenchères protectionnistes qui dégénérèrent en conflits armés à l'échelle planétaire. L'Europe, plus que tout autre continent, ne doit pas oublier cette leçon de l'histoire, fidèle aux enseignements de Montesquieu : le développement du libre commerce est le meilleur remède contre les guerres.

Même si le spectre d'un éclatement de l'institution n'est pas crédible, un retour à des pratiques unilatérales par plusieurs pays est fort possible. N'oublions pas que l'économie reste le principal atout de la politique étrangère européenne.

L'Agenda de Doha est centré sur le développement et la question agricole a été placée au cœur de cette problématique. La position relativement frileuse de l'Union Européenne en matière de réductions des droits de douanes sur ce dossier a été habillement mise en exergue par les Etats-Unis et des grands pays en développement, comme le Brésil. Elle fait apparaître l'Union comme la responsable d'un blocage des négociations et l'ennemi de centaines de millions d'agriculteurs des pays pauvres. Evidemment, la propagande est grossière, mais cela ne la rend malheureusement que plus efficace.

Deuxièmement, l'agenda intérieur de l'Union Européenne concernant la Politique agricole commune et sa réforme la conduit et la conduira à réaliser par elle-même de nombreuses réductions des soutiens à la production agricole, sources de distorsions sur les marchés mondiaux. Sur le dossier du coton, cher aux pays africains les plus vulnérables, l'Union a accepté de sacrifier "ses" pauvres (principalement des régions de la Grèce figurant déjà parmi les zones les plus défavorisées de l'UE15) pour démontrer son aptitude à faire des efforts, alors dans le même temps les Etats-Unis ont été plus qu'élusifs sur une question extrêmement sensible pour les Républicains sur le plan intérieur. Il est donc logique qu'ils préfèrent braquer les projecteurs sur la question de l'accès au marché agricole et d'incriminer la position européenne.

La position défensive de l'Union Européenne sur la question de l'accès au marché agricole est centrale, non pas pour réduire la pauvreté de 300 millions d'âmes comme l'a annoncé la Banque Mondiale il y a quelques années, mais pour préparer l'avenir de l'OMC. En échange des concessions que fera l'Union Européenne, les grands pays émergents (principaux gagnants de ce cycle de négociations) devront ouvrir leur marché aux pays du Nord, pour répondre aux attentes des exportateurs européens dans plusieurs secteurs. Pour la décennie de libéralisation qui suivra la conclusion du Cycle, les marchés émergents seront une importante source de croissance pour l'activité de firmes européennes .

L'Union Européenne se doit donc de préserver le cadre multilatéral qui lui a apporté de nombreux bénéfices durant les dernières décennies et dont un affaiblissement se traduirait par un renforcement de l'unilatéralisme des grandes puissances économiques et un durcissement des conflits. De plus, il s'agit de préserver aussi l'OMC qui reste une institution jeune ayant le mérite de se conformer aux principes européens de gouvernance à l'échelle mondiale, et qui est un cadre privilégié d'application des politiques d'aide au développement de l'Union qui ne peut poursuivre ses efforts seule en ce domaine. Bien entendu, le succès des négociations ne doit pas être atteint à n'importe quel prix : chaque élément que l'Union concède durant ce cycle est un atout qu'elle perd pour les prochaines négociations. Vouloir conclure rapidement un accord demain pour hypothéquer celui d'après-demain n'est pas une démarche raisonnable. Après avoir ouvert son industrie, son agriculture et ses services, que pourra-t-elle proposer durant dans un futur cycle pour obtenir ce qu'elle n'a pas eu cette fois-ci ?