Les droits de l’homme à Cuba: retour sur une polémique edit

9 décembre 2016

La mort de Fidel Castro n’a pas donné lieu au concert de jérémiades que l’on pouvait craindre. Le titre du Monde, « Tyran et icône », résumait bien ce qu’on pensait en France du dirigeant cubain. La gauche et la droite s’étaient enthousiasmées jadis. La Révolution cubaine, avait, crut la première, trouvé la quadrature du cercle : la compatibilité du socialisme léniniste et de la liberté. La seconde applaudissait celui qui tenait tête aux Etats-Unis et espérait bien en profiter. Comme le disait en 1965 le député gaulliste Albert Marcenet, « les Etats-Unis craignaient peut-être les incendies que voulait provoquer Castro en Amérique. Dans ces cas-là, il valait mieux être du côté de l’incendiaire » !

Mais le soutien castriste à l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie, la répression des homosexuels et l’humiliante autocritique d’Heberto Padilla avaient ouvert un long processus de désamour. L’envoi de chair à canon cubaine en Angola et en Ethiopie ; l’hostilité à Gorbatchev, le procès stalinien du général Ochoa, la répression contre les dissidents, la catastrophe économique due moins à l’embargo qu’à l’obstination des frères Castro, firent le reste.

Bien sûr, on pouvait soutenir comme François Hollande, que Castro avait « fait l’Histoire ». Mais c’était là une nouvelle motion de synthèse. Après tout, Staline, Hitler et Mao, eux aussi, avaient marqué le XXe siècle !

Un géant pour avoir réussi à repousser le débarquement de la Baie des Cochons en 1961, ou pour avoir appelé les années suivantes à la Révolution en Afrique, en Asie et surtout en Amérique latine ? On peut en effet le soutenir. Mais cela est si loin ! Tant de mauvais souvenirs sont venus depuis : la mort de Guevara, abandonné par le Chef à son triste sort, le retour du corps expéditionnaire d’Afrique, les vagues de fugitifs.

Et Cuba, après un long délitement, devenue si peu de choses aujourd’hui, vivant surtout des envois que lui font ses cousins d’Amérique, du tourisme, sexuel notamment, et des barils de pétrole de l’aide vénézuélienne – pour combien de temps encore ?

Tout le monde, ou presque, sait cela et l’on ne joua guère des coudes, en Europe, pour être présent aux obsèques. Les Espagnols envoyèrent non sans quelque impertinence leur vieux roi qui avait abdiqué, lui aussi, mais aussi demandé publiquement à Chavez : ¿Porqué no te callas?, pourquoi tu ne te tais pas ?

Les Français envoyèrent Ségolène Royal. Il n’est pas sûr qu’ils aient de quoi s’en féliciter : elle nia d’abord que les droits de l’homme fussent ignorés du pouvoir castriste. La liberté de conscience et la liberté religieuse existaient. On n’avait pas de liste de prisonniers politiques. Grâce à Fidel Castro, les Cubains avaient récupéré leur territoire, leur vie, leur destin ». Ils s’étaient « inspirés de la Révolution française sans pour autant connaître la Terreur ». Cerise sur le gâteau, elle ajouta quelques jours après, face aux députés mécontents, qu’un pays où venaient quatre millions de touristes « ne pouvait être une dictature ». Réaction intéressante, d’ailleurs : Madame Royal exprimait-elle ainsi les certitudes de son milieu politique ? Pas sûr car sortirent même de celui-ci des critiques un peu vives contre les propos de la ministre. Je ne veux pas croire qu’elle était elle aussi en campagne électorale, cherchant à préparer le terrain (latino-américain) pour un poste important à l’ONU comme cela a été dit… Reste l’hypothèse de l’ignorance. Rafraîchissons-lui donc la mémoire.

