SDF: de qui parle-t-on? edit

18 mai 2017

Il semble simple de caractériser une population que tout le monde croise. Il est en réalité difficile de connaître avec précision les SDF. Il n'en existe pas de qualification juridique stable. Sous le même terme s’assemblent des réalités variées, allant d'hommes à la rue depuis longtemps - image traditionnelle du clochard - à des familles récemment expulsées de leur logement ou arrivées en France.

Le sigle SDF, que l'on retrouve dès le 19e siècle sur des registres de police, s'est imposé très récemment, dans les années 1990. Il intègre les significations de sans-logis (absence de logement), de sans-abri (victime d'une catastrophe), de clochard (marginal n'appelant pas d'intervention publique), de vagabond (qui fait plutôt peur), ou encore de mendiant (qui sollicite dans l'espace public). Des conditions, des expériences et des représentations variées sont appréciées à partir d’un vocable unique.

Certaines personnes sont à la rue depuis quelques temps et vont le rester encore longtemps. D’autres ne le sont que pour quelques moments et ne le seront plus jamais. D’autres encore se retrouvent sporadiquement dans cette situation. Une partie de l’année, ou pendant quelques périodes dans l’année, elles se trouvent dans des situations qui peuvent les faire compter comme SDF. A d’autres moments elles échappent à cette caractérisation. Etre SDF est une situation qui peut être transitoire, permanente ou chronique. Cette fluidité de la population SDF constitue l’un des premiers problèmes pour le chiffrage et pour la prise en charge d’une population dont l’effectif peut considérablement varier dans le temps et selon le périmètre des problèmes que l’on veut bien réunir dans l’expression « SDF ».

Ces dernières années, les connaissances se sont considérablement améliorées. A l’échelle européenne, les associations de soutien aux sans-abri et les experts, qui participent à la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (FEANTSA) ont entrepris un travail conséquent d’information et de comparaison. Parmi ces productions, une typologie européenne de l’exclusion du logement a été élaborée, mise en débat et diffusée. Reprise par d’autres institutions internationales comme l’OCDE, elle classe les personnes en fonction de leur situation de vie, de SDF stricto sensu à lato sensu :  1/ être sans abri (dormant à la rue ou en hébergement d’urgence) ; 2/ être sans logement (avec un abri mais provisoire dans des institutions ou foyers) ; 3/ être en logement précaire (menacé d'exclusion en raison de baux précaires) ; 4/ être en logement inadéquat (dans des caravanes sur des sites illégaux, en logement indigne, dans des conditions de surpeuplement sévère).

L’entrée par le logement est fondamentale. Elle ne permet toutefois pas de saisir la variété des situations dans leur ensemble. C’est ce que tente une nouvelle typologie.

Afin de présenter l’ensemble des situations et populations rassemblées dans l’expression SDF, une typologie s’impose. Elle mobilise deux grandes variables. Tout d’abord, le « fait déclencheur » ou « fait générateur », conduit un individu ou un ménage à être compté et à se compter lui-même comme SDF (avec ce mot ou d’autres). Ensuite, la durée dans la situation. Cette importance de la dimension temporelle est bien rappelée par une maxime mise en avant par l’association Emmaüs : trois semaines à la rue, trois mois pour s’en sortir.

En croisant ces deux variables, d’explication et de durée, chacune en trois composantes, on aboutit à neuf configurations.

Si l’on raisonne à partir des phénomènes à l’origine de la situation SDF (« faits générateurs »), une première cause a trait aux problèmes sociaux rencontrés bien involontairement par un individu ou un ménage. Après certains évènements comme la perte d’un conjoint (décès ou séparation) ou la perte de son emploi, il faut quitter son logement. Il est alors possible se retrouver accidentellement SDF. Si la situation se prolonge, avec des hébergements qui s’enchaînent, avec des périodes chez des amis et de la famille, voire des épisodes à la rue, la situation devient chronique. Cette chronicité, avec variation des formes d’hébergement/logement, peut se transformer en situation unique et permanente : la vie à la rue avec quelques alternances dans des centres d’hébergement d’urgence. Sans que la trajectoire ne soit mécanique ou balistique, se dessine un processus allant de la perte de l’espace privé à l’installation dans l’espace public.

