Le travail demain: vues d’hier et d’aujourd’hui edit

27 septembre 2021

Le Travail dans vingt ans, tel était le titre d’un rapport à retentissement, publié en 1995 par le Commissariat général du Plan. Sous la plume du journaliste Jean Boissonnat, qui dirigeait l’opération, on lisait que « le travail restera, dans les vingt prochaines années, une voie essentielle d’intégration sociale ; le droit d’accéder au travail continuera d’être reconnu à chacun ; l’efficacité économique ne pourra pas se désintéresser de la cohésion sociale ; la durée du travail poursuivra son mouvement séculaire de réductions plutôt sous forme de temps variables et choisis ». Ces prévisions pourraient probablement être publiées aujourd’hui. On peut aussi sourire à l’évocation, optimiste, d’un problème qui ne serait plus celui du chômage mais celui de la pénurie de main-d’œuvre.

Rétroprospective du travail

Les expressions « numérique » ou « économie collaborative » ne sont pas employées dans ce rapport Boissonnat. Mais ce qu’elles désignent aujourd’hui s’y trouve. On y lit les métamorphoses du travail, en particulier en ce qui concerne la partie centrale du salariat. Mieux encore, le texte évoque la mobilisation des ressources relationnelles. Si on n’y parle par de « soft skills », l’esprit est là.

En 2011, le Centre d’analyse stratégique, successeur du Commissariat au Plan, publiait un copieux rapport baptisé Le Travail et l’emploi dans vingt ans. Dans ce document, fait notamment de scénarios contrastés pour 2030, les auteurs soulignaient les recompositions du salariat, l’extension du travail en réseau, la progression des mobilités professionnelles, l’affirmation grandissante des problématiques de qualité de vie au travail. Le rythme quotidien urbain « métro-boulot-dodo » n’aurait plus de véritable consistance, tandis que sur le temps d’une vie, les périodes de formation, d’emploi et d’inactivité seraient appelées à se juxtaposer plutôt qu’à se succéder. Ces pages mettaient aussi en avant la perspective d’une entreprise « hors-les-murs », retentissant maintenant avec la forte extension du télétravail consécutive à la crise Covid. Ce télétravail, désormais si présent, fait l’objet de prédictions depuis les années 1970, quand la DATAR y voyait un élément structurant, à venir, de l’aménagement du territoire.

Quelles sont les nouveautés des projections à l’horizon 2040 ? Dans le scénario central de l’INSEE, le nombre d’actifs atteindrait 31,2 millions en 2040. 2040, par rapport à 2020, c’est environ 1,5 million d’actifs en plus. Ils seront toujours davantage qualifiés. En 2000, les diplômés du supérieur représentaient un quart de la population active. Ils en représenteraient la moitié à l’horizon 2040. Des exercices de prospective des emplois, des métiers et des compétences, il ressort que les créations nettes d’emploi se situeront notamment dans le secteur médico-social. La tendance s’avère favorable aux emplois qualifiés, aux métiers de soin et d’aide aux personnes fragiles. Les compétences relationnelles et communicationnelles bénéficient d’un certain plébiscite pour les prochaines embauches qui structureront les organisations de demain. Plus globalement, les deux grandes transitions, écologique et numérique, constituent la toile de fond des transformations pour les deux décennies qui viennent. Verdissement de l’économie et, surtout, accélération technologique donnent largement le ton des changements dans les aspirations et dans les activités.

Disparition, dualisation, substitution?

Au sujet de la révolution numérique, les expertises ont d’abord été plutôt inquiètes. Au cours des années 2010, il n’a probablement pas été une semaine sans une nouvelle couverture traitant des cols bleus et des cols blancs remplacés par les robots et par l’intelligence artificielle. Des chiffres inquiétants défrayaient la chronique. Des dizaines de pourcents des emplois seraient balayés en 2030 ou, à plus forte raison, en 2040. La plupart des métiers de 2040 n’existeraient pas en 2020. Ces présages motivent plus de craintes qu’ils ne mobilisent de données totalement fiables. S’y greffent des visions pessimistes relatives à la croissance concomitante du précariat et des « bullshit jobs ». Ces appréhensions, appuyées sur des phénomènes réels, sont probablement survendues quand il s’agit du futur.

