Une fenêtre de tir pour relancer l’UE edit

17 juillet 2017

S’il est une chose que nul ne songera à enlever à Emmanuel Macron, c’est bien la vigueur de ses convictions européennes et sa détermination à assumer cet engagement dans un pays où les plaies du « Non » à la Constitution de 2005 sont loin d’être cicatrisées. C’est pourquoi son élection à la présidence de la République française constitue pour les partisans d’une relance de la construction européenne une opportunité, et ce d’autant plus que son accession à l’Élysée intervient dans un moment crucial, le Brexit. En effet, après avoir craint un temps que cette décision ne provoque une réaction en chaîne susceptible de mettre à bas plus d’un demi-siècle de construction européenne, il semble que c’est plutôt l’inverse qui est en train de se produire puisque les 27 paraissent vouloir rester unis dans leur souci de sauver l’édifice après un sérieux coup de boutoir. Nous sommes aujourd’hui en présence d’une double fenêtre d’opportunité.

On a coutume de dire que la construction européenne progresse à la faveur des crises. Il serait aussi juste d’affirmer que son histoire est faite de longues périodes d’incertitude et de stagnation, entrecoupées de brusques et audacieuses phases d’accélération (l’instauration de la CECA, du Marché commun, de l’Acte unique et de l’euro en fournissent les meilleurs exemples) qui forment autant de bonds en avant, souvent spectaculaires, dans l’édification de cet étrange OPNI (Objet Politique Non Identifié) qui n’a absolument aucun équivalent dans le monde et dans l’histoire – et dont nous devrions être plus fiers que nous ne le sommes trop souvent, tant il suscite de curiosité et même d’envie aux quatre coins de la planète[1]. De fait, depuis la fin de l’ère Mitterrand-Kohl, les dirigeants européens visionnaires ont laissé la place à de tièdes administrateurs de la cause continentale, dont la relative insignifiance a fait sombrer cette dernière dans le doute et la stagnation. Il est donc urgent de rompre avec cette désolante syncope et de redonner souffle à cette extraordinaire aventure historique, dont seuls les nationalistes obtus et les esprits falots sont incapables de percevoir la grandeur. Pour ce faire, quatre dimensions nous paraissent essentielles car à même de répondre aux principaux reproches qui sont faits à l’Europe ; à savoir d’être trop compliquée, pas assez démocratique (ou trop technocratique, cela revient au même), et trop libérale (sans que l’on sache toujours très bien ce que recouvre cette accusation toujours efficace en France, à défaut d’être pénétrante). D’où les quatre chantiers majeurs que nous nous contenterons ici d’esquisser, et qui touchent aux institutions ; à la citoyenneté ; à l’ordre juridique ; et enfin à la capacité stratégique.

