Nouveau gouvernement marocain: les aléas de l’obstination en politique edit

4 avril 2017

L’obstination, qui est parfois une qualité en politique, peut aussi s’avérer un défaut majeur. Pendant plusieurs mois, le chef du gouvernement marocain, Abdelilah Benkirane, qui avait conduit le gouvernement durant la législature précédente, de 2011 à 2016, et que le roi avait chargé de former le prochain, a refusé d’accepter la coalition que lui proposait son ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, président du Rassemblement national des indépendants (RNI), bien qu’il n’ait pas la possibilité d’en former une autre. La nomination par le roi du numéro deux du Parti justice et développement (PJD, le parti dirigé par Abdelilah Benkirane), Saâdeddine El Othmani, le 17 mars dernier, a permis de sortir de ce blocage, le nouveau chef du gouvernement acceptant sans regimber la coalition que refusait son prédécesseur. Cinq mois ont ainsi été perdus en vain et Abdelilah Benkirane n’a pas réussi à devenir le premier chef du gouvernement marocain bénéficiant d’une longévité au pouvoir comparable à celle d’un Premier ministre britannique ou d’un chef d’Etat dans une république. Peut-on comprendre le ressort de cette obstination, puisque la solution dont il ne voulait pas l’a finalement emporté dès qu’il fut écarté ?

Revenons rapidement sur les élections législatives du 7 octobre 2016, remportées par le PJD qui obtint 125 sièges à la Chambre des Représentants, soit 18 de plus que lors de la précédente législature. Le PAM (Parti authenticité et modernité, créé par un proche du roi Mohammed VI), son concurrent direct, libéral, obtint 102 sièges, soit 55 de plus que préalablement. Le parti de l’Istiqlal, allié du PJD durant la première partie de la législature passée, remporta 46 sièges. Le RNI (Rassemblement national des indépendants), centriste, membre de la coalition gouvernementale remporta 37 sièges. Le Mouvement populaire, également membre de la coalition, remporta 27 sièges. L’USFP (Union socialiste des forces populaires) conserva 20 sièges, mais en perdit 19. L’UC (Union constitutionnelle), parti de centre-droit, obtint 19 sièges. Le PPS (Parti du progrès et du socialisme), le Parti communiste marocain, allié indéfectible du PJD, remporta, quant à lui, 12 sièges.

Au lendemain des élections, le roi chargea Abdelilah Benkirane de former le gouvernement. Celui-ci apparaissait dans la meilleure des positions : son parti, contrairement à ce qui arrive à la plupart des partis au gouvernement, venait de remporter plus de sièges que lors des élections précédentes. Il ne lui en manquait que 73 pour s’assurer de la majorité. Le chef du gouvernement semble en avoir déduit qu’il avait les coudées franches pour redessiner la coalition parlementaire devant soutenir son action. Il se proposait de réintégrer l’Istiqlal dans la majorité. Deux fortes caractéristique rassemblent le PJD et le l’Istiqlal : le référentiel islamo-conservateur et, tout au moins depuis qu’il est dirigé par Abdelhamid Chabat, le populisme. En faisant entrer l’Istiqlal dans la coalition gouvernementale, le chef du gouvernement rendait subsidiaire le rôle du RNI et, partant, diminuait l’importance des progressistes et des « laïcs » dans la composition du gouvernement.

Du point de vue d’une lecture strictement majoritaire, la position du leader du PJD pouvait se comprendre. Toutefois, si les institutions constitutionnelles garantissent la primature au parti arrivé en tête aux élections, elles ne l’exemptent pas de la négociation d’une coalition, puisque le système électoral est un système proportionnel, favorisant la dispersion relative des voix et les partis de taille moyenne, voire de petite taille. Il en découle que le dernier parti nécessaire à la formation de la coalition est quasiment aussi important que le parti autour duquel elle se forme. Le ministre de l’Agriculture, qui semble avoir bien compris les potentialités ouvertes par le segment parlementaire du régime, a donc pris soin de former autour de lui une coalition rassemblant chacun des partis dont le PJD pouvait avoir besoin pour compléter sa majorité au-delà de l’Istiqlal et du PPS. Cette seconde coalition se plaçait ainsi en position de force pour négocier le programme et les ministères. Le PJD se retrouvait, pour ainsi dire, dans la situation d’un homme qui ayant gagné une voiture à une tombola doit s’entendre, s’il veut la conduire, avec celui qui, à la même tombola, a gagné les clefs. Sans doute est-ce injuste, mais c’est la logique de la formation des coalitions, et l’on ne voit pas pourquoi les partis minoritaires accepteraient de sacrifier leurs intérêts afin de favoriser le gagnant dans un système précisément conçu pour éviter la domination d’une majorité. Le chef du gouvernement désigné n’est jamais parvenu à composer avec cette évidence.

