L’insondable pessimisme français edit

5 décembre 2019

En mêlant indicateurs objectifs – sur la mobilité sociale, le niveau de vie, l’espérance de vie – et indicateurs subjectifs à propos des opinions des Français sur ces même sujets, la dernière édition du Portrait social de la France et des Français de l’INSEE[1] livre un tableau saisissant du fossé qui sépare ces deux visions de la société française.

En effet, les indicateurs de mobilité sociale et de niveau de vie montrent (avec quelques nuances sur lesquelles je reviendrai) une forte amélioration de la situation des Français depuis la fin des années 1970. En termes de mobilité sociale, l’article de Portrait social confirme et précise les données que j’avais présentées dans Telos (« Non, l’ascenseur social n’est pas en panne - 2 », 8 mars 2019) tirées des mêmes enquêtes. L’immobilité sociale ne concerne qu’une minorité de Français. En 2015, 65% des hommes et 71% des femmes occupent en effet une position sociale différente de celle de leur père ou de leur mère (pour les femmes). Cette mobilité sociale est de moins en moins liée à l’évolution de la structure des emplois et est plus souvent ascendante (28%) que descendante (15%) pour les hommes et plus encore pour les femmes (respectivement 40% et 12%). La fluidité sociale, c’est-à-dire les chances relatives d’accéder aux différentes catégories sociales, a fortement progressé. Par exemple, en 1977 les chances relatives de devenir cadre plutôt qu’employé ou ouvrier qualifié étaient 28 fois plus élevées pour les fils de cadres que pour les fils d’employés et d’ouvriers qualifiés ; en 2015 ces chances des fils de cadres demeurent nettement plus élevées, mais l’écart s’est fortement réduit (elles sont 12 fois plus élevées). L’évolution est encore plus spectaculaire pour les femmes (par rapport à leur mère) puisqu’on est passé d’un surcroît de chances de 35 (pour les filles de cadres) à un surcroît de chances de 8 en 2015.

Certes – c’est la nuance – cette progression de la mobilité sociale s’est stabilisée pour les hommes (mais pas pour les femmes), à niveau qui reste cependant élevé. La métaphore de l’ascenseur social est donc à prendre dans le sens qu’il continue de monter mais que sa vitesse ne s’accélère plus (pour les hommes). Cette stagnation de l’immobilité sociale concerne notamment les employés et ouvriers qualifiés dont 43% des fils occupent la même position que leur père en 2015 comme en 1985 (mais dont 40% occupent une position plus élevée – professions intermédiaires ou cadres – contre 23% en 1977).

En termes de niveau de vie, l’évolution est également très nette et favorable. Le niveau de vie médian avant redistribution a progressé de 69% en euros constants de 1975 à 2016. La crise de 2008 a eu néanmoins pour effet de stopper cette progression jusqu’en 2013, après quoi la croissance a repris à un rythme modéré. Cette progression du niveau de vie médian ne s’est pas faite au détriment des plus pauvres et ne s’est pas accompagnée d’une augmentation des inégalités. Au contraire, les inégalités de niveau de vie ont fortement décrue de 1975 à 2000 pour réaugmenter à partir de 2005 et retrouver leur niveau de 1990, tout en restant pourtant nettement inférieures à ce qu’elles étaient dans les années 1970, pourtant souvent décrites comme une époque durant laquelle la France se portait beaucoup mieux. C’est peut-être vrai sur d’autres plans, mais pas sur celui du revenu ni des inégalités.

La note de l’INSEE montre également le puissant effet redistributif du système socio-fiscal français. Il a contribué à largement atténuer les conséquences, en termes de niveau de vie, de la crise de 2008 pour les Français les plus pauvres. Avant redistribution le niveau vie du premier décile a diminué de 11% entre 2008 et 2016 ; après redistribution, cette décroissance n’est plus que de 2%.