Le chantier institutionnel: un Président de l’Union européenne

L’un des procès les plus communément faits à l’UE consiste à la juger infiniment compliquée, peu efficace et dépourvue de toute faculté d’incarnation – ce qui, dans une époque ultra-médiatisée comme la nôtre, s’avère rédhibitoire. Pourtant, sa structure originelle ternaire (reposant sur les trois piliers que sont le Conseil, la Commission, et le Parlement) paraît impossible à remettre en cause tant elle offre un dosage extraordinairement délicat entre intergouvernementalité et supranationalité. De fait, un équilibre aussi savant ne saurait être fondamentalement altéré dès lors qu’un saut qualitatif vers le fédéralisme n’est tout bonnement pas réaliste aujourd’hui, tandis qu’à l’inverse le choix de se cantonner à une « Europe des nations » fondée sur une lâche coopération entre États souverains signifie la mort même du rêve européen, réduit à la peau de chagrin d’un « concert des nations » à peine plus élaboré qu’il ne l’était au XIXe siècle. Une fois établi ce constat, il devient assez clair que la seule réforme institutionnelle d’envergure qui soit vraiment crédible (et ce d’autant plus qu’elle est d’une simplicité assez déconcertante) consiste à fusionner les actuelles fonctions de président du Conseil, de président de la Commission et de Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Par cette seule opération, on offrirait enfin à l’Europe une incarnation digne de ce nom, rendant aussitôt caduque la cruelle boutade prêtée à Henry Kissinger : « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » Avec une telle figure de proue, l’UE deviendrait identifiable sur la scène mondiale, pour les dirigeants comme pour les opinions publiques. D’autant qu’il conviendrait d’ajouter deux éléments supplémentaires à cette réforme aussi révolutionnaire que facile à réaliser : l’allongement du mandat du nouveau « Président de l’UE » (tel serait son titre) à cinq ans (renouvelable une fois) et le changement de son mode de désignation. Plutôt que d’être nommé par le Conseil européen, il serait désormais désigné et investi par le Parlement, immédiatement après l’élection de ce dernier. Ce faisant, le Président de l’UE serait concrètement le chef de file du groupe politique majoritaire dans la nouvelle assemblée, à l’issue d’un scrutin qui se trouverait ainsi investi d’un enjeu supplémentaire (et fort), et au terme d’une campagne électorale continentale durant laquelle les prétendants à cet éminent poste se seraient fait connaître des différentes opinions publiques. Dans un avenir plus ou moins proche, on peut même imaginer que cette figure politique devenue majeure (dans la mesure où les habitants du continent auraient appris à se familiariser avec elle), pourrait être élue au suffrage universel – direct ou bien via un système de grands électeurs qui atténuerait un peu le déséquilibre démographique entre « grands » et « petits » membres de l’Union, comme c’est le cas aux États-Unis. Ainsi, cette élection du président de l’UE (par la voie parlementaire dans un premier temps) contribuerait fortement à forger cette opinion publique transnationale qui est une nécessité démocratique vitale pour l’avenir de la construction européenne.

Le chantier civique: approfondir la citoyenneté européenne

Toujours dans cette logique visant à renforcer la démocratisation des institutions européennes en les rapprochant des habitants et de leurs préoccupations, la reforme institutionnelle prônée ici devrait s’accompagner d’un approfondissement de la citoyenneté européenne. Tandis qu’aujourd’hui les ressortissants d’un pays de l’UE installés dans un autre État membre n’ont la possibilité d’y voter qu’à l’occasion des scrutins locaux et des élections européennes, il conviendrait d’étendre ce droit de vote à toutes les élections (nationales, référendaires, etc.). Le citoyen européen pourrait désormais voter librement dans le pays où il réside et où il paye ses impôts, de même qu’il serait éligible à toutes les fonctions (y compris les plus hautes) dans le pays en question. Pour être complète, cette réforme ambitieuse devrait également prévoir le droit pour tout citoyen européen, là où il est installé, de passer les concours de la fonction publique ou d’y exercer sans entrave toutes les missions de service public jusque-là réservées aux natifs ou naturalisés.

