L’obsession identitaire et la question des discriminations edit

13 mars 2020

Caroline Fourest vient de publier un livre, Génération offensée : de la police de la culture à la police de la pensée, dans lequel elle dénonce une tentation identitaire et victimaire qui conduit à réactiver et à essentialiser des clivages naturalistes – fondés sur le sexe, la race notamment – profondément contradictoires avec les valeurs universalistes qui ont fondé la révolution humaniste des Lumières. Précisons que Caroline Fourest se revendique comme étant une femme de gauche, féministe, défenseuse des minorités et qu’on ne peut la suspecter de vouloir démonétiser ces valeurs et ce combat pour les minorités (dont elle fait elle-même partie par son orientation sexuelle).

Son séjour aux Etats-Unis où elle a enseigné semble l’avoir profondément marquée et il est vrai que ce qu’elle décrit des universités américaines est assez effrayant[1]. Le concept « d’appropriation culturelle » y fait des ravages. Il conduit à interdire d’utiliser les symboles ou les attributs culturels d’une minorité à quiconque ne fait pas lui-même partie de la minorité en question. Celles qui voudraient, par exemple, porter des tresses en se coiffant comme les femmes noires sont mises au pilori et dénoncées sur les réseaux sociaux. Cette sensibilité identitaire exacerbée peut déboucher sur des comportements d’exclusion et de stigmatisation violents. Caroline Fourest cite l’exemple de l’université d’Evegreen où les étudiants ont décidé que le « jour du retrait » devenait, non plus un choix volontaire des étudiants noirs de s’absenter ce jour-là pour célébrer l’abolition de l’esclavage, mais une obligation pour tous les étudiants et professeurs. Un professeur ayant critiqué cette démarche qui passait d’un boycott volontaire à une interdiction pour tous a été menacé et molesté et les professeurs ont été enfermés plusieurs jours dans la bibliothèque en représailles. Cet épisode rappelle le fameux roman de Philip Roth, La Tache, censé se dérouler en 1998, dans lequel un professeur est accusé de racisme après avoir traité de zombies deux élèves qu’il n’a jamais vus en cours. Cette dérive remonte donc à loin. Quels en sont les ressorts ?

La sensibilité aux discriminations n’est certainement pas une question qui se réduit à des débats dans les cénacles universitaires. Elle résulte d’une évolution profonde de la sensibilité contemporaine à la question des droits de minorités et de groupes définis par une qualité intrinsèque et inaliénable (l’origine ethnique ou le sexe notamment). Les inégalités que peuvent subir ces groupes sont d’une nature différente des inégalités économiques ordinaires puisqu’elles peuvent reposer sur l’idée perverse que ces qualités qui définissent fondamentalement l’identité personnelle justifient un traitement inégal. L’injustice ressentie par ceux qui en sont victimes est donc plus forte que celle ressentie par ceux qui estiment simplement ne pas être rémunérés à la mesure de leurs capacités ou de leurs efforts, car elle repose sur une théorie implicite (et parfois explicite) de l’infériorité systémique de ces groupes. C’est évidemment le racisme ou le sexisme et le cortège de stéréotypes qui les accompagne, avec toute une gamme plus ou moins explicite de modulations. La discrimination peut d’ailleurs n’être que « statistique » lorsqu’elle résulte d’un simple calcul utilitaire visant à réduire des risques économiques qui peuvent être liés à ces groupes, par exemple en évitant d’embaucher des femmes au motif qu’elles peuvent tomber enceintes et justifier d’une absence durant le congé de maternité. Mais cela ne change évidemment rien pour ceux qui subissent ces discriminations.

