La Libye et le provincialisme allemand edit

27 mars 2011

L’abstention du gouvernement allemand lors du vote de la résolution 1973 sur la mise en place d’une zone exclusion aérienne en Libye a été une profonde déception pour tous ceux qui croient à la nécessité d’une politique étrangère de l’Union européenne.

C’est particulièrement vrai en France, où l’on a du mal à accepter que l’Allemagne exprime des positions nationales qui ne soient plus toujours conforme à l’intérêt européen du moment, c'est-à-dire qu’elle nous ressemble. Sans nul doute, l’Allemagne de 2011 n’est plus la République de Bonn d’avant 1989 qui acceptait toute avancée de la construction européenne comme une manière d’expier l’expérience national-socialiste. Les nouvelles générations de politiciens allemands sont plus décomplexées face à ce lourd passé et se sentent dès lors moins prêtes à considérer que l’intérêt européen est forcément congruent avec l’intérêt allemand. C’est ainsi que les Allemands, qui ont longtemps contribué sans rechigner (à la différence des Britanniques) au budget de l’Union européenne, n’hésitent plus à dire stop à la solidarité financière dans la zone euro en faveur de pays, comme la Grèce, qu’ils estiment trop peu fiables. C’est ainsi aussi que le gouvernement allemand a récemment dit non à la position de politique extérieure sur la Libye soutenue par les Britanniques et les Français.

Cette décision du gouvernement fédéral, qui repose depuis 2009 sur une coalition entre les Chrétiens démocrates (CDU/CSU) et les Libéraux (FDP) n’a pas été sans débat en Allemagne même. Si un sondage du 26 mars 2011 publié dans le magazine Focus montre que 56% de la population allemande a soutenu l’abstention au Conseil de sécurité, 36 % a considéré qu’il s’agissait d’une erreur. Au sein de la CDU, le parti d’Angela Merkel, une discussion houleuse a eu lieu. L’ancien ministre de la Défense Volker Rühe n’a pas hésité à déclarer que cette décision détruisait les fondements de la politique extérieure de l’Union. De même, le député Wolfgang Bosbach a décrit le choix de la coalition comme une énorme remise en cause de « la relation avec nos proches partenaires européens et américains ». Il ne faut pas oublier que la CDU a plutôt favorisé par son soutien l’intervention de militaires allemands sur des théâtres d’opération extérieurs, comme l’Afghanistan, rompant avec la tradition de non intervention héritée de la République de Bonn. L’Allemagne est toujours dirigée par des gouvernements de coalition et un chancelier allemand n’a pas les pouvoirs d’un président de la République française. C’est essentiellement pour ne pas s’aliéner, dans une année marquée par sept élections régionales (on parle en Allemagne de Superwahljahr), Guido Westerwelle, le vice-chancelier en charge des Affaires étrangères et chef du parti libéral, qu’Angela Merkel a soutenu cette position. Mais au sein du gouvernement de la coalition, il faut bien comprendre que l’opposition à l’intervention en Libye est avant tout celle du ministre des Affaires étrangères et du FDP. Le petit parti libéral, porteur d’une longue tradition historique, incarne l’Allemagne des entrepreneurs. Sa priorité est la stabilité des investissements et des exportations industrielles, qui connaissent une relance très forte depuis 2009, mais guère les questions militaires. Il y a chez les Libéraux allemands des traits communs à certains Républicains isolationnistes aux Etats-Unis. L’important est d’assurer la bonne marche de l’économie allemande en profitant des aspects positifs de la mondialisation, en particulier le libre-échange. Le FDP, comme l’a souligné récemment son porte-parole Rainer Stimmer, se réjouit que l’Union européenne ait voté des sanctions à l’égard de Khadafi, car il considère cette mesure comme suffisante. Tout le monde sait aussi qu’en pratique les sanctions n’ont jamais empêché les entrepreneurs ingénieux de s’arranger. Cet isolationnisme libéral est très différent des réticences d’une majorité de la gauche allemande qui peut encore être opposée aux interventions militaires au nom d’arguments moraux. Là encore, il faut d’ailleurs relativiser cette opposition de la gauche allemande. Si le SPD et Die Linke ont en effet globalement soutenu la décision du gouvernement sur la Libye, d’éminents membres du Parti des Verts, tels que Joschka Fischer (on pourrait citer aussi Daniel Cohn-Bendit même si celui-ci appartient davantage aujourd'hui au monde politique français), se sont élevés contre. Joschka Fischer était d’ailleurs le ministre des Affaires étrangères d’une coalition SPD–Verts qui a encouragé l’armée allemande à se joindre aux bombardements de l’OTAN contre la Serbie de Milosevic.

