Faut-il un RSA jeunes? edit

18 mars 2021

Les tribunes et les initiatives se multiplient pour demander l’instauration d’un RSA jeunes. Louis Gallois a défendu cette idée dans les médias et, par la voix de Boris Vallaud, le Parti socialiste a présenté une proposition de loi à ce sujet consistant à assurer à toute personne majeure un revenu minimum de 564 euros mensuels en lieu et place du RSA et de la prime d’activité. Cette prestation serait également ouverte aux étudiants (projet de loi Ailes, p. 37). L’idée n’est pas nouvelle, on peut même dire que c’est une Arlésienne. En avril 2002, il y a donc près de vingt ans, Jean-Baptiste de Foucauld et Nicole Roth présentaient un rapport au Premier ministre de l’époque (Lionel Jospin) proposant la création d’une allocation d’autonomie des jeunes. Lors de la mise en place en 2000 d’une « Commission nationale pour l’autonomie des jeunes », prélude au rapport de Foucauld. L’Obs parlait déjà à l’époque (12 décembre 2000) du « serpent de mer de l'allocation d'autonomie pour les jeunes – promise depuis longtemps sans jamais voir le jour ». Le rapport de Foucauld n’eut pas plus de suites que les tentatives précédentes.

Le coût d’un tel dispositif est probablement une des raisons qui explique qu’il n’a jamais été mis en œuvre. Dans sa proposition de loi, Boris Vallaud évalue ce coût à 16 milliards d’euros annuels (auxquels il ajoute 4,5 milliards d’Euros pour une dotation universelle de 5000 euros donnée à toute personne à ses 18 ans). Vu son coût et l’état actuel des finances publiques, encore fortement dégradées par la crise sanitaire, la mesure devrait avoir une extraordinaire efficacité et utilité pour être retenue. Or on peut douter de l’une et de l’autre. Quels sont les arguments en ce sens ?

Tout d’abord, il faut reconnaître qu’idéalement l’idée d’une allocation universelle pour les jeunes (sans condition de ressources des parents, sur le modèle nordique) est séduisante. Elle consiste à défamilialiser totalement les aides à la jeunesse, considérant qu’un jeune, à partir de 18 ans, est un être autonome que la collectivité a le devoir d’aider à entrer dans la vie adulte sans tenir compte du niveau de revenu de sa famille. Notons au passage qu’une complète défamilialisation des aides ne ferait pas que des gagnants. Elle favorise les jeunes autonomes mais défavorise les familles (plus souvent populaires) qui hébergent un jeune adulte et bénéficient à ce titre de différents suppléments de prestations familiales liés à la présence d’enfants à charge.

Le modèle français de transition vers l’âge adulte ne fonctionne pas si mal

Au regard de ce modèle d’aide universelle à la jeunesse, quelles sont les forces et les faiblesses du modèle français ? Ce modèle est un modèle intermédiaire entre le modèle nordique qui vient d’être évoqué et le modèle méditerranéen qui est un modèle purement familialiste. En France, les jeunes se détachent progressivement de leur famille – moins vite et moins radicalement que les Nordiques mais plus vite et plus substantiellement que les Méditerranéens – en mixant aides familiales, aides publiques et ressources du travail. Même s’il présente beaucoup d’imperfections sur lesquelles je reviendrai, ce modèle ne fonctionne pas si mal. En dénouant peu à peu les liens qui les rattachent à leur famille, mais en pouvant toujours compter sur son soutien en cas de coup dur, les jeunes Français font ainsi un apprentissage raisonné de l’autonomie.  Le modèle nordique n’a pas que des avantages : il promeut l’autonomie, avec des aides généreuses, mais il est aussi une injonction à l’autonomie. Les jeunes qui bénéficient de l’aide de l’Etat doivent faire la preuve qu’ils la méritent. En France, les aides sont moins généreuses et moins universelles, mais on n’exige pas des jeunes qu’ils fournissent cette preuve. Dans une certaine mesure le modèle français est plus « doux » et plus progressif, il est en tout cas moins exigeant. Il repose également, c’est très important, sur la pérennité de liens forts entre les générations au sein des familles. Ce modèle est souvent présenté de manière négative par les analystes des aides à la jeunesse qui le traitent (en partie à tort) de « familialiste » avec une connotation péjorative. Or la particularité française est que, contrairement peut-être à ce qui se passe en Italie, le maintien de liens familiaux forts n’entrave pas l’accès des jeunes à l’autonomie. Au contraire, il la favorise. D’autre part, des aides sociales pour les jeunes existent bien : aides au logement, bourses sur critères sociaux, garantie jeune etc.

Il y a bien sûr un argument-massue contre ce modèle : le fait que, reposant en partie sur les aides familiales, il est fondamentalement inégalitaire. C’est vrai, mais en quoi un système d’aide universelle à la jeunesse, qui ne tient donc pas compte des atouts accumulés par les jeunes les plus favorisés en termes de capital social et de capital culturel, est-il plus égalitaire ? Quant à l’inégalité produite par les aides familiales, on peut chercher à la compenser et d’ailleurs on y parvient parfois, j’y reviendrai.