Le fait de se retrouver SDF peut procéder de choix. Il ne s’agit certainement jamais d’un choix absolu de basculer d’une situation bien logée à une situation sans-abri de longue durée. Des situations résultent cependant d’une succession de choix, certes plus contraints que libres, aboutissant à l’absence de logement, voire à la vie à la rue. Les fugues et récurrences de fugues, en particulier chez les jeunes, nourrissent cette dynamique. Une première fugue conduit à une nuit à la rue ou chez des amis. Une suite de fugues voit alterner habitat chez soi (en famille ou en institution) et habitat dans des endroits qui ne sont pas propices à l’habitation (rues, squats). Progressivement ou accidentellement (renvoi définitif de la famille ou de l’institution) la situation s’installe de manière permanente, ce qui, soit-dit en passant, ne veut pas nécessairement dire définitive. L’errance est valorisée. Le choix est mis en avant, par provocation ou par rationalisation a posteriori. Il y a là des choix rationnels, qui sont aussi des décisions déraisonnables. Le débat moral porte sur les misères imméritées et la pauvreté volontaire. Concrètement, il y a de la conviction, de la décision et de l’adaptation.

Les migrations constituent une troisième source de faits générateurs. Le vagabondage a toujours eu à voir avec la mobilité. À mesure de l’amélioration des voies de circulation et de communication sa géographie s’est étendue. La mobilité des pauvres n’est plus seulement infranationale mais européenne et, à certains égards, internationale. Des personnes et ménages décident, contraints ou non, de s’en aller vers des villes supposées plus accueillantes. Des déplacements consistent à aller un temps dans une autre ville, dans un autre pays, sans vouloir s’y établir et sans jamais ensuite y revenir. Une excursion ponctuelle peut avoir une vocation sanitaire et sociale. Mais le motif de simple tourisme (voir du pays) a son importance. Au-delà de déplacements exceptionnels, des migrations pendulaires, en fonction d’activités saisonnières, caractérisent la question SDF. Pour des travaux dans les champs ou les festivals ou bien encore pour exercer, une partie de l’année, la mendicité dans les rues de villes françaises tout en retournant le reste de l’année dans le pays d’origine. Il peut s’agir, aussi, de migrations ayant trait à l’asile. Des étrangers viennent demander l’asile pour s’établir et reconstruire leur vie dans un autre pays. S’ils sont déboutés de leur demande et si le statut de réfugié ne leur est pas accordé, certains cherchent à rester, sans droits. Dans tous les cas, ils passent par les services d’accueil, de soins, d’hébergement, accompagnant les procédures d’immigration et de demande d’asile. Au terme de leurs parcours d’asile, qui les voit potentiellement passer par les Centres d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA), deux options.  Soit ils se voient attribuer le statut de réfugié, qui leur permet de travailler mais ne leur assure pas un logement. Soit ils deviennent sans-papiers, parfois ni régularisables ni expulsables, et demeurent dans les hôtels et hébergements d’urgence, chez des proches ou logés par des marchands de sommeil. Parfois ils ne font aucune démarche pour demander l’asile. Ils passent alors, s’ils le souhaitent et s’ils trouvent de la place, par des hébergements d’urgence qui ne sont pas ciblés sur les demandeurs d’asile ou bien, depuis 2015, par des centres d’accueil et d’orientation (CAO). On trouve, parmi ces migrants SDF, des familles, des personnes seules et même des mineurs isolés. Ces derniers, disposent même de leur sigle : les mineurs isolés étrangers (MIE). Ils bénéficient, en théorie, comme les nationaux, de la protection de l’enfance.

 

Fait générateur

 

Durée dans la situation

Déchéance

sociale

Décision déraisonnable

Migrations infra ou internationales

Ponctuelle/Accidentelle

 Accidents de la vie

Fugues

Déplacement exceptionnel

Chronique/Récurrente

Problèmes répétés

Fugues récidivées

Migrations pendulaires

Permanente/Continue

Sans-abrisme de longue durée

Errance choisie

 (zonards / punks à chien)

Réfugiés

Immigrés économiques

 

Ce tableau condense, comme toute typologie, en schématisant et en réduisant. Il ne propose pas neuf cases dans lesquelles chacune des situations rencontrées pourrait définitivement s’inscrire. Il présente des moments et problèmes que vivent, qu’ont vécu ou que vivront les individus et familles déjà repérés comme SDF ou qui le seront. Plus que pour balayer statistiquement, avec des proportions ajustées, la diversité de la population SDF, un tel tableau d’ensemble propose une sorte de panorama des possibles. Chacun pourra tout de même y retrouver les siens : individus migrants, SDF « classiques », familles roms, punks à chien. Les compartiments de la nomenclature sont néanmoins bien perméables, notamment en raison des possibles changements de statuts juridiques et parce que les cases de la réponse publique ne sont et ne sauraient être l’exact décalque de la grande variété des situations.