Français et Allemands: si loin, si proches edit

17 décembre 2020

Un livre récent de deux historiens, l’une française, l’autre allemand (Ennemis héréditaires ? Hélène Miard-Delacroix et Andreas Wirsching, Fayard) revient sur l’histoire tumultueuse des relations franco-allemandes en partant, il y a cent cinquante ans, de la défaite française de 1870. Le livre met en exergue la constante volonté conquérante de l’Allemagne à la suite de son abandon, imposé par Bismarck, de la voie libérale et parlementaire. Charles Jaigu qui rend compte de l’ouvrage dans le Figaro du 26 novembre, conclut par ces mots : « la réconciliation franco-allemande n’est pas fondée sur des affinités électives. Certes, il existe depuis la fin du XVIIIe siècle, dans ces deux pays, une francophilie admirative et une germanophilie passionnée, mais l’une et l’autre sont restées le propre des élites ». Et il termine en parlant « d’une union contre nature des deux nations ».

Les données que je vais présenter dans ce papier le confirment sur un autre plan que le détour historique. J’avais déjà souligné, dans un papier précédent, les contrastes de valeurs entre les Français et les Allemands qui ressortent de la dernière vague (2017) de l’European Values Study. Je voudrais y revenir plus en détail ici car les résultats sont assez spectaculaires.

La figure 1 synthétise ces résultats et fait ressortir deux univers de valeurs extrêmement contrastés. Sur la gauche du graphique se trouvent les types de valeurs auxquels les Allemands adhèrent nettement plus que les Français (classés par ordre décroissant d’écart) et à droite les types de valeurs que privilégient les Français par rapport à leurs voisins d’outre-Rhin. Les cinq types de valeurs auxquels les Allemands accordent une préférence marquée par rapport aux Français ont tous trait à l’engagement politique ou social et au rapport à la démocratie. Les Allemands sont ainsi les plus fervents soutiens, parmi les 22 pays étudiés, des principes de la démocratie libérale, alors que les Français se situent en avant-dernière position. Ce score est construit à partir de plusieurs questions très corrélées sur la façon de définir la démocratie en proposant aux personnes interrogées plusieurs items dont elles devaient dire s’ils constituaient ou non « une caractéristique essentielle de la démocratie ». Parmi ces items figurent notamment le fait que « les individus choisissent leurs dirigeants lors d’élections libres » que 94% des Allemands jugent essentiel (72% des Français) ou le fait que « les droits civiques protègent les individus de l’oppression de l’Etat » jugé essentiel par 84% des Allemands (64% des Français). Si une majorité d’Allemands et de Français se retrouvent sur ces principes de la démocratie, une minorité très significative de Français – plus ou moins un tiers d’entre eux – s’en démarquent.

Mais ce n’est pas simplement la réponse à une question qui permet de conclure à un très fort contraste de valeurs entre la France et l’Allemagne, c’est un ensemble de réponses qui font système. Les Allemands sont politisés (1er sur ce score), engagés dans la vie associative, plus spontanément confiants dans les autres, très attachés à la démocratie et aux normes civiques (1er également sur ce score). Les Français présentent dans une large mesure les traits symétriquement inverses. On le voit également à propos des scores sur lesquels les Français ont cette fois une nette avance sur les Allemands. On trouve chez une forte proportion de Français un curieux mélange d’appel à l’autorité, voire d’un certain attrait pour des solutions politiques autoritaires et d’individualisme mêlé d’une complaisance (certes minoritaire) pour la violence politique.

Ainsi, tout en étant 78% à souhaiter « qu’on respecte davantage l’autorité » (54% des Allemands), les Français ne sont que 32% à trouver totalement injustifiable de « demander des indemnités au-delà de ce à quoi on a droit » (76% des Allemands) et ne sont que 59% à juger la « violence politique » totalement injustifiable (81% des Allemands). Ajoutons que 13% des Français trouvent que le fait que « l’armée dirige le pays » serait une bonne façon de le gouverner (2% des Allemands).

Figure 1 Les contrastes de valeurs entre la France et l’Allemagne

Lecture : Lecture : chaque barre représente le score moyen de l’échelle de valeur, pour la France (en noir) et pour l’Allemagne (en gris). Les échelles pour lesquelles l’Allemagne a un score supérieur à la France sont classées à gauche du graphique par ordre décroissant d’écart, celles pour lesquelles la France a un score supérieur sont classées à droite du graphique. Le chiffre au-dessus de chaque barre indique le classement du score du pays parmi les 22 pays étudiés. Par exemple l’Allemagne est les pays qui a le score le plus élevé en matière d’adhésion aux principes de la démocratie libérale. Le score moyen de chaque échelle est de valeur 0 pour l’ensemble des pays. Un score négatif indique donc une valeur inférieure à celle de la moyenne des 22 pays étudiés

Ce tempérament français qui mélange autoritarisme, rébellion et indiscipline, fait évidemment contraste avec la culture politique allemande fondée sur le strict respect des règles démocratiques, le civisme et la recherche du compromis.

Je n’ai mis jusqu’à présent en exergue que les traits contrastés des deux pays, mais il est évident qu’ils partagent aussi des valeurs, notamment l’adhésion commune au libéralisme culturel. Le recul des croyances religieuses, qui y est associé, est d’un niveau équivalent dans les deux pays (même si les Allemands sont plus engagés dans les institutions religieuses). Les Français sont plus ouverts que les Allemands à l’égard des minorités et des immigrés (même si dans les années récentes la politique de l’Allemagne à ce sujet a été beaucoup plus généreuse que la politique française). Les deux pays partagent aussi le même niveau de confiance dans l’Europe et en général dans les institutions.

On ne peut donc pas dire que les univers de valeurs français et allemands soient radicalement hétérogènes. Si c’était le cas d’ailleurs, cela poserait de graves problèmes en Europe. Mais on a affaire néanmoins à deux modèles très contrastés même si bien sûr la reconnaissance de la liberté individuelle prédomine dans chacun d’eux. L’Allemagne semble avoir tiré toutes les leçons de l’Histoire et avoir totalement répudié son passé belliqueux et autoritaire. Manifestement le traumatisme historique du Nazisme a laissé de profondes traces dans la conscience collective qui font que les Allemands sont les premiers des Européens (avec les Autrichiens) à rejeter des solutions politiques autoritaires radicales, comme le fait que le pays puisse être gouverné par « un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections » ou que « l’armée dirige le pays ». Les Allemands sont également les moins nationalistes de tous les Européens.

Les Français ont sans nul doute un passé moins lourd à porter et leurs dirigeants et leurs élites considèrent d’ailleurs que les valeurs françaises issues de la Révolution ont une valeur universelle et peuvent servir de modèle. L’arrogance française à ce sujet est souvent vilipendée en Europe. Contrairement aux Allemands, les Français ont donc oublié leur passé de violence guerrière et politique, quand ils ne le cultivent pas. La France n’a jamais été non plus, au contraire de l’Allemagne, un pays de compromis syndical et politique. L’emprise du marxisme, qui prend aujourd’hui un autre visage mais reste très présente, y a toujours été forte, alors qu’elle a presque complètement disparu du paysage allemand.

Un démocrate libéral cultivant la modération politique, qui examinerait d’un œil impartial les quelques données que je viens de présenter, choisirait sûrement d’aller vivre en Allemagne. Reste, comme aime à le dire le président Macron, l’inestimable « art de vivre à la Française » qui fait peut-être pencher la balance….