En réalité, la proposition d’aide universelle à la jeunesse repose en France sur l’idée que la jeunesse dans son ensemble est une « génération sacrifiée » et qu’il faut des mesures d’aides uniformes qui lui soient destinées dans son ensemble, y compris les étudiants (projet de loi Ailes). Un point d’étape est nécessaire à ce sujet.

Les étudiants ne sont pas une catégorie particulièrement défavorisée

Il y a énormément de désinformation sur les étudiants. Les termes « précarité » ou « pauvreté » sont souvent accolés au qualitatif d’étudiant, comme si la vie étudiante était entièrement définie par des conditions d’existence extrêmement difficiles. Cela peut bien sûr arriver, mais c’est loin d’être le cas courant.

On fait trop souvent à propos des étudiants une erreur conceptuelle qui consiste à leur appliquer, pour évaluer leurs conditions de vie, des indicateurs normalement réservés aux actifs. C’est notamment l’utilisation abusive et à vrai dire totalement impropre du concept de « taux de pauvreté ». Cette notion mesure la pauvreté relative, et il vaudrait mieux dire la propension à se situer dans le bas de la distribution des revenus. Par définition les étudiants se situent assez massivement dans cette tranche des bas revenus, puisque beaucoup d’entre eux ne travaillent pas ou n’exercent que des petits boulots. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à ce que le taux de pauvreté des étudiants soit élevé, c’est le contraire qui serait étonnant. Et comparer ce taux de pauvreté des étudiants au taux de pauvreté des actifs n’a aucun sens. Pour autant le revenu des étudiants n’est pas misérable : en moyenne il s’élève à 835€ (OVE, 2016 voir note 1), et varie assez fortement en fonction du type de résidence et de l’âge : 750€ pour un étudiant de 18 ans vivant chez ses parents, 1100€ pour un étudiant de 23 ans vivant dans un logement individuel.

Mais l’erreur est plus profonde et avait été magistralement expliquée dans un article déjà ancien de Nicolas Herpin et Daniel Verger[1]. Pour résumer en une phrase l’argument : les étudiants sont des personnes qui acceptent pendant un temps d’avoir des revenus faibles dans l’attente d’obtenir des revenus plus élevés que les autres actifs dans l’avenir. Les revenus des étudiants ne sont donc pas forcément un bon indicateur pour juger de l’égalité des chances : un étudiant ayant des revenus plus élevés mais qui le fait en travaillant plus qu’à mi-temps obère (statistiquement) ses chances de réussite dans ses études et compromet son avenir professionnel. Dans l’enquête de l’Observatoire de la vie étudiante, les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles sont parmi les étudiants aux plus bas revenus. Peuvent-ils être classés pour autant dans la catégorie des étudiants « pauvres » et « précaires » ?

Comme l’écrivent Nicolas Herpin et Daniel Verger « l'équivalent de richesse accumulée (en "capital humain") ne devrait pas être ignoré, même si prendre en compte cet investissement est difficile : il faudrait convertir des temps d'études en une sorte de capital ».

En revanche, il est tout à fait juste de compenser l’inégalité entre étudiants tenant au fait que certains bénéficient d’une aide familiale qui leur évite de travailler et leur permet de se consacrer pleinement à leurs études. Les bourses sur critères sociaux y contribuent. Elles parviennent d’ailleurs assez bien (mais pas totalement) à compenser les inégalités de revenus selon l’origine sociale entre étudiants[2].

Il est vrai également que la situation actuelle des étudiants est très préoccupante. Ils ont été très affectés psychologiquement et pour une partie d’entre eux matériellement par les effets de la crise sanitaire : impact psychologique de l’isolement et de l’abandon ou de la restriction des cours en présentiel, perte de revenus due à la disparition de petits jobs (dans la restauration, la garde d’enfants notamment). Le gouvernement a commencé à prendre une série de mesures pour répondre à ces situations d’urgence : plateforme d’écoute pouvant diriger les étudiants vers un psychologue, repas à un euro, simplification des conditions d’accès aux aides d’urgence du CROUS (qui peuvent aller jusqu’à 500 euros). Il faudrait bien sûr évaluer si le périmètre et l’ampleur de ces mesures sont suffisants. Mais on ne peut se prévaloir d’une situation de crise conjoncturelle pour élaborer des mesures pérennes.

La garantie jeune, un dispositif efficace qui pourrait être renforcé

Si l’on considère donc qu’il n’est pas approprié de faire rentrer les étudiants dans un dispositif d’aide universelle à la jeunesse, il reste à examiner quelle serait la bonne mesure pour les jeunes actifs. Or, il existe un dispositif qui fonctionne bien, la garantie jeune, mise en place sous le quinquennat précédent et renforcée par le gouvernement actuel. La grande qualité de cette mesure est qu’elle a mis l’accent, prioritairement, sur l’accompagnement individualisé des jeunes en difficulté pour favoriser leur retour vers l’emploi. Cela signifie des périodes de formation, des mises en situation professionnelle et un suivi par les conseillers des missions locales. Et l’entrée dans le dispositif peut être assortie, en fonction du niveau de revenu du foyer des jeunes en question, d’une allocation qui peut atteindre le montant du RSA.