Cela se comprend. Sur le fond, Abdelilah Benkirane n’avait pas d’objections spécifiques à intégrer l’Union constitutionnelle ou l’USFP. Il avait déjà envisagé, du reste, l’intégration de ce parti. Cependant, c’est une chose différente d’intégrer un à un des partis dans une coalition et de devoir s’intégrer soi-même à une coalition formée par d’autres, alors qu’on est arrivé en tête des élections. Ni la marge de manœuvre ni les rapports de force ne sont les mêmes. Le chef du gouvernement a donc tenté de maintenir ses positions, espérant en imposer à ses alliés inopportuns, tout en faisant des concessions : l’abandon de l’Istiqlal puis l’acceptation de l’Union constitutionnelle dans la coalition. Sans doute crut-il alors que ce qu’il avait accepté justifiait qu’il refuse d’en accepter davantage, c’est-à-dire de se résoudre à l’entrée de l’USFP. Du point de vue des autres partis, ces concessions justifiaient, au contraire, de tenir bon jusqu’à ce qu’il accepte la dernière, puisqu’elles démontraient que le PJD n’avait finalement pas les moyens de se soustraire à leurs demandes.

Durant ce temps, les commentaires allèrent bon train dans la presse, démontrant que, si le leader du PJD n’avait pas tout à fait compris la logique du système parlementaire, nombre de commentateurs quant à eux n’avaient compris ni l’esprit ni la lettre des institutions. C’est ainsi que l’on se plut à envisager que le roi pourrait nommer un chef du gouvernement hors du PJD, bien que la Constitution l’exclût formellement, le souverain devant obligatoirement désigner le chef du gouvernement parmi les membres du parti arrivé en tête aux élections. Une telle méprise suggère que la culture constitutionnelle n’est pas encore solidement établie et qu’un certain flou demeure, dans l’esprit de tout un chacun, quant aux pouvoirs exacts du souverain. C’est précisément ce qu’illustre la sortie du blocage.

De retour d’un voyage officiel, le roi décida de charger une autre personnalité issue du PJD de former le gouvernement. Le communiqué du cabinet royal précisa qu’il avait choisi cette solution « parmi toutes les autres options que lui accordent la lettre et l’esprit de la Constitution ». On a parlé de « limogeage » et critiqué cette intervention. Il est pourtant clair que le souverain n’a fait qu’agir conformément à la Constitution : désignant une personnalité pour former le nouveau gouvernement, et dans la mesure où le gouvernement n’était pas investi par le Parlement, il demeurait libre d’en désigner une autre si elle n’y parvenait pas. Sur ce point, s’applique le « principe du parallélisme des formes », selon lequel une autorité habilitée à prendre une décision est, sauf dispositions contraires, habilitée à l’annuler, selon la même procédure. Le roi n’a fait que prendre acte de l’incapacité avérée du chef du gouvernement désigné à constituer une majorité. On ne saurait donc sérieusement parler de limogeage, sauf à sur-interpréter les choses à partir du préjugé selon lequel la monarchie mènerait systématiquement le jeu – ce qui finit par ne plus être l’explication de rien, puisque c’est devenu, chez maintes personnes, l’explication de tout.  En revanche, l’affirmation du communiqué du Cabinet royal selon laquelle il existerait de nombreuses autres options découle bien plus du jeu politique que du respect et simple commentaire de la Constitution. Elle faisait planer une menace indéfinie, et donc une pression utile pour parvenir au déblocage.

En effet, si l’on écarte l’option consistant à laisser encore du temps au leader du PJD, la seule option constitutionnelle pour sortir du blocage était la dissolution de la Chambre nouvellement élue. Cette dissolution n’aurait probablement avantagé personne : il n’était, en effet, pas certain, compte tenu du système électoral, que le PJD aurait vu s’accroître le nombre de ses sièges. Il pouvait légitimement craindre, au contraire, que le PAM, dont le score avait bien plus augmenté que le sien lors des dernières élections, ne continue à progresser, à son détriment cette fois. Il était tout autant envisageable que les électeurs le soutiennent ou qu’ils lui fassent porter la responsabilité de la situation. La structure de l’électorat PJD donne, du reste, du crédit à cette crainte, puisqu’il se compose, à l’instar de l’électorat de la plupart des partis, d’un « socle dur » et d’un électorat variable. De fait, une part des Marocains votant pour le PJD ne manifeste pas une adhésion de fond à ce parti, mais une préférence conjoncturelle, autrement dit : une préférence réversible. Enfin, il faut également tenir compte du coût d’une campagne électorale pour les partis et, plus particulièrement encore, pour les candidats, qui, dans de nombreux cas, les prennent eux-mêmes en charge. L’ensemble de ces raisons et les incertitudes qui les accompagnent rendaient assez peu attractive la dissolution pouvant intervenir à l’initiative royale. Dès lors que la coalition conduite par Aziz Akhannouch ne fléchissait pas, qu’une dissolution n’était pas souhaitée et que le souverain, en écartant Abdelilah Benkirane, montrait qu’il n’interviendrait que pour sanctionner les tergiversations – et non, comme l’avait peut-être cru l’ancien du gouvernement, afin de pousser le ministre de l’Agriculture à accepter un compromis – il ne restait d’autre possibilité au PJD que d’accepter l’inéluctable : accueillir la coalition formée par le RNI. Ce qui fut fait.