Des dynamiques et débats en cours depuis des années continueront d’affecter le monde du travail. Le sujet récurrent, depuis Aristote, de la disparition du travail et du grand remplacement des hommes par des machines, inquiètera encore, sans pour autant se repérer à grande échelle dans les statistiques. Le système socio-fiscal, avec ou non des solutions de type revenu universel, continuera à compenser l’absence ou la faiblesse des rémunérations.

Autre perspective, celle de la substitution, souhaitée ou redoutée, des indépendants aux salariés. En la matière, le salariat ne s’effrite que relativement. L’emploi non salarié connut son plus bas (9%) au milieu des années 2000 pour reprendre ensuite un peu d’ampleur avec la création du statut d’autoentrepreneur, venant en complément ou en palliatif au salariat. C’est dans le secteur tertiaire que l’infléchissement vers l’indépendance est le plus net : 15% de non-salariés en 2000, 20% en 2020. En réalité, c’est plutôt une sorte de partition assez fixe, avec 90% d’emplois salariés et 10% d’emplois non-salariés, qui caractérise le monde du travail. Par ailleurs, à la fin de la vie active, 1% seulement des retraités n’ont connu qu’une carrière totalement indépendante. Le changement à l’œuvre procède davantage d’une multiactivité, rendue possible par la puissance numérique, que d’un enterrement du salariat.

Troisième sujet, la polarisation accrue des métiers et des rémunérations. Observations et controverses s’accumulent pour discuter cette dualisation. Des courbes dessinent, sous l’effet des technologies, une réduction du poids des catégories socioprofessionnelles intermédiaires et une hausse conjointe des catégories très rémunérées ou peu rémunérées. Que dire pour 2040 ? Un premier scénario envisage une exacerbation de ces inégalités. Un tout autre scénario s’affine, avec la reconnaissance des métiers dits de première ligne, clés ou essentiels, mis en avant par la crise sanitaire. L’avenir dira si la dynamique de polarisation aura été irréversible ou si, au contraire, elle aura été compensée par l’État providence.

Statuts et droit du travail chamboulés

Certes tous les métiers ne sont pas télétravaillables. Cependant, sur la plupart des postes, une partie des activités le sont. En outre, si certains actifs n’exercent pas aujourd’hui des tâches pouvant être télétravaillées, cela a parfois été le cas pour eux hier, et le sera souvent demain. En un mot, les évolutions du télétravail concernent actuellement tous les collectifs de travail et potentiellement tous les actifs.

Ce développement du télétravail signe l’éclatement de la summa divisio du droit du travail. Celui-ci différencie, d’un côté, les temps et lieux de travail et, de l’autre côté, les temps et lieux qui ne sont pas ceux du travail. Une distinction que le télétravail, en faisant pénétrer l’activité professionnelle à domicile, transforme radicalement. Avec de nouvelles formes de subordination et de contrôle permanent. Des routiers aux livreurs de pizza, en passant par les centres d’appel, tout est sous algorithme afin d’évaluer à l’instant près la productivité. Comme le note le professeur de droit Jean-Emmanuel Ray, « ce dont Taylor et Ford ont rêvé, les GAFA et consorts sont en train de le réaliser ». Tandis que les cadres, eux, ne savent plus quand ils travaillent réellement : au bureau, en déplacement ou chez eux. Jean-Emmanuel Ray aime à dire qu’il enseigne une matière morte, le droit du travail. Quand le droit ne sait plus quand et où l’on travaille, il ne sait plus garantir et protéger.