La décision prise par le gouvernement fédéral à l’égard de la Libye doit donc être interprétée prioritairement comme un refus du FDP au sein de la coalition. A la veille d’élections régionales dans deux Länder de l’ancienne Allemagne de l’Ouest, où le parti fait habituellement des scores raisonnables, Guido Westerwelle a choisi de ne pas brusquer son électorat. Cela ne l’a guère aidé car les scores du dimanche 27 mars ont été piteux : 5 pour cent à peine dans le Bade Wurtemberg et 4 pour cent en Rhénanie Palatinat, ce qui n’est plus suffisant pour siéger au Parlement régional. Quant à la Chancelière, elle n’a pas souhaité se mettre à dos son partenaire, car sa propre cote de popularité est sérieusement en baisse dans les sondages et elle n’a souhaité ouvrir aucun front au sein de sa coalition qui aurait risqué de renforcer le SPD et Die Linke. Elle avait par ailleurs fort à faire avec la question de l’avenir des centrales nucléaires suite à la catastrophe de Fukushima, une question politiquement beaucoup plus sensible dans l’opinion allemande que l’affaire libyenne. Les excellents résultats des Verts dans le Bade Wurtemberg (25 pour cent des voix) et en Rhénanie Palatinat (17 pour cent des voix) ont montré combien l’opposition a su capitaliser sur la question nucléaire. L’absence de la CDU du gouvernement du Bade Wurtemberg est un jamais vu depuis 58 ans.

De manière plus générale, la décision allemande à l’égard de la Libye démontre la forte contrainte que font peser les intérêts électoraux nationaux sur la politique étrangère de l’Union. L’existence d’un lien entre décision de politique extérieure et calendrier politique national dans les démocraties n’est en rien un scoop. La caractéristique de l’Union européenne est cependant que cette contrainte est décuplée par le fait que les gouvernements sont vingt-sept et qu’ils sont pratiquement toujours à la veille d’une élection qui peut faire basculer leur choix (en particulier dans les trois grands). Comment résoudre ce problème ?

En théorie, la meilleure solution serait l’existence d’un gouvernement européen, mais cette hypothèse n’est pas vraiment d’actualité. Dès lors, une solution consiste à faire sans les hésitants (ce que la Grande-Bretagne et la France ont choisi d’assumer dans le cas de l’intervention en Libye), et de travailler en parallèle toujours plus au rapprochement des positions sur l’Europe des partis politiques nationaux. En attendant, il n’y a guère d’autre choix que de vivre avec une politique étrangère tributaire des cycles politiques nationaux de court terme et forcément plus difficile à définir que la politique extérieure d’un Etat unifié. Ce n’est pas l’existence d’un Haut Représentant pour la politique extérieure et la sécurité, telle qu’elle a été imaginée par le traité de Lisbonne, qui permet de résoudre ce problème structurel. Du reste, Catherine Ashton a été très peu visible dans toute l’affaire libyenne, non pas parce qu’elle ne s’y intéresse pas mais parce que les jeux de la politique intérieure des Etats continuent de primer sur tout ce qu’elle peut entreprendre au nom de la politique extérieure de l’Union européenne. C’est cela le principal enseignement du refus allemand de soutenir l’intervention en Libye.