Sur le plan de la santé également, une des grandes préoccupations des Français, la situation paraît plutôt satisfaisante. La France fait partie des pays où l’espérance de vie à la naissance est parmi les plus élevées au sein de l’Union Européenne : 85,3 ans pour les femmes, 79,4 ans pour les hommes. Et cette espérance de vie a progressé depuis 2007 de 2 ans pour les hommes et de 0,9 ans pour les femmes. Le récent rapport de l’OCDE (Panorama de la santé 2019) met en lumière l’excellence du système de santé français. La France y consacre 11% de son PIB, une des proportions les plus élevées des pays de l’OCDE et sur 16 critères passés en revue dans le rapport concernant l’état de santé et les performances du système de santé, la France affiche de meilleures performances que la moyenne de l’OCDE dans 14 cas. C’est notamment le cas, contrairement à certaines idées reçues, pour l’accès aux soins avec (89% des adultes disant avoir accès à un médecin quand nécessaire contre 79% dans l’OCDE), même si l’organisation note qu’il existe des préoccupations dans certaines zones sous-dotées. La France se distingue aussi par un faible reste à charge en matière de dépenses de santé pour les ménages (2% de la consommation finale des ménages) et par la grande qualité des soins fournis par les hôpitaux.

Pourtant, malgré ces relativement bons résultats dans ces différents domaines le pessimisme des Français lorsqu’on les interroge sur ces questions est profond et ne fait que s’accentuer. Les Français sont persuadés que leurs enfants auront un avenir moins bon que ce qu’ils ont eux-mêmes connu, ils sont persuadés que le niveau de vie se dégrade et ils sont de moins en moins nombreux à considérer que leur état de santé est satisfaisant. On peut illustrer ce décalage par le graphique suivant qui porte sur des données peu contestables puisqu’elles concernent le niveau de vie établi à partir des données socio-fiscales dont dispose l’administration.

Le graphique montre l’écart qui se creuse entre le niveau de vie médian qui ne cesse de progresser et la perception concernant l’évolution du niveau de vie qui ne cesse de se dégrader (à part le rebond du début des années 2000). Par rapport à 1979, la part des Français pensant que leur niveau de vie s’améliore a été divisée par plus de deux. Les causes de ce décalage profond sont difficiles à établir et je ne m’y aventurerai pas dans ce court papier. Les conséquences sont en tout cas délétères sur le débat public.

En effet, les hommes politiques ont besoin de la confiance de leurs électeurs, gage de leurs succès électoraux, et il leur est très difficile d’aller contre les perceptions profondes du public, sous peine d’être cloué au pilori médiatique et battu aux élections. Quant aux leaders populistes, bien loin de s’opposer à ces croyances, ils en font évidemment au contraire leur miel électoral. Le débat public et politique fonctionne donc en grande partie sur un déni de la situation réelle du pays. Les médias audio-visuels ne sont pas en reste car eux-aussi veulent conserver ou gagner des auditeurs ou téléspectateurs. Les radios-trottoirs se multiplient bien souvent au détriment de l’analyse des faits. Sans parler évidemment du rôle des réseaux sociaux.

Cet état de fait n’est pas simplement dommageable pour la qualité du débat public, il porte tort également aux Français qui sont réellement les plus démunis. En effet, l’idée que l’ensemble du pays va mal et avec lui une grande partie des Français eux-mêmes conduit souvent à mettre en œuvre des politiques globales, peu ciblées sur les catégories les plus en difficulté et qui se révèlent donc couteuses et peu efficaces. Les exemples de tels échecs sont nombreux. Rappelons simplement deux cas. Les Zones d’éducation prioritaires qui voulaient octroyer des moyens supplémentaires aux établissements scolaires accueillant des publics défavorisés ont échoué en grande partie parce que ces moyens ont été dispersés, pour des raisons politiques, sur un trop grand nombre d’établissements qui ne répondaient pas de façon suffisamment ciblée au critère de public en difficulté. La mesure des « emplois d’avenir » de François Hollande a été un échec parce que les subventions à l’emploi dans le secteur non marchand ne favorisent pas le retour à l’emploi, mais aussi parce qu’on a voulu « faire du chiffre » pour convaincre l’opinion qu’on menait une politique ambitieuse de grande ampleur en faveur de la jeunesse.

Pour sortir de ce cercle vicieux où, à des croyances fausses répondent des discours politiques biaisés qui renforcent ces fausses croyances, peut-être faudra-t-il un jour qu’un homme ou une femme politique ait le courage de dire aux Français que la situation d’ensemble n’est pas si mauvaise et que l’État doit engager les moyens de l’action publique en priorité en faveur de ceux qui sont les plus défavorisés. Au vu des débats actuels sur les étudiants ou le système de santé, on ne semble pas près de s’engager dans cette voie.  

[1] France portrait social, Insee, 2019