Que se passe t-il à Oaxaca ? edit

21 novembre 2006

Le conflit local entre gouverneur et manifestants condense une série d'enjeux qui le rendent symptomatique d’une crise profonde du régime politique mexicain. L'autonomie croissante des gouverneurs, qui agissent parfois en véritables caudillos régionaux, atteste la fin du « présidentialisme impérial » et prouve à quel point ils sont devenus de véritables chefs politiques et non plus seulement les relais du pouvoir fédéral.

Revenons sur l’histoire d’une crise. Depuis près de 25 ans, les instituteurs de la section 22 du Syndicat national des enseignants (historiquement lié au PRI, au pouvoir de 1929 à 2000) ont occupé le centre de la ville de Oaxaca, capitale de l’État fédéré du même nom, dans le sud du Mexique, pour exiger une hausse salariale ainsi qu’une amélioration des prestations liées à leur statut de fonctionnaires de l’éducation nationale. Le sit-in des instituteurs était devenu aussi traditionnel que la fête folklorique organisée chaque année, début juillet, et qui attire des milliers de touristes nationaux et étrangers.

D’habitude, le gouverneur apportait une réponse partielle aux demandes des manifestants, qui levaient le camp, quelques jours avant le festival, juste à temps pour laisser la place aux vendeurs ambulants. Seulement, le 14 juin 2006, le gouverneur du PRI, Ulises Ruiz, élu en juillet 2004, a décidé de faire évacuer le centre-ville manu militari. Mal lui en a pris, car les instituteurs, très nombreux (ils sont 70 000 au total) ont réussi à repousser la police, après un affrontement violent. Ce qui avait alors commencé comme une simple mobilisation sectorielle est devenu, dans l’atmosphère électrique des élections fédérales (les présidentielles et législatives ayant eu lieu le 2 juillet 2006), un conflit politique : des dizaines d’organisations se sont joint aux instituteurs et ont créé, avec ceux-ci, une Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO), sorte de creuset d’un mouvement d’opposition au gouverneur.

Dès lors, le syndicat des instituteurs et les sympathisants de l’APPO ont occupé la ville jusqu’au samedi 28 octobre, date à laquelle 5000 agents de la police fédérale, accompagnés d’hélicoptères et de véhicules anti-émeutes ont « reconquis » le centre-ville et déblayé les barricades construites par les manifestants. Ceux-ci ce sont alors réfugiés dans le campus universitaire, dans la périphérie de la ville. Tout au long de ces cinq mois de conflit, ponctué de véritable bataille rangées entre manifestants et policiers en civil, les revendications du mouvement n’ont pas changé : destitution du gouverneur, libération des personnes emprisonnées pendant les mobilisations, présentation des disparus et retrait des forces de l’ordre.

Pendant les 175 jours d’émeute, plus de 15 personnes ont perdu la vie, parmi les manifestants. Oaxaca est devenu la scène d’un des conflits les plus violents depuis le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale, en janvier 1994, dans l’État voisin du Chiapas. Le gouvernement fédéral, plus occupé à défendre la victoire de son parti aux présidentielles du 2 juillet 2006, tente tardivement de jouer les arbitres, tandis que les sénateurs refusent de révoquer le mandat du gouverneur, bien qu’ils l’invitent néanmoins à se séparer « volontairement » de ses fonctions. Il a fallu la mort d’un journaliste américain indépendant, Brad Will, le vendredi 27 octobre, sous les balles de tueurs à solde du gouverneur, pour que le président Fox décide de faire intervenir les forces fédérales. Le contrôle de la ville n’en est pas moins précaire, avec des affrontements périodiques autour du campus universitaire et des manifestations de solidarité dans la périphérie de la ville d’Oaxaca, mais aussi à Mexico tous les weekends. Pendant ce temps, toujours épaulé par les dirigeants de son parti, Ulises Ruiz refuse de démissionner, au nom de la souveraineté de son État et du respect à la volonté du peuple qui l’a élu au suffrage universel.