Castro avait à ses côtés des révolutionnaires qui admiraient l’URSS et la Chine. Mais il avait aussi des compañeros profondément attachés à la démocratie comme Huber Matos. Celui-ci, un des premiers comandantes de la rébellion, fut jeté en prison pour 20 ans. Son jugement était tout frais encore quand Sartre vint visiter Cuba en février 1960.

Castro régna ensuite sans partage, faisant fusiller des centaines de personnes. Sartre l’avait blanchi en affirmant dans L’Express du 20 avril 1961 que quelques hommes seulement avaient été condamnés à mort, « comme chez nous en 1945 ». Mais Sartre mentait qui n’ignorait pas ce que Castro lui-même avait annoncé : « Nous avons décidé que les assassins du régime Batista seraient fusillés jusqu’au dernier ». Certes, quelques grincheux d’Amnesty international créée l’année précédente) avaient dressé des listes de prisonniers et les avaient comptés. Quelques exilés aigris ont rappelé plus tard que sous Batista, l’horrible dictateur, 500 personnes environ avaient été incarcérées pour des raisons politiques, et sans doute dix fois plus sous la dictature de Machado de 1925 à 1933 ; mais ils ajoutaient que sous la direction du démocrate Fidel Castro, c’est environ 40 000 personnes qui furent envoyées en prison.

Et pas seulement au début, quand on fait la fameuse omelette pour laquelle il faut bien casser des œufs !

L’UMAP, l’ « Unité d’aide à la production » que l’armée prit en charge à partir de 1964, ouvrit des camps destinées aux homosexuels, aux asociaux et aux autres « parasites ». On s’y adonnait à des travaux de terrassement et à des travaux agricoles qui vous régénéraient un pédé en homme nouveau. On estime à environ 25 000 le nombre de jeunes passés par ces camps de l’UMAP. Martha Frayde, ancienne représentante de Cuba à l’Unesco, en parle ouvertement dans son livre de souvenirs : l’UMAP, dit-elle, « avait construit dans l’île des camps de travail qui se trouvaient être, en fait, de véritables camps de concentration où l’on entassait des jeunes, accusés de délits divers, qui servaient en fait de main d’œuvre gratuite dans les nombreux chantiers ouverts pas le gouvernement » (Ecoute, Fidel !, Denoël 1987 p. 98). José Mario, un poète qui y avait été interné pour cause d’écrits non conformes à l’éthique socialiste, passa huit mois dans un de ces camps de la province de Camaguey, au centre de l’île. Il se souvient des baraques, du nid de mitrailleuses des gardiens, des fils de fer barbelés et de la grande pancarte à l’entrée, qui proclamait : « Le travail fera de vous des hommes » (Joel Kotek, Pierre Rigoulot, Le Siècle des camps, Lattès, 2000 p. 708).

Dans les années 1970, il y en avait encore 20 000 détenus.

Et si au tournant du siècle il n’y avait plus qu’un millier de prisonniers, loin des grandes cohortes des années 1960 et 1970, nombre d’entre eux, politiques ou droit commun, furent envoyés sur des chantiers de construction d’hôtels pour répondre au boom touristique qui se profilait.

Et aujourd’hui ? Madame Royal n’a vraiment pas entendu parler des Dames en blanc, ces femmes, ces sœurs, ces cousines de prisonniers qui manifestent régulièrement pour demander leur libération ? Les listes sont en effet plus difficiles à établir. Les arrestations sont nombreuses, et récurrentes, mais en général de courte durée. Une sorte de guérilla contre la dissidence a remplacé des formes plus massives de répression comme pendant la période dite du « printemps noir ». Le 8 avril 2003, 75 opposants avaient été condamnés à 1454 années de prison ! (Les derniers furent en fait libérés en 2011)

