La fracture gauche-droite tend à se réduire dans la société française edit

15 septembre 2021

La neuvième vague de l’enquête du CEVIPOF/IPSOS sur les fractures sociales, aussi riche et pleine d’enseignements que les précédentes, nous permet de mesurer l’évolution des  opinions politiques et sociales des Français depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Le journal Le Monde a présenté cette enquête sous le titre en première page : « La fracture gauche-droite s’accentue dans la société française. » Le problème est que les données de l’enquête disent exactement le contraire.

Le tableau n° 1, ci-dessous, présente les réponses à quinze questions triées par la proximité partisane des enquêtés. Pour chacune des treize premières, nous avons retenu l’item qui correspond aux réponses généralement considérées comme « de droite ». Pour les deux dernières nous avons retenu les réponses « de gauche ». Le tableau donne à la fois le pourcentage des réponses et l’évolution entre 2017 et 2021.

Constatons d’abord que pour toutes ces questions, qu’il s’agisse des proches de la France Insoumise ou du PS, on note une augmentation, souvent considérable, des réponses « de droite » alors que celles-ci augmentent moins fortement, voire reculent dans certains cas, chez les proches de LR et du RN. Il s’est donc produit en réalité au cours des quatre dernières années non pas une accentuation mais au contraire un recul de la « fracture gauche-droite ». Si l’on limite la comparaison aux proches de LR et du PS, c’est-à-dire les deux partis qui se réclament le plus clairement du clivage gauche-droite, les évolutions des réponses « de droite » depuis 2017 sont soit d’une ampleur comparable soit nettement plus prononcées chez les proches du PS.

À cela il faut ajouter deux éléments. D’une part, sur plusieurs de ces questions, les sympathisants de LR et du PS sont plus proches entre eux qu’ils ne le sont des sympathisants de LREM. C’est le cas notamment sur les items : « Dans ma vie je m’inspire de plus en plus des valeurs du passé », « la  France c’était mieux avant », « la mondialisation est une menace pour la France », « l’appartenance à l’Union européenne est une mauvaise chose » et « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie ». D’autre part, sur certaines questions,  les sympathisants de LR sont plus proches de ceux du PS que de ceux du Front national. C’est notamment le cas  à propos de la peine de mort, de la mondialisation, de l’Union européenne et de la démocratie.

Sur les deux questions dont nous avons retenu les réponses « de gauche », la justice sociale et la protection des salariés on note en revanche une légère augmentation  de la « fracture gauche-droite ».

S’agissant de certaines questions nouvelles pour lesquelles nous ne disposons pas d’évolutions dans le temps, le tableau 2 fait apparaître soit un consensus de l’électorat, soit une opposition entre les proches de LFI et du RN d’un côté et les proches des autres partis de l’autre. Dans la première catégorie : la croyance au progrès, le sentiment que la société française est patriarcale, que le racisme progresse en France ainsi que le sentiment de ne pas appartenir à une communauté ; les attitudes à l’égard du réchauffement climatique ; les attitudes à l’égard du vote. Dans la seconde catégorie les attitudes à l’égard du passe sanitaire et du refus de se faire vacciner.

L’ensemble des données de cette enquête montre que, si plusieurs clivages divisent aujourd’hui l’électorat français, le clivage gauche/droite n’est pas dominant et que, loin de s’accentuer, il a tendance à régresser. Plus généralement il n’y a pas une forte polarisation politique de l’électorat. Dans de nombreux domaines, se dégage même un consensus des Français. Il est frappant de noter combien les lignes se déplacent sur des items aussi sensibles que la présence d’étrangers (« il y a trop… » : LFI/PCF +15) ou la volonté de la religion musulmane d’imposer son mode de fonctionnement (PS +13), voire sur la question du chômage volontaire (LFI/PC : +23).

En présentant cette enquête comme la reviviscence du clivage gauche-droite, Le Monde masque les évolutions les plus fondamentales dégagées par le sondage, il opère littéralement un effacement des évolutions qui doivent être objet de débat : comment rester indifférents, par exemple, à l’idée que 27% des socialistes trouvent que d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie (+14) ? Il est frappant d’ailleurs de constater que lorsque ce clivage ne fonctionne pas bien, Le Monde convoque les groupes d’âge ou les groupes socio- professionnels.

Les données de l’enquête du CEVIPOF fournissent des données très éclairantes sur les évolutions de l’opinion que le commentaire du Monde ne parvient pas à occulter. Pourquoi  privilégie-t-il une lecture aussi décalée de la réalité ? Comment expliquer la désinformation que représente le titre annonçant une accentuation du clivage gauche-droite ? Est-elle délibérée ? Non. Il s’agit plutôt d’une propension, chez certains politiques et journalistes très attachés à ce clivage et éprouvant les plus grandes difficultés à admettre que les élections de 2017 n’ont pas été un simple accident, à rechercher dans les données d’enquête non pas tant ce qui change vraiment que ce qui pourrait ranimer l’espoir qu’un jour prochain nous rendra le monde d’hier.

Tableau 1- Les opinions selon la proximité partisane

(Dans chaque case, le premier chiffre est le % des proches du parti qui choisissent cette réponse ; le second chiffre est l’écart entre l’enquête de 2017 et celle de 2021)

Tableau 2 - Opinions en 2021 selon la proximité partisane