Peut-on vivre hors classe? edit

7 avril 2023

Il y a quelques semaines, Monique Dagnaud donnait dans Telos[1] une lecture éclairée de mon livre Sans classe ni place[2], en l’inscrivant dans un débat émergent sur les « transclasses ». Je voudrais ici revenir sur l’origine de ce livre, afin d’apporter quelques éléments à ce débat qui touche à l’idée même de reproduction sociale, et incidemment aux bases de la sociologie.

J’ai choisi un titre apparemment provocateur et absurde pour raconter mon histoire. Un professeur de sociologie ne peut sérieusement affirmer qu’on ne dispose « ni de classe ni de place » puisque ces dernières définissent largement les actions et les sentiments des individus. Je ne me retrouve pourtant pas dans une conception individualiste débridée des rapports sociaux. Il se trouve seulement que je proviens d’un milieu social anomique dans lequel les règles, les rôles et la morale avaient cédé : déchéance, mère sans limites affectives, père régulièrement incarcéré, absence de logement stable. Absence de maison et de maisonnée donc. Cette situation s’accompagnait de l’ostracisme de ceux qui disposaient d’une place enchâssée dans des rôles et du sentiment de légitimité de leur existence sociale. En deçà des classes populaires il existe ainsi une forme de misère et d’exclusion dans laquelle on se trouve largement désocialisé. Je m’y trouvais.

Le désir de société

Je suis pourtant devenu professeur des universités. Comment expliquer ce parcours improbable ?

D’abord par la stupéfaction. Dès l’enfance j’eus conscience que ma vie n’obéissait pas aux mêmes lois que celle de mes camarades. Je m’en accommodais mal. L’école avait un rôle salvateur. Elle m’autorisait à m’abstraire de mon quotidien pour construire un rapport au monde sensé, normal, et pour comprendre, progressivement, ma différence sociale. Elle me protégeait de la fureur familiale, me proposait des règles du jeu et m’offrait les moyens de raisonner. Je retrouvais des plaisirs comparables auprès de celles que je nomme dans mon livre les « filles » (mes premières amours) : elles me donnaient une place, une écoute et la paix que je n’avais pas connues ailleurs. Elles m’apprirent à parler de ma stupéfaction et à en faire un récit cohérent .

Contrairement aux transfuges de classe, je n’éprouvais pas de révolte contre les « dominants », puisque je ne disposais pas d’une place, de « dominé ». Je n’ai ainsi jamais éprouvé la « violence symbolique » de l’école. De même, dans mon métier de limonadier, je portais avec plaisir la veste blanche des garçons de salle. Elle traduisait la servilité de mon activité et j’en souffrais, mais, plus encore, elle m’attribuait un statut dont j’étais fier. Plus précisément, j’étais fier de disposer d’un statut.  Bien sûr, j’étais parfois écrasé par la violence d’un patron, mais je réglais les affaires comme un voyou, en silence. J’éprouvais le désir de faire société, d’avoir une place parmi les autres, d’être reconnu comme normal finalement. En lisant Simmel, j’ai découvert, bien des années plus tard et avec beaucoup d’émotion, l’explication sociologique de ce désir : participer aux  « formes de la vie sociale» (par exemple militer pour une cause, respecter des règles de politesse ou honorer un métier) représentait une source de satisfaction en tant que telle. Indépendamment du plaisir ou des avantages que je pouvais tirer de ces actions, elles m’assuraient de faire société. 

Les liens qui libèrent

Alors que la singularité de ma trajectoire pourrait conduire à une interprétation individualiste, c’est précisément le contraire qui l’explique. Tout au long de ma jeunesse j’ai rencontré des « fées » qui réenchantaient mon univers, qui me donnaient des raisons d’espérer, qui chassaient les démons. Amies, famille généreuse, professeur de lycée ou policier ont ainsi rendu possible mon parcours. Les fées donnent beaucoup : de l’amour, de la confiance, du temps, de la tolérance et de la complicité. Tous les transfuges de classe en ont connu. Par-delà les classes et les individus il existe ainsi des relations altruistes, qui, cumulées, produisent un espace de socialisation qui permet d’inverser un destin. Mais, bien évidemment, les fées ne sont pas charitables. Il faut leur rendre quelque chose : la capacité à transformer leurs dons en socialisation vertueuse. Alors, on noue une relation durable avec les fées, on finit par épouser leur conception du monde et puis à donner à son tour, à un tiers. J’ai ainsi eu le bonheur de ressentir, tout au long de ma carrière de professeur, que je rendais, un peu, ce que l’école m’avait donné. Il va de soi que cet espace social intermédiaire, entre les classes et les individus ne peut s’analyser sans référence à Mauss.