La liberté d’expression suppose aussi des élections libres et une presse libre. Mais Castro lui-même avait répondu une fois pour toutes, le 28 février 1959 : « Il ne serait pas correct (sic) d’organiser des élections maintenant (ni plus tard d’ailleurs). Nous obtiendrions une majorité écrasante. Il est donc conforme aux intérêts du pays que des élections ne soient organisées que lorsque des partis politiques se seront pleinement développés et que leurs programmes auront été clairement définis ». Où étaient ces partis politiques, comme le demandait Yves Guilbert, un des rares observateurs lucides de 1961 (Castro l’infidèle, La Table ronde, 1961 p. 169) ? « Une loi de réforme constitutionnelle du 29 juin 1959 et la loi 425 du 7 juillet prévoyaient la peine de mort pour tout délit contre le gouvernement et l’économie cubaine, et 20 ans de prison pour toute participation à une réunion de contre-révolutionnaires. Étaient considérés comme tels tous ceux qui exprimaient des critiques à l’égard du régime et du Parti communiste. Dans ces conditions, aucun parti politique ne pouvait subsister et aucun, en effet ne subsistait ».

Castro démantela les diverses organisations qui avaient lutté contre Batista : la Résistance civique, le Directoire révolutionnaire du 13 mars, le Front de l’Escombray, la Fédération des étudiants universitaires, le Parti du peuple cubain (orthodoxe), le Parti révolutionnaire cubain (authentique) et quelques autres mouvements obligés de prendre le chemin de l’exil. Même le Mouvement du 26 juillet, organisation proprement castriste, fut sévèrement épurée de tous ses cadres insuffisamment alignés.

Quant à la presse, une de premières mesures de cet apôtre de la liberté fut d’éliminer presque tous les journaux qui continuaient de paraître sous Batista : le Diario de la Marina fut exproprié – et son propriétaire appelé à réfléchir à la bonté dont avait fait preuve Fidel Castro en ne l’arrêtant pas. Prensa libre avait osé déplorer dans l’île « l’heure de l’unanimité, de l’unanimité totalitaire », et le fait « qu’il n’y aurait plus de voix discordantes ni de possibilité de critique, ni de réfutations publiques ». Elle avait aussi annoncé « le contrôle de tous les moyens d’expression, la peur collective se chargeant du reste » (Castro l’infidèle, op. cit., p. 175). Castro la fit évidemment interdire. Il en fut de même du grand magazine illustré Bohemia. Son directeur, Miguel Angel Quevedo, avait affirmé que « pour faire une révolution originalement nationale, il n’y avait pas de nécessité à soumettre le peuple à l’oppression et à la vassalité russes » ni « à implanter un système qui dégrade l’homme à la condition de serf de l’Etat, en effaçant tout vestige de liberté et de dignité ». À ses yeux, et non sans quelque lucidité, « cela n’était pas une révolution véritable » (id., p. 177). Quevedo partit en exil mais pas dans le pays des droits de l‘homme : les intellectuels de gauche français ne s’émouvaient guère d’un directeur de journal poussé à l’exil. Je sais. C’était dans l’air du temps. Le socialisme tiers-mondiste prônait le parti unique et Sartre avait répondu à un journaliste qui l’interrogeait sur la liberté de presse dans l’île : « … Ce que je veux savoir, c’est si ceux qui sont favorables à la révolution peuvent s’exprimer, car c’est là que commence la liberté de la presse (…) La première chose que vous avez à faire, c’est de supprimer la presse contre-révolutionnaire ». (Interview de Jean-Paul Sartre à l’agence de presse cubaine Prensa latina, publiée par Cromos, journal de Bogota)

Va pour la liberté religieuse, encore que la fête de Noël fut longtemps interdite, et les prêtres catholiques surveillés de près. Mais des exécutions par centaines, des détenus par dizaines de milliers. Un pouvoir qui n’accepta jamais d’être légitimé par des élections, qui a la haute main sur la presse et n’autorise à s’y exprimer que la voix du parti unique, à l’idéologie unique et obligatoire, cela ne favorise pas le respect des droits de l’homme ! La venue de millions de touristes n’y change rien. Elle manifeste seulement les difficultés économiques et financières d’un régime à court de devises fortes.