Le mouvement ouvrier et le marxisme qui lui a donné son assise idéologique ont été totalement sourds et aveugles à ces nouvelles formes d’inégalités et à mesure que ce mouvement ouvrier s’affaiblissait – sous l’effet de son institutionnalisation et de l’affadissement de sa fibre révolutionnaire, du déclin quantitatif de la classe ouvrière, de son embourgeoisement relatif, du recul de l’hégémonie intellectuelle du marxisme – ces nouveaux mouvements sociaux ont pris de l’ampleur. On est alors entré dans une ère de concurrence victimaire et il est assez piquant de voir, par exemple, un intellectuel de la vieille école comme Gérard Noiriel s’en plaindre amèrement lorsqu’il écrit sur son blog le 29 octobre 2018 : « La crise du mouvement ouvrier a considérablement affaibli les luttes sociales au profit des conflits identitaires. Le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par les porte-parole des minorités (religieuses, raciales, sexuelles) pour alimenter des histoires féministes, multiculturalistes ou postcoloniales, qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires. » (cité sur le site de France Culture)

Pensée décoloniale, intersectionnalité, islamophobie

Si la question des discriminations est une question intellectuellement parfaitement légitime, pourquoi a-t-on le sentiment d’une profonde dérive dans son usage dans beaucoup de cercles intellectuels qui l’utilisent aujourd’hui sous cette forme ou sous d’autres, approchantes ? La réponse est assez simple. Le combat politique a pris le pas sur tout le reste et a conduit ces chercheurs ou ces universitaires à abandonner complètement le principe de neutralité axiologique cher à Max Weber. Pour s’en convaincre il suffit de passer en revue les principaux concepts utilisés et leur usage : la pensée décoloniale, l’intersectionnalité et l’islamophobie.

La pensée décoloniale vient d’Amérique, aussi bien des États-Unis (les post-colonial studies) que d’Amérique Latine, sous une version peut-être plus radicale qui trouve un écho en France. Une chercheuse du CNRS, Sylvie Taussig, fournit une exégèse assez exhaustive, mais sans aucun recul, de ces penseurs latino-américains (comme Walter Mignolo ou Ramon Grosfoguel, tous deux accueillis comme professeurs dans les universités américaines, le premier à Duke, le second à Berkeley), sur le site d’un think tank qui se définit pourtant comme républicain et progressiste, (L’Aurore, fondé par Gilles Clavreul). On y lit que « le sujet européen se caractérise, à son insu même, par sa constitution coloniale inhérente » et un peu plus loin que « selon la théorie décoloniale, la ‘colonialité du pouvoir’ ne s’achève pas avec le colonialisme : au contraire elle se renforce avec le ‘système monde’ dans le capitalisme moderne qui impose une classification raciale-ethnique des gens ». Tout est dit, le colonialisme et donc le racisme sont une essence occidentale, ils sont consubstantiels à l’Occident et au capitalisme avec lequel il se confond, et ils ne disparaîtront qu’avec eux. Il est clair que cette pensée est essentialiste, a-historique et a-sociologique. Elle est la négation même des sciences sociales. Ajoutons qu’elle justifie, par le fameux et pratique ‘retournement du stigmate’, l’ostracisme à l’égard des ‘colonisateurs’, c’est-à-dire de tous ceux qui n’appartiennent pas aux minorités opprimées. Elle est le support d’une idéologie victimaire qui conduit à décrypter l'ensemble des rapports sociaux sous l'angle de la guerre des victimes et des bourreaux et à flatter le retour à une violence primitive.

La notion d’intersectionnalité, sous l’apparente sophistication du terme, est quant à elle simple, voire simpliste. Elle consiste simplement à contester la lecture des questions de domination sous le seul angle des classes sociales. Il faut, dit-on, combiner dans l’analyse des faits sociaux le genre et la race aux classes sociales. Pourquoi pas ? Après tout l’analyse multivariée fait ça tous les jours. Où la chose devient franchement bizarre, c’est lorsque cette réflexion sur l’intersectionnalité conduit à produire un concept comme celui de « féminisme islamique », le féminisme pouvant donc se marier à ce qui semble être sa négation même. Cette notion plastique est d’abord le produit d’une condamnation radicale du féminisme universaliste, du « féminisme bourgeois », celui par exemple, de Simone de Beauvoir qui « a été utilisé à des fins ‘coloniales’, donc aujourd’hui, post-coloniales et racistes » (Zahra Ali, chercheuse à l’EHESS, et auteur de Féminismes islamiques, La Fabrique dont cette citation est extraite). La boucle est bouclée, on voit comment le concept de ‘colonialité’ s’articule à celui d’intersectionnalité et, on va y venir, à celui d’islamophobie, pour parvenir à cette conclusion simple : les femmes musulmanes sont victimes, non pas de la tradition patriarcale du monde musulman, mais du racisme post-colonial qui les maintient dans un état de domination. Grosfoguel, un des penseurs décoloniaux que nous avons déjà évoqués, soutient ainsi que le soit-disant mauvais traitement des femmes dans le monde musulman, n’est qu’un symptôme du racisme culturel de l’Occident qui vise à inférioriser le « peuple islamique ».