En ce qui concerne la cible, la garantie jeune a le gros avantage, par rapport au RSA, d’être gérée par les missions locales, alors que les départements, gestionnaires du RSA se sont toujours révélés incapables de mettre en œuvre de manière efficace le volet « insertion » du dispositif. Le RSA, c’est une dimension symbolique importante, a ainsi acquis l’image d’une mesure qui fait entrer les bénéficiaires, pour une longue durée et presque structurellement, dans la catégorie des « pauvres ». Les jeunes ne sont évidemment pas des « chasseurs de prime », décidés à s’installer dans un statut d’assisté, mais accoler RSA à « jeunes » risque d’avoir un effet psychologique désastreux dans l’opinion et auprès des recruteurs.

Il reste qu’il faut certainement améliorer et renforcer le dispositif garantie jeune.

La mesure est destinée prioritairement aux jeunes les plus en difficulté. Le gouvernement veut l’étendre à 200 000 jeunes en 2021, ce qui semble un objectif raisonnable : le nombre de jeunes de 18 à 24 ans d’un niveau de formation inférieur au bac à la recherche d’un emploi était de 265 000 en 2018, celui de jeunes chômeurs du même âge d’un niveau d’étude inférieur au CAP ou au BEP de 156 000 (Enquête Emploi).

Mais il reste un triple problème ; d’abord la durée trop courte de la GJ, un an pouvant être exceptionnellement prolongée six mois. Beaucoup d’expériences étrangères montrent que la durée optimale pour les jeunes les plus en difficulté serait plutôt de 18 mois. Un second problème est celui de non recours aux droits. Un excellent rapport du Conseil d’orientation des politiques de jeunesse du 17 décembre 2020[3] fait un point complet sur cette question et propose des pistes de remédiation, dans le sens d’une forte simplification administrative des démarches nécessaires pour accéder à la garantie jeunes, démarches souvent dissuasives pour les jeunes les plus en difficulté ; dans le sens également d’une plus grande souplesse dans la définition des critères d’éligibilité pour tenir compte de la particularité de certains parcours individuels.

Un troisième problème est celui des jeunes sortant de formation initiale, qui ne peuvent bénéficier d’allocation chômage et qui rencontrent des difficultés pour trouver un emploi sans être pour autant dans la cible de la garantie jeunes. D’après l’enquête Emploi 2018, 12 000 jeunes d’un niveau d’études supérieur se trouvaient au chômage depuis plus de six mois sans toucher d’allocation chômage et 73 000 jeunes d’un niveau bac étaient dans une situation similaire (soit au total 85 000 jeunes). Ces jeunes, très souvent non-inscrits à Pôle Emploi, devraient pouvoir bénéficier du parcours PACEA (Parcours Contractualisé d’Accompagnement vers l’Emploi et l’Autonomie) qui donne accès à la garantie jeune ou de l’accompagnent intensif jeune (AIJ) mis en place au sein de Pôle Emploi, et accéder ainsi, sous conditions, à l’allocation (de 497 euros maximum) qui peut accompagner ces dispositifs.

Il faut faire plus pour la jeunesse aujourd’hui c’est certain. Mais il faut utiliser au mieux les ressources limitées dont dispose l’Etat. On a trop souvent en France, pour des motifs politiques, à mettre en place des mesures à spectre large qui se révèlent inefficaces parce que leurs effets sont dilués sur une population trop large : ce fut le cas par exemple des zones d’éducation prioritaire dont les critères étaient trop extensifs et qui n’ont pas permis, comme l’avaient montré les travaux de Francis Kramarz, d’améliorer les performances des élèves les plus défavorisés.

Si l’on veut vraiment améliorer la situation des jeunes, il faut combiner des mesures bien ciblées pour ceux d’entre eux qui sont les plus en difficulté (du type garantie jeune améliorée) et des mesures structurelles destinées à améliorer les performances du système éducatif qui sont le gros point faible du modèle français. Sur ce plan il y a beaucoup à faire et l’argent public y trouverait un meilleur emploi que dans l’attribution d’une aide généralisée à la jeunesse. Éradiquer l’échec scolaire, relever le niveau des élèves français dramatiquement bas dans certains domaines comme le montrent les enquêtes PISA, renforcer les formations intermédiaires à vocation professionnelle dans l’enseignement supérieur pour répondre aux demandes des bacheliers professionnels ou technologiques qui se rabattent sur des formations générales (et y échouent souvent) faut de trouver une place en STS ou en IUT ; voilà de véritables objectifs pour la jeunesse… et pour le pays.

 

[1] « Les étudiants, les autres jeunes, leur famille et la pauvreté », Economie et statistique, n° 308-309-310, 1997, p. 211-227

[2] Olivier Galland « Les revenus étudiants : un poids toujours important de l’aide familiale mais une progression du travail salarié », in Regards croisés sur les expériences étudiantes. L’enquête Conditions de vie 2016, La Documentation française, coll. « Etudes et recherches ».

[3] La garantie jeunes un droit ouvert à tous les jeunes, Conseil d’orientation des politiques de jeunesse, Commission de l’insertion des jeunes.