Le droit du travail, en 2040, devra correspondre à des réalités et des aspirations qui ne sont plus celles qui présidaient, au cours du 20e siècle, à son développement. Entrepreneurs, managers ou collaborateurs, tous ont à gagner d’un droit et d’un dialogue social modernisés, adaptés aux deux mutations des temps et des lieux de travail. En 2040 le travail sera assurément plus hybride, réalisé dans des bureaux plus flexibles, de chez soi ou à partir de tiers-lieux, selon des modalités plus souples, en particulier en termes d’emploi du temps.

Bien entendu des ruptures sont possibles. Une déflagration éventuelle procède d’une conséquence réalisable du télétravail : la plupart de ce qui est télétravaillable serait délocalisable. Selon certains prospectivistes, les impacts sur le marché du travail français pourraient être significatifs. Ce risque de délocalisation doit cependant être pondéré par un fait important : il ne saurait concerner que les activités totalement télétravaillables. Elles ne sont pas majoritaires. Et, pour tous les métiers, les niveaux optimaux de télétravail ne sont pas de 100%. L’arbitrage sera entre les gains d’interaction qui amènent employés et chefs d’entreprise à souhaiter deux ou trois jours de télétravail par semaine, et les économies liées à la délocalisation. En conséquence les délocalisations induites par le télétravail pourraient être très réduites.

Au-delà de cet aspect numérique central, d’autres tendances affecteront, sur deux décennies, l’univers professionnel. Les taux d’emploi féminin et masculin resteront équivalents, mais le management sera davantage féminisé en raison de la progression de l’accès des femmes aux responsabilités. Le vieillissement de la population et l’élévation régulière du taux d’emploi chez les seniors aura aussi son impact sur la force de travail et ses formes. Les plus de 50 ans dans l’emploi comptaient pour 17% du total en 1990. Ils comptent déjà pour le tiers aujourd’hui.

Sur le plan démographique, au regard d’un âge moyen d’entrée dans la vie active actuellement à 21 ans, quasiment tous les actifs de 2040 sont déjà nés. Et, au regard d’une durée moyenne de retraite de vingt-cinq ans, la très grande majorité des retraités de 2040 auront connu les évolutions à venir du monde du travail. En termes de population concernée, les mutations du travail dans vingt ans ce n’est pas demain, c’est maintenant.

Une dimension importante, pour l’actualité mais aussi pour l’avenir, relève de l’adaptation des méthodes et des pratiques managériales. Sans cette adaptation, la numérisation et les gains de productivité ne seront pas optimisés, devenant toujours plus problématiques, sans transformer positivement le travail. En clair, les entreprises et les pays qui sauront adapter leurs méthodes managériales sortiront gagnants de l’affaire, par rapport aux autres.

Pour finir, donnons la parole à un prospectiviste singulier. Dans son petit essai intitulé « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », Keynes, à la fin des années 1920, se projette un siècle plus tard. Il entrevoit une humanité libérée des contraintes de la subsistance, pouvant dès lors se consacrer à autre chose qu’au travail. Certains commentateurs s’étranglent à lire qu’il ne devrait plus être utile que de travailler 15 heures par semaine, vers 2030 ou 2040. Mais sur toute une vie, le temps de travail moyen a certainement baissé dans les proportions imaginées par l’économiste.

Leçon générale : en 2040 le travail restera très important dans nos vies, sous des formes hybrides. Mais il y occupera un peu moins de place. C’est ainsi répondre  à l’invitation d’un autre Britannique, l’anthropologue James Suzman. Celui-ci, dans son ouvrage récemment traduit (Travailler. La grande affaire de l’humanité), captivant et, par moments, irritant, nous invite en effet à « adopter un rapport au travail beaucoup plus détendu ». À bon entendeur.

 

(Si vous voulez lire l'essai de Keynes, il est ici. Il écrit notamment : «Yet there is no country and no people, I think, who can look forward to the age of leisure and of abundance without a dread. For we have been trained too long to strive and not to enjoy.»​)