Le concept d’islamophobie s’articule donc naturellement à ce qui vient d’être présenté. La nature intrinsèquement raciste de l’Occident post-colonial (on parle de racisme d’Etat) ne peut conduire qu’à une ostracisation permanente des musulmans. Notons en passant que cette notion opère un glissement sémantique en associant le racisme, non plus à une origine, mais à une religion. L’appel à la marche du 10 novembre 2019[2] contre l’islamophobie parle ainsi « d’une forme de racisme qui vise les personnes en raison de leur foi ». La critique de l’Islam, peut donc rapidement devenir, aux yeux des tenants des thèses sur l’islamophobie, une critique raciste.

Si l’on revient aux faits, en s’en tenant à la France, l’idée que dans notre pays, les musulmans soient massivement ostracisés et victimes d’un racisme endémique et généralisé est en tout état de cause une pure invention. Il est au contraire frappant de voir à quel point, la société française, après les attentats de 2015, est restée calme et ne s’est pas dévoyée dans un cycle inarrêtable d’imprécations ou de comportements vengeurs à l’encontre des musulmans. Certes, comme l’a montré Jean-François Mignot dans le chapitre de notre livre La tentation radicale, qu’il a consacré à la question, ces actes anti-musulmans ont augmenté immédiatement après les attentats, mais dès 2016 on revient au niveau antérieur. Et ce ne sont pas des milliers d’actes anti-musulmans que l’on recense, mais un peu plus d’une centaine sur l’ensemble du territoire, par exemple, 128 en 2014 selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Et surtout, comme l’ont montré Nonna Mayer et ses co-auteurs dans un rapport pour la CNCDH sur « l’impact des attentats de 2015 sur l’opinion », « loin de reculer, l’acceptation des minorités qui vivent en France, y compris la minorité musulmane, progresse globalement de 2013 à 2016 ».  Les Français ont parfaitement fait la part entre les terroristes et l’ensemble des musulmans. Si la théorie décoloniale d’une France raciste et islamophobe était vraie, les attentats de 2015 auraient dû en retour se traduire par un déchainement de violence à l’encontre des musulmans. Rien de tel ne s’est produit ce qui invalide cette thèse.

Au total, la question importante des discriminations est dévoyée par le courant décolonial qui, en l’essentialisant outrancièrement, la rend sociologiquement et historiquement inanalysable et la transforme en un pur objet idéologique et politique. Heureusement des chercheurs sérieux – on pense par exemple, parmi beaucoup d’autres, aux travaux qu’a réalisés Marie-Anne Valfort sur les discriminations religieuses à l’embauche pour l’Institut Montaigne – continuent de travailler sans esbrouffe et sans arrière-pensées politiques en essayant de faire progresser la connaissance par les sciences sociales.

[1] Caroline Fourest suit les traces de l’historien Mark Lilla qui, dans un livre récemment traduit en français (La Gauche identitaire. L’Amérique en miettes (Stock) dénonce l’idéologie de la diversité aux Etats-Unis.

[2] Relayé par le site Médiapart qui joue un rôle important dans la diffusion de ces idées, à côté des éditions La Découverte qui publient nombre de ces auteurs.