Il reste que le parcours de ma jeunesse n’a rien eu de féerique. Pour entrer en société j’ai dû transgresser les règles et parfois des règles du jeu. J’ai volé mes patrons et même de braves gens, j’ai pas mal triché, j’ai constamment combiné. A l’époque, je mobilisais une éthique simple pour justifier mes délits: « je reprends ce que la société m’a volé, je combine pour payer mes études,  je triche au nom du bien». Ceci n’était pas faux. Mais ces actes déviants me procuraient également un sentiment de loyauté par rapport à mon milieu d’origine. Ils mettaient ma ruse à l’épreuve pour m’assurer de ma chance. Pour toutes ces raisons je n’aurais pu inverser mon destin en n’étant qu’un « bon gars ». La transgression accompagnait ma socialisation vertueuse.

L’étranger

La stupéfaction que j’avais éprouvée, enfant, à la découverte de ma différence sociale ne me quittait pas. Elle se tapissait dans ma normalité acquise. Elle me conduisait à observer les relations sociales, à m’y observer. Je suis ainsi devenu sociologue. J’élucidais des énigmes sociales, j’avais de l’intérêt pour ceux qui tentaient de rendre le monde meilleur. Avec l’âge j’ai éprouvé le besoin de revenir sur mon propre parcours, d’abord indirectement.

Je me suis attelé à l’analyse de la trajectoire d’une soixantaine de patrons atypiques[3]. Noirs, maghrébins, homosexuels, femmes, autodidactes ou handicapés, en devenant patrons ou dirigeants ils avaient subverti les lois de la domination et la force des stéréotypes. Ils se définissaient comme « étrangers » à la place qu’ils étaient parvenus à occuper : ni ici ni ailleurs, et, du même coup,  capables d’objectiver leur relations, résolument réflexifs. Cette identité représente un formidable atout dans le monde des affaires (ne pas être prisonnier des conventions et des rôles) et une source d’ anxiété (ne pas pouvoir croire aux conventions et aux rôles). J’écoutais longuement mes interlocuteurs, comme si j’avais entendu l’écho de mon propre parcours. Ces entretiens me permirent de construire le modèle d’analyse qui sous-tend  Sans classe ni place :  travail, fées, goût pour l’observation, capacité à entretenir des liens, extériorité représentaient les ressources d’une trajectoire improbable. Je découvris avec bonheur les travaux de Chantal Jacquet. En forgeant le concept de « transclasse »[4] elle démontrait de son côté que la « non-reproduction » existait, s’expliquait et n’avait rien d’un miracle.

Ça n’est qu’une dizaine d’années plus tard que j’ai écrit ce livre. Pour retourner dans le monde de ma jeunesse, refaire le parcours entre l’anomie de départ et ma classe d’arrivée j’avais une boussole : le texte merveilleux de Georg Simmel à propos de l’étranger, cet individu liminal qui associe proximité et distance[5]. Mais j’hésitais, incapable de dire « je ». L’idée de construire le personnage de Pierre, mon double, m’a permis d’avancer, sans pour autant traiter le principal problème: l’expression de la subjectivité devait faire partie de ce projet, mais comment faire ? Quel registre d’écriture trouver pour entrelacer des explications qui échappent au genre du roman et des émotions qui y participent ? Le travail « autosociobiographique » d’Annie Ernaux représentait l’idéal : il combinait formidablement littérature et sociologie, émotion et explication. Mais je n’avais pas son talent littéraire et j’étais par ailleurs sociologue de métier. Je ne pouvais donc ni tenter la forme littéraire, ni reprendre les analyses de Pierre Bourdieu, qui expliquaient mal ma trajectoire. J’ai donc tenté d’échapper au langage académique qui écrase, souvent inutilement, le vécu, en réalisant un livre sociologique et subjectif.

Contrairement à la plupart des récits des transfuges de classe, le mien éclaire ce qui libère autant que ce qui condamne. Il associe l’espoir à la critique. À juste titre, dans un texte récent[6]  Monique Dagnaud indique que cette posture caractérise les récits des « hors classe », pour toutes les raisons que j’ai évoquées dans ce texte.

[1] Monique Dagnaud, « Le roman biographique d’un sociologue hors classe », Telos, 13 février 2023.

[2] Norbert Alter, Sans classe ni classe. L’improbable histoire d’un garçon qui venait de nulle part, PUF, 2022.

[3] Norbert Alter, La Force de la différence. Itinéraires de patrons atypiques, PUF, 2012.

[4] Chantal Jacquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, PUF, 2014.

[5] Georg Simmel, « Digressions sur l’étranger », in Y. Grafmeyer et I. Joseph, L’École de Chicago, Flammarion, 2004.

[6] Monique Dagnaud, « Le transclasse est-il si rare et si malheureux ? », Telos,  29 mars 2023.