Femme seule avec enfants, héroïne (éphémère) des ronds-points edit

18 janvier 2019

Fin novembre, sur les ronds-points investis par les Gilets jaunes, figuraient beaucoup de femmes élevant seules des enfants, un phénomène très contemporain, et en expansion – la France compte aujourd’hui deux millions de familles monoparentales (dans quatre cas sur cinq, c’est une femme qui est chef de famille) et celles-ci représentent 23% des familles contre 9% en 1975. Indirectement, donc, cette mobilisation a fourni un visage à ces profils bien cernés par les statistiques, mais mal connus. Le sujet des mères célibataires est monté en épingle dans les médias depuis une vingtaine d’années, notamment dans les fictions télévisées, sous la bannière de l’émancipation féminine, avec l’image flatteuse de la femme cadre qui se bat et qui gagne sur tous les fronts. Or, dans la « vraie » réalité, c’est plutôt une femme isolée subissant de difficiles conditions de vie, autant matérielles que psychologiques. De ce point de vue, elle incarne bien les catégories modestes, se démenant dans le quotidien pour tenir la tête hors de l’eau, qui ont, dans un premier temps, posé les pierres de la protestation –par la suite, le mouvement s’est masculinisé au fil de sa radicalisation.

Dans un roman rédigé au scalpel sociologique (Tenir jusqu’à l’aube), Carole Fives décrit cette situation avec pour trame dramatique le vol de liberté culpabilisé que son héroïne opère la nuit en déambulant dans Lyon, après avoir endormi son fils de deux ans – après avoir lu une histoire, tenu la main, câliné, installé le stroboscope de la veilleuse lapin, un patient rituel qui, théoriquement, garantit un premier sommeil profond. « La porte d’entrée qu’elle referme derrière elle. Dans le hall, l’éclairage automatique se déclenche. Il y a encore tant de monde dehors. Un grand vent frais. Marcher, juste, marcher. A peine le tour du pâté de maison. »

Cette mère célibataire est étranglée par les problèmes économiques. Le loyer du petit appartement est devenu trop cher pour elle, depuis que le père de l’enfant est parti sans laisser d’adresse, et toute possibilité de déménagement tiendrait du miracle car elle-même n’offre pas de garanties financières suffisantes. Graphiste en statut d’autoentrepreneur, elle travaille chez elle alors qu’elle s’occupe intégralement de l’enfant, n’ayant pas obtenu de place en crèche ; « d’autres femmes, bien plus prévoyantes, s’y étaient prises des mois avant l’arrivée de l’enfant, dès sa conception ! Elle, elle débarquait d’on ne sait où, et surtout : elle n’était pas salariée. » Ce roman témoigne de la quadrature du cercle à laquelle est confronté le parent isolé : difficulté de logement dû à un rétrécissement des revenus quand prend fin ce que l’INSEE nomme sans sentimentalité la redistribution privée – la mise en commun des ressources au sein d’un couple –; difficulté de l’emploi, quand disparait la flexibilité d’organisation pour assurer la parentalité que permet (théoriquement) le couple moderne ; tracas administratifs – même si le système socio-fiscal français essaie de compenser la perte de revenus par diverses allocations[1].

L’Observatoire des inégalités dépeint la condition sociale la plus courante de ces mères isolées : « Le niveau de vie[2] médian mensuel des familles monoparentales (1184 euros en 2014 pour un équivalent adulte) est inférieur de 30% à celui des couples avec enfants (1712 euros, toujours pour un équivalent adulte). Ces familles représentent près d’un quart de la population pauvre ». Précarité de l’emploi, temps partiel subi, appartenance aux catégories socioprofessionnelles les moins favorisées, les femmes seules avec enfants cumulent les handicaps. Près du tiers d’entre elles occupent des emplois qualifiés mais aux revenus modestes, avec une surreprésentation du personnel hospitalier (aide-soignante, infirmières, agent hospitalier) et des soins à la personne à domicile. Elles sont en général moins diplômées que la moyenne : 26% d’entre elles ont un niveau d’étude supérieur au bac, contre 40% pour les mères en couple, 30% d’entre elles n’ont au mieux que le niveau du brevet, contre 20% pour les mères en couple[3]. Autre donnée : en 2017 les femmes seules avec une ou plusieurs personnes à charge (pour la plupart un ou plusieurs enfants) représentent 35% des bénéficiaires du RSA.

« Vous ne pouvez pas savoir ce que l’on vit » ont répété sur des chaînes d’information plusieurs mères en solo. La solitude, c’est l’aspect le plus indicible du quotidien du parent célibataire, ce qu’aucun chiffre n’arrive à capter, et dont seul un écrivain peut rendre compte. La charge mentale qu’implique le soin d’un enfant, sans relais d’une autre personne ou d’une institution, est finement dépeinte dans le roman de Carole Fives – l’héroïne s’est installée dans une ville qu’elle ne connaît pas pour suivre le père de l’enfant, et son propre père, sa seule parenté au demeurant, habite loin et ne l’aide qu’à l’occasion. L’inclination commune vis-à-vis de ces mères isolées n’est pas la mansuétude ou la solidarité, mais plutôt l’idée que ce « c’est la faute à pas de chance », ou « qu’elle l’a bien cherché » et que sa progéniture va subir un déficit d’éducation. Une famille de son immeuble, ainsi, espace ses invitations, pour éviter que ses enfants fréquentent son petit garçon.