La presse, notamment française, et les commentateurs ont, de manière plus ou moins mesurée et avec plus moins d’arguments, soutenu que cette crise ainsi que sa résolution prouvaient, une fois de plus, la mainmise du Palais sur la vie politique marocaine. C’était commettre l’erreur logique consistant à attribuer en totalité l’atteinte d’un résultat à un acteur au prétexte que le résultat lui profite. A ce compte, tout gagnant dans un jeu impliquant une part de hasard serait nécessairement un tricheur. Certes, le remplacement d’Abdelilah Benkirane par Saâdeddine El Othmani permet d’éviter la longévité politique sans précédent d’un chef du gouvernement. Reconduit dans ses fonctions, celui-ci aurait pu y demeurer cinq ans de plus, soit un total de dix ans. Une telle longévité impliquait des transferts d’autorité et une accumulation de pouvoir dans l’appareil étatique, ne serait-ce que par le biais des nominations dans les hauts postes de l’Etat dépendant de lui. Les connaisseurs de la vie politique marocaine ont à l’esprit le précédent d’Ahmed Osman, beau-frère et Premier ministre de Hassan II, nommé à la tête du gouvernement en 1972 et remplacé en 1979, bien que son parti, le RNI, eût remporté avec succès les élections de 1977 et fût majoritaire au Parlement. Dans le même ordre d’idée suspicieux, on pourrait également souligner que le système proportionnel favorise le leadership monarchique en rendant impossible l’émergence et la consolidation d’un partir majoritaire. Tout cela, cependant, ne prouve pas l’existence d’une stratégie sourde et centralisée destinée à priver le PJD de la victoire. Pourquoi ?

La première raison est que le PJD n’a pas gagné au sens fort du terme : il est arrivé en tête dans un système politique où le mode électoral et le régime des partis favorisent l’émiettement de la représentation. Il est dans la nature d’un tel système que les gouvernements ne soient pas issus des urnes mais des négociations qui suivent l’élection ; et il est dans la nature de ces négociations que les parties y manœuvrent pour occuper une position dominante. Après, c’est une question de talent, d’imagination et de rapports de force. Aziz Akhannouch a eu l’idée de préempter la coalition nécessaire à la formation du gouvernement. Abdelilah Benkirane, tout au contentement de sa victoire, n’y a pas pensé. Il s’est cru dominant alors que son ministre de l’Agriculture a su jouer sur la crainte des plus petits partis d’être dominés, voire exclus du jeu. Prenez cette structure de situation et placez-la dans un autre pays que le Maroc où le chef de l’État ne dispose d’aucunes fonctions exécutive, le résultat eût vraisemblablement été identique. Ce qui s’est passé au Maroc depuis cinq mois n’est finalement rien d’autre que ce qui se passe dans les pays à régime parlementaire et à scrutin proportionnel, lorsqu’il s’agit de constituer un gouvernement. La seule différence avec le Maroc provient de ce que, dans un tel système, le parti central de la coalition et donc la place de chef de gouvernement ne sont pas fixés de manière indépendante de la négociation, de sorte qu’il y est plus facile de sortir d’une crise en choisissant rapidement un autre chef du gouvernement et un autre parti autour duquel former une coalition. Autrement dit, ce qui a provoqué la durée de la crise, c’est la position renforcée du chef du gouvernement, laquelle rend impossible les régulations habituelle du parlementarisme ; quant à ce qui a provoqué la crise elle-même, c’est indubitablement le défaut d’acculturation du vainqueur et de son parti au parlementarisme lui-même. Dans le un tel système, le chef du gouvernement n’est fort que de la majorité qu’il constitue et non de la place qu’il occupe, parce qu’il ne peut prétendre l’occuper s’il n’a pas de majorité. C’est cette évidence qu’a rappelé, non sans une certaine ironie, le souverain en remplaçant Abdelilah Benkirane par le numéro deux de son propre parti. En politique, l’obstination n’est pas nécessairement une vertu.