Ce qui peut sembler un conflit local et sectoriel condense en réalité une série d’enjeux qui le rendent symptomatique d’une crise profonde du régime politique mexicain. D’une part, la question des rapport centre-périphérie : là où, autrefois, les gouverneurs étaient tributaires de la volonté du tout-puissant président de la république, celui-ci doit désormais composer avec des gouverneurs qui ont acquis une autonomie croissante, à tel point qu’ils agissent parfois en véritables caudillos régionaux. Ulises Ruiz n’est pas le premier à s’affranchir du veto présidentiel et de celui du Sénat, avant lui c’est son propre parrain Roberto Madrazo (candidat du PRI aux dernières présidentielles) qui s’était joyeusement soustrait à l’autorité chancelante du président Ernesto Zedillo (1994-2000), lorsqu’il était gouverneur du Tabasco. Plus récemment, le gouverneur de Puebla, Mario Marín, impliqué dans une affaire de pédophilie, reste indéboulonnable, tant ses pairs du PRI le soutiennent contre toute volonté du président ou des autres partis d’opposition de le destituer et de le faire juger. La crise de Oaxaca n’est donc qu’une expression de plus de la fin du « présidentialisme impérial », pour reprendre l’expression de l’historien Enrique Krauze. Elle prouve à quel point les gouverneurs sont devenus de véritables chefs politiques, et non plus seulement des relais du pouvoir fédéral. Leur organisation en un syndicat national depuis le début des années 2000, contribue à consolider leur force politique face au pouvoir fédéral.

En outre, un État comme celui de Oaxaca, aussi pauvre soit-il, représente un enjeu de pouvoir considérable. Pour le PRI, avant tout, car il a longtemps constitué une réserve électorale pour ce parti (pour la première fois, le PRD, à gauche, a remporté les présidentielles et les législatives du 2 juillet 2006). A partir de la décentralisation dans le domaine de l’éducation et des politiques sociales, dès 1995, le gouvernement de l’État a reçu des sommes considérables transférées par la fédération. Directement sous la responsabilité des gouverneurs, ces nouvelles ressources ont servi aussi bien à alimenter les réseaux clientélistes qu’à financer les campagnes présidentielles du PRI. Telle était d’ailleurs la mission principale d’Ulises Ruiz, opérateur électoral de Roberto Madrazo et qui est aujourd’hui accusé d’avoir détourné près de cent millions de dollars au profit de ce dernier. Cela n’est évidemment pas sans rapport avec le refus du gouverneur d’abandonner la partie : Ulises Ruiz tente certainement d’obtenir des garanties avant de lâcher son poste, étant donné les dimensions sans précédent de la corruption sous son mandat.

Il faut ajouter que son prédécesseur, José Murat (1998-2004), actuellement sénateur, souhaite reprendre le contrôle de l’État grâce auquel il s’est enrichi. Il a tout intérêt à voir tomber Ulises Ruiz dont il considère qu’il a lésé ses intérêts, mais ne souhaite pas non plus voir éventer les détails plus que douteux de sa gestion passée. Parallèlement, les autres dirigeants du PRI souhaitent exploiter au maximum la situation pour négocier des avantages avec le président élu, Felipe Calderón (PAN), qui entrera en fonction le 1er décembre prochain. Les parlementaires et les gouverneurs du PRI cherchent ainsi à obtenir des positions clefs dans les instances décisionnelles du Congrès, ainsi que des transferts budgétaires en faveur des États qu’ils gouvernent.

Enfin, la crise d’Oaxaca met en relief un dernier problème politique de fond : la crise des médiations politiques. L’APPO, nous l’avons dit, ressemble davantage à un forum d’organisations et de citoyens désireux de voir changer la situation sociale et politique de la région, qu’à une organisation politique avec un discours et un projet cohérent. S’y côtoient les courants les plus radicaux, marxistes voire staliniens, avec des associations proches de l’Eglise catholique, des organisations indiennes ou, encore des sympathisants de l’Armée zapatiste de libération nationale et du PRD. Le congrès constitutif qui s’est déroulé ce week-end (11 et 12 novembre 2006) pourrait contribuer à consolider un mouvement politique plus durable, mais il est difficile, à court terme, que des secteurs aux trajectoires et aux visions si différentes puissent se mettre d’accord sur autre chose que la destitution du gouverneur. Le dilemme reste toujours le même : quelle alternative politique, pour un mouvement qui souhaite échapper à toute inféodation partisane ? Entre la défense d’une société civile « indépendante » des partis et de l’État et un caudillisme népotique et corrompu, les alternatives restent encore à inventer.