Dans ce désert social, Internet devient alors son meilleur ami pour conseiller et aider à régler les innombrables interrogations qui surviennent : suivre et accompagner le développement de l’enfant, maladies infantiles, astuces pour acheter moins cher ou accéder gratuitement à certains services, ou renégocier les contrats d’eau et électricité, etc. Apporter à l’enfant les éléments du bien-être selon les préceptes de la pédiatrie moderne (outre la protection affective et la complicité, les activités d’éveil, une nourriture saine, de l’exercice, des promenades et la fréquentations des jardins publics qui permet les contacts avec d’autres bambins) absorbe toutes ses journées, et elle ne connaît de répit que quand il dort. Siestes et nuits, sont mises alors à profit pour satisfaire les quelques contrats de graphiste qu’elle arrive à décrocher. Le budget est calculé à l’euro près, elle doit à de nombreuses reprises discuter de ses découverts avec sa conseillère bancaire (celle-ci, elle-même divorcée, entend surtout lui donner des conseils pour « faire payer » son ex-compagnon, et lui indique comment monter un dossier avec un avocat), inutile de songer un seul instant à prendre une heure de baby-sitter pour s’accorder un loisir. Elle imagine alors ce que serait une vie dite « normale » : « Travailler, se préparer une retraite à peu près digne, dormir sept heures d’affilée, retrouver une vie sociale, faire du sport, aller au cinéma, lire et bien sûr, rêver… » Un modèle conforme à celui étalé dans tous les magazines.

Dans ce contexte monacal, mère et fils sont accrochés l’un à l’autre par un lien fusionnel, et par touches, on les voit progresser ensemble vers un mieux-être et une certaine maîtrise de la situation, le récit se déroulant sans misérabilisme, ponctué de touches d’ironie. Elle finit par décrocher une place en crèche, mais très loin de chez elle, ce qui engendre près d’une heure de trajet, elle peaufine son site internet, rappelle d’anciens clients, obtient un contrat d’une ancienne collègue « qui vient de lancer sa boîte », récupère sa vie et, cahin-caha, « redevient quelqu’un ». L’enfant grandit, « de plus en plus beau, de plus en plus rayonnant. C’est un mystère, cette beauté au milieu de tant de dureté… » Le point aveugle du récit, et finalement le plus poignant, c’est la recherche du père : l’enfant le réclame, la mère entame des démarches après d’un avocat pour le retrouver : « Elle, ce qu’elle voulait, plutôt que de l’argent, c’était que le père voie son fils. Comment amener un père à reprendre contact avec son fils ? » 10% en moyenne des enfants de moins de 18 ans de parents séparés ne revoient jamais leur père : la proportions de pères « désengagés » est la plus forte chez les hommes de faible niveau de diplôme ou de revenus[4]. La plupart du temps cette relation se maintient avec plus ou moins de fréquences – en cas de séparation 17% des pères ont la charge de l’enfant, 25% le voient une fois par semaine, 18% une fois par mois d’après une statistique INSEE datant de 2005.

La situation de mère célibataire n’est pas un statut à vie, contrairement à ce que laisserait croire le discours larmoyant qui l’entoure. Ce statut est plutôt provisoire, l’ancienneté moyenne des familles monoparentales est d’un peu plus de cinq ans[5], et le plus souvent le parent isolé cherche et trouve un nouveau compagnon ou une nouvelle compagne. Dans ce nomadisme amoureux, une fois encore, Internet s’impose comme « l’ami qui vous veut du bien ». Plus largement, cette solitude faussement colmatée par les artifices électroniques, c’est aussi ce qu’ont tenté d’enrayer des mères célibataires venues participer aux mobilisations des ronds-points.

 

[1] « Le couple contribue-t-il encore à réduire les inégalités ? », Note de France-Stratégie, novembre 2018.

[2] Il ne s’agit pas du revenu de l’ensemble du ménage mais de la valeur du revenu pour une personne, après impôts et prestations sociales. L’équivalent d’une part.

[3] « Les familles monoparentales depuis 1990 », dossier Solidarité santé, n° 67, juillet 2015

[4] « Séparation et rupture des relations entre le père et l’enfant », Arnaud Régnier-Loilier, Informations sociales n°176, 2/2013

[5] Les familles monoparentales sont constituées depuis 5,5 ans en moyenne. L’ancienneté de la monoparentalité est plus faible pour les parents séparés (4,5 ans en moyenne) ou dont le conjoint est décédé (5,5 ans), et plus élevée pour les parents qui n’ont jamais été en couple (10 ans).