Les deux pôles antagoniques de la société américaine edit

27 novembre 2017

Une certaine tradition sociologique française, issue du marxisme, a toujours cherché à identifier l’existence des clivages sociaux d’abord sur les différences de niveau social, qu’il s’agisse de classes sociales ou de blocs sociaux-politiques. La récente polémique sur le « président des riches » a montré que l’opposition riches-pauvres ou petits contre gros demeure, dans cet imaginaire sociologique, au fondement des clivages politiques.

Or la passionnante étude du Pew Research Center[1], réalisée dans l’été 2017 à partir de deux échantillons d’environ 7000 individus au total, nous permet à la fois de mesurer la profondeur des divisions qui traversent aujourd’hui la société américaine, mais aussi de faire ressortir la très faible valeur heuristique des classifications qui privilégient la position sociale mesurée d’abord à partir des revenus et du patrimoine, pour étudier les structures politiques et idéologiques de l’électorat.

Les deux élites américaines : Core Conservatives vs Solid Liberals

Huit groupes ont été établis en fonction d’un grand nombre de variables au sein de cet échantillon : les quatre premiers forment le bloc Conservatives, comprenant les individus proches du parti républicain et les quatre autres le bloc Liberals, soit les individus proches du parti démocrate.

Au sein de ces deux blocs, les Core Conservatives (97% d’électeurs se disant proches du parti républicain) et les Solid Democrats (99% d’électeurs se disant proches du parti démocrate) occupent deux pôles politiques et idéologiques on ne peut plus diamétralement opposés. Ainsi, 90% des Core Conservatives ont une opinion favorable sur Donald Trump et mauvaise (91%) sur Barack Obama quand 99% des Solids Democrats ont une opinion défavorable sur Donald Trump et favorable (98%) sur Barak Obama.

Ces deux groupes participent au premier chef à l’extrême polarisation politique de la société américaine. Mais approfondissons la comparaison car cette symétrie se retrouve aussi dans ce qui les distingue des autres groupes.

Socialement, ils occupent le sommet de la pyramide sociale. Ils comprennent en effet les électeurs les plus riches, ceux qui investissent le plus d’argent en bourse et ont le niveau d’études le plus élevé, même si, chez les libéraux, ce niveau est nettement plus élevé. Ils sont particulièrement satisfaits de leur sort, estiment que leur famille a connu la réalisation du rêve américain et sont très largement composés de Blancs non-hispaniques. Leurs membres sont les plus intéressés par et engagés dans la politique. S’ils ne représentent à eux deux que 29% de l’ensemble des Américains, ils représentent néanmoins 34% des inscrits et 45% des électeurs les plus engagés politiquement : 20% pour les conservateurs et 25% pour les libéraux. Nous pourrions considérer qu’ils constituent à eux deux la classe supérieure, ou disons la bourgeoisie américaine.

Deux pôles antagoniques qui structurent la société américaine

Outre le fait que ces deux groupes sont les plus opposés politiquement, tout les sépare en matière de caractéristiques sociodémographiques, de systèmes d’attitudes et de valeurs, de modes de vie.

Implantation géographique, genre, travail, réussite. Le groupe des Core Conservatives est, de tous les groupes, le plus âgé, le plus masculin et le plus important dans le sud des États-Unis. Les Solid Liberals constituent le groupe le plus jeune, le plus féminin et le plus nombreux dans le nord-est et l’ouest des États-Unis.

Les conservateurs estiment que les États-Unis ont réussi en s’appuyant sur des principes pérennes tandis que les libéraux attribuent cette réussite à leur aptitude au changement. Les conservateurs considèrent que les individus peuvent réussir s’ils veulent vraiment travailler, tandis que les libéraux estiment qu’une telle volonté n’est pas toujours suffisante. Les libéraux pensent que le système économique favorise de manière injuste les puissants alors que les conservateurs sont d’un avis contraire.

Inégalités, racisme, discriminations. De ces différentes visions découlent des attitudes opposées sur la question des inégalités. Seulement 8% des conservateurs estiment que les inégalités sont un très gros problème aux États-Unis contre 84% des libéraux. D’où le refus chez les conservateurs de prendre en considération les questions de discrimination raciale, des inégalités entre hommes et femmes ou de la pauvreté. Pour eux, les pauvres profitent des prestations sociales pour ne rien faire tandis que les libéraux estiment au contraire qu’il faut augmenter ces allocations. Les conservateurs estiment que la discrimination raciale est un problème résolu de même que celui des inégalités hommes-femmes tandis que les libéraux sont d’un avis opposé.

Le rôle de l’État. Ces perceptions différentes de la société produisent des conceptions opposées du rôle de l’État. Les conservateurs estiment que, d’une manière générale, l’État est inefficace et gaspilleur. Ils veulent en conséquence un État modeste qui ne dispense qu’un nombre limité de services. Les libéraux pensent le contraire. Du coup, les conservateurs, expriment leur préférence pour la limitation des prestations sociales, estimant qu’il n’est pas de la responsabilité de l’État de s’assurer que tous les Américains disposent d’une protection sociale. Par ailleurs, ils sont hostiles aux réglementations relatives à la défense de l’environnement et à la lutte contre le réchauffement climatique dont ils ne sont pas convaincus de la réalité. Les libéraux sont d’un avis contraire.