Le chantier juridique: une Cour suprême de l’Union européenne

Mais la citoyenneté européenne ne saurait se réduire à la question du vote dans la mesure où l’Europe est d’abord et avant tout un État de droit. En effet, comme l’a montré Bernard Castagnède dans son stimulant essai La politique sans pouvoir (PUF, 2007), l’UE a engendré un modèle où la décision publique n’est plus exclusivement le résultat d’un pouvoir (politique) de domination mais tend à devenir une libre adhésion à des règles communes de droit, dont l’État devient un cadre d’élaboration parmi d’autres. Pour dire les choses autrement, l’Europe tend à substituer à une souveraineté nationale strictement fondée sur l’ordre législatif du commandement un vaste espace transnational régi par des règles de droit auxquelles concourent des autorités variées – et d’autant plus respectueuses des libertés individuelles qu’elles obéissent à une séparation et une dissémination des pouvoirs, de l’échelon local à l’échelon européen, et de l’ordre politique à l’ordre juridique. D’où la nécessité de compléter la réforme des organes européens par la création d’une véritable Cour Suprême, qui serait sensiblement dotée des mêmes prérogatives que son homologue américaine, et pourrait espérer jouir à terme du même prestige. Bien entendu, cette Cour suprême européenne (CSE) ne saurait être composée de simples magistrats professionnels et devrait être désignée selon une procédure qui garantirait la compétence et l’éminence de ses membres (une procédure dans laquelle les diverses institutions de l’UE seraient impliquées, en s’inspirant là encore des États-Unis). Cette CSE serait l’ultime instance d’appel pour les tribunaux de tous les pays membres lorsque les droits fondamentaux des citoyens européens seraient en jeu. Elle devrait aussi avoir la capacité de trancher les conflits entre juridictions nationales (comme par exemple pour les délicates questions d’extradition, illustrées il y a quelques années de cela par la médiatique affaire Krombach-Bamberski)[2]. La CSE devrait enfin exercer à l’échelle du continent une forme de contrôle de « constitutionnalité », ce qui supposerait de définir un « bloc de constitutionnalité », fondé principalement sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ceci permettrait à la nouvelle Cour d’invalider n’importe quelle loi d’un État membre, s’il s’avérait que celle-ci était contraire aux principes fondamentaux contenus dans cette charte fondamentale – selon une procédure qui, là encore, s’inspirerait du modèle américain.

Le chantier stratégique: reprendre le projet d’une armée européenne

Mais la relance de la construction européenne ne saurait faire l’impasse sur cette réalité déplorée depuis l’origine, à savoir que notre continent est un géant économique mais un nain politique, du fait de sa difficulté à se mettre d’accord sur des politiques communes dignes de ce nom, mais du fait aussi de sa faiblesse criante dans le domaine militaire. Cette dernière question est d’ailleurs d’autant plus préoccupante qu’avec le Brexit la France est désormais, au sein de l’Union, le seul pays doté d’une capacité militaire crédible. Vouloir remédier à cette situation de moins en moins acceptable revient dès lors à tenter de reprendre ce qui a été essayé en 1952 puis abandonné deux ans plus tard (à cause de la France) : le projet d’une armée européenne (alors baptisée Communauté Européenne de Défense). Bien entendu, les modalités techniques en seront nécessairement différentes dans la mesure où le contexte a changé, et ce n’est d’ailleurs pas le lieu d’entrer ici dans les détails (d’autant que l’auteur de ces lignes n’en a pas la compétence). Reste que l’objectif est le même, à deux nuances près. La première, c’est que l’alliance américaine (qui était centrale dans le projet de CED) ne va plus autant de soi, même si l’armée européenne aurait vocation à être articulée avec l’OTAN, dont elle ne saurait prendre la place. De la même manière, l’armée européenne ne devrait pas remplacer les armées nationales mais bien les renforcer, en mutualisant une partie des capacités militaires nationales, sachant que celles-ci conserveraient naturellement une composante autonome, à commencer d’ailleurs par notre force de frappe nucléaire qui demeurerait sous l’autorité exclusive du Président de la République française (même s’il n’est pas interdit d’imaginer que sa doctrine d’usage soit étendue à la défense des intérêts vitaux de l’UE).

Nul doute que si Emmanuel Macron mettait toute son énergie à la réalisation de ces divers chantiers européens, sa place dans l’histoire de notre pays et de notre continent serait définitivement assurée. Mais pour ce faire, il devra convaincre ses partenaires européens (et d’abord allemands) de sa détermination à faire de la France un acteur crédible, ce qui suppose d’abord de rompre avec quarante ans de gestion laxiste et suicidaire de ses finances publiques.

 

[1] Voir par exemple le livre de Jeremy Rifkin, paru en 2004, The European Dream. How Europe’s Vision of the Future is Quitely Eclipsing the American Dream.

[2] Voir à ce propos le film « Au nom de ma fille », réalisé en 2016 par Vincent Garenq et dans lequel Daniel Auteuil joue le rôle d’André Bamberski.