Les impasses du patriotisme aéronautique edit

15 juin 2011

144 députés de gauche, de droite et du centre ont signé une lettre-pétition adressée au directeur général d’Air-France KLM pour qu’il fasse preuve de « patriotisme économique » en achetant des Airbus A350 et non des Boeing 787. Cette initiative est particulièrement mal inspirée. Elle risque d’antagoniser les dirigeants français et néerlandais d’un groupe privé indépendant, AF-KLM. Elle risque de susciter des mesures de rétorsion sur le premier marché d’Airbus, les États-Unis. Elle méconnaît la logique des ensembliers américains ou européens qui externalisent plus de 50% de la valeur d’un avion. Elle provoque un affrontement euro-américain dont EADS, groupe aéronautique civil, sortira affaibli face à Boeing, groupe essentiellement militaire.

Voyons ces éléments plus en détail.

Air France n’est plus une entreprise publique française obéissant aux injonctions de l’État français. C’est un groupe privé européen né du regroupement de deux compagnies nationales française et néerlandaise. Ces deux compagnies ont leur histoire, qui se traduit notamment dans la composition de la flotte, dans les habitudes d’exploitation et la formation des pilotes. Pour la première fois, le groupe franco-néerlandais va procéder à une commande groupée d’une centaine d’avions pour un montant de 20 milliard d’euros qu’il entend répartir entre A350 et B787 en fonction de ses besoins d’exploitation. Qui est le mieux qualifié pour définir les besoins de la compagnie et répartir la commande entre ces deux avions, la direction de l’entreprise ? le Conseil d’Administration ? ou le député du Tarn? De plus quel crédit les 85% d’actionnaires qui n’ont rien à voire avec l’Etat Français pourront-ils accorder demain à un management qui cède aux injonctions d’un secrétaire d’Etat actionné par un député ?

Cette intervention est d’autant plus absurde que l’A350 est parti pour faire une très belle carrière commerciale. Lancé plus tard que le B787 Dreamliner, l’A350 qui n’a pas encore volé a emmagasiné 238 commandes au cours des trois dernières années contre 30 pour le B787. De plus, marqué par les épreuves, les retards à répétition, les querelles franco-allemandes qui ont accompagné le lancement de l’A380 les dirigeants d’Airbus ont remarquablement géré jusqu’ici le projet A350 alors qu’au même moment, le Dreamliner de Boeing connaissait retard sur retard. Même s’il continue à avoir des problèmes avec le moteur Rolls Royce, Airbus a réussi à unifier le process de conception et de réalisation de l’avion, il a de plus limité les options de personnalisation de la cabine ce qui aboutit à une meilleure maîtrise des coûts.

L’argument classique contre la tentation protectionniste est ici d’une évidence criante : le premier marché d’Airbus est Américain, historiquement le décollage de l’A300 comme de l’A320 ont été liés à des commandes majeures aux USA. Prendre le risque d’une guerre commerciale avec les États-unis serait suicidaire d’autant que c’est Airbus qui est aujourd’hui leader mondial dans l’aviation civile avec un carnet de commandes de 3400 avions. Airbus et Boeing sont en concurrence frontale dans les petits porteurs, mais Airbus l’emporte nettement aujourd’hui dans les avions à plus forte marge.

Enfin, c’est méconnaître la structure de l’industrie aéronautique que de raisonner simplement en nationalité d’avions. Aujourd’hui Boeing et Airbus sont des ensembliers aéronautiques qui sous-traitent la conception et la réalisation de pans entiers de leurs avions. Sait-on que 50% de la valeur de l’A350 comme du B787 sont sous-traités ? Sait-on que les équipementiers français jouent un rôle significatif dans l’équipement du B787 ? Aujourd’hui Airbus comme Boeing sont obligés de faire du co-développement, ils étendent de plus en plus leur chaîne de valeur pour des raisons tant financières qu’industrielles. Ils ne peuvent ni tout concevoir ni tout financer. Pour l’avenir, la croissance devra être cherchée en Asie et dans les émergents or la Chine la Russie le Brésil aspirent à se doter d’industries nationales, si on exclut d’emblée des partenariats, des co-développements avec ces pays, il faudra accepter de renoncer à ces marchés et donc connaître un déclin accéléré en Europe.

L’intervention de nos députés est contreproductive même de leur point de vue. À supposer que nous soyons dans un monde de guerre commerciale où tous les moyens sont bons pour faire rendre gorge à l’adversaire, que pèse EADS, groupe plurinational qui tire 60% de son chiffre d’affaires de l’activité « avions civils », face à Boeing groupe américain dont l’essentiel de l’activité est militaire ? Quel poids pèse un groupe subissant une attrition continue des investissements en armement allemand et accessoirement français face au gendarme du monde et à son arsenal préféré ?

Toutes ces raisons incitent à penser qu’un politicien local s’est égaré sur une fausse piste mais comment expliquer alors qu’il ait bénéficié du soutien unanime de la classe politique française. La raison est double.

Le parlementaire tarnais Bernard Carayon est en fait le chantre du patriotisme économique à la française et il a souvent accompagné les prises de parole des experts de l’intelligence économique qui ne cessent de dénoncer l’Europe offerte et le protectionnisme américain. La bataille pour les ravitailleurs de l’armée de l’air américaine, d’abord gagnée par Airbus puis perdue au profit de Boeing, suite à des interventions politiques est, à leurs yeux, la preuve vivante du patriotisme industriel américain qu’ils entendent importer en France. Mais même cet exemple ne prouve rien : qui peut croire que le gouvernement Français peut mettre demain en compétition une firme française et une firme américaine pour fournir du matériel militaire. ?

L’étonnant consensus politique autour de la position de M. Carayon est en revanche un signe des temps ; l’appel à l’Etat, à la protection contre l’étranger, la suspicion à l’égard des firmes du CAC 40 font école. Nul doute que la campagne électorale qui va s’ouvrir illustrera cette tentation du repli.