Les conservateurs s’opposent aussi à une augmentation des impôts sur les hauts revenus et sur les entreprises, et ils ne pensent pas, contrairement aux libéraux, que les entreprises fassent de trop gros profits et qu’il faille établir une régulation gouvernementale des entreprises – régulation qui ferait, selon eux, plus de mal que de bien. Ils ont une perception positive des banques et institutions financières, à la différence des libéraux.

Cette vision d’un État peu interventionniste à l’intérieur se double chez les conservateurs d’une volonté d’en limiter l’action à l’extérieur. Ils pensent beaucoup moins souvent que les libéraux que l’immigration enrichit le pays et ils estiment aussi, contrairement à ces derniers, qu’une trop grande ouverture au monde ferait courir un risque à la préservation de l’identité nationale. Ils sont également convaincus que les États-Unis devraient prêter moins d’attention aux problèmes extérieurs et se concentrer davantage sur les problèmes intérieurs, alors que les libéraux sont d’un avis opposé.

Alors que les démocrates misent davantage sur la diplomatie, pour les conservateurs le rapport aux autres puissances pour maintenir la paix doit d’abord s’établir sur un rapport de force car pour eux les États-Unis demeurent la plus grande puissance mondiale, ce que contestent les libéraux. Tandis que ces derniers estiment qu’il est bon pour le pays de conquérir de nouveaux marchés et de nouvelles opportunités de développement et de croissance, les conservateurs y voient un danger pour les emplois et pour le niveau des prix aux États-Unis.

Valeurs, pratiques religieuses, médias, universités, syndicats. Les deux groupes s’opposent aussi clairement sur les valeurs et les pratiques religieuses. Les conservateurs sont en majorité des protestants blancs et à 34% des évangélistes. Les libéraux sont en majorité des personnes sans affiliation religieuse. Une moitié des conservateurs assistent chaque semaine à l’office religieux pour seulement 15% des libéraux. Les conservateurs sont partagés sur la question de savoir s’il est nécessaire de croire en Dieu pour avoir de la morale et de bonnes valeurs et sur le fait de savoir si les politiques gouvernementales doivent s’appuyer sur les valeurs et croyances religieuses, ce que rejettent unanimement les libéraux. Et tandis que les conservateurs voient dans l’Islam une religion qui encourage la violence ce n’est pas le cas des libéraux.

Il découle de ces opinions à l’égard de la religion que les conservateurs condamnent l’avortement et le mariage homosexuel tandis que les libéraux les acceptent, partageant les valeurs du libéralisme culturel. De même, les conservateurs ont une image positive des églises et des organisations religieuses tandis que les libéraux sont partagés sur ce point. En revanche les conservateurs ont une image négative des universités, des grands médias nationaux et des syndicats à la différence des libéraux.

Modes de vie. Aux différences qui opposent ces deux groupes du point de vue sociodémographique et idéologique correspondent des différences de mode de vie. Ainsi, les conservateurs privilégient la possession de leur maison et préfèrent que ces maisons soient grandes, hors agglomération, avec des écoles et des commerces éloignés, tandis que les libéraux préfèrent des maisons plus petites, mais en agglomération, avec des écoles et des commerces à proximité. Ils sont plus urbains que les conservateurs. Ces derniers aiment chasser et pratiquer le tir tandis que les libéraux préfèrent visiter des musées. Les conservateurs pourraient se passer d’un téléphone cellulaire beaucoup plus facilement que les libéraux.

Deux Amériques dangereusement irréconciliables?

Ces deux groupes, qui constituent les deux pôles structurant de l’espace politique et idéologique de la société américaine, peuvent être considérés comme des groupes sociaux – à condition d’entendre par là des milieux sociaux dotés d’une homogénéité à la fois sociodémographique, idéologique et de modes de vie, et de ne privilégier ni les variables de position sociale ni les variables sociodémographiques par rapport aux variables idéologiques et comportementales.

Ces deux groupes constituent deux milieux fondamentalement différents voire antagonistes. Ce sont eux qui polarisent dangereusement aujourd’hui la société américaine, portant deux conceptions profondément différentes sur ce que doivent être les États-Unis et le fonctionnement de la société américaine et de son gouvernement. Ces deux Amériques paraissent irréconciliables. Dans ces conditions, les tensions qui agitent la société américaine ne devraient pas faiblir dans les années qui viennent, avec toutes les conséquences qui peuvent en découler à l’intérieur comme à l’extérieur des États-Unis.

Dans un second article, nous examinerons à partir de cette même enquête, les divisions internes au bloc républicain, puis dans un troisième celles des groupes proches du parti démocrate.

 

[1] Political Typology Reveals Deep Fissures on the Right and Left http://www.pewresearch.org/topics/political-typology/2017/