La défense de l’Europe demain: les grenouilles sans leur roi? edit

18 juin 2019

« Les grenouilles, se lassant / De l'état démocratique, / Par leurs clameurs firent tant / Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique. / Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique ».

Le 6 juin 2019 fut un jour de déploration sur l’élargissement de l’océan Atlantique. Le roi s’éloigne et les grenouilles européennes coassent de dépit. Pourtant, l’Europe « souveraine » devrait savoir se défendre elle-même, qui n’adviendra qu’en réponse à une rupture venue de Washington.

Depuis 70 ans, la défense de l’Europe de l’Union est assurée par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, c’est-à-dire par les Etats-Unis, garants de la sécurité collective en dernier ressort. Cette protection extérieure a été et reste efficace en termes stratégiques et a offert une réponse à l’éternelle question du concert européen, en assurant l’équilibre géopolitique interne du dehors, égalisant les rapports de force au-dedans. Imagine-t-on la Pologne confier sa sécurité à l’Allemagne ?

Les Etats européens n’ont pas de consensus sur ce sujet. Le mardi 12 juin 2019, le président polonais Andrzej Duda aura tenté à Washington d’obtenir un engagement américain militaire accru et permanent. Varsovie est prêt à financer un « Fort Trump » de 2 Mds$. Le Pentagone, réticent, préfère une présence en rotation, à vocation de formation. L’achat de 32 avions F 35 est en discussion avancée ; Loockheed Martin installe son siège européen à Varsovie ; du gaz naturel liquéfié américain sera acheminé pendant 20 ans vers un port polonais et le gaz russe cessera d’être importé en 2022. Selon Florence Parly, ministre des Armées, « la clause de solidarité de l’OTAN s’appelle l’article 5, pas l’article F 35 » ; « une alliance est inconditionnelle » (Atlantic Council, 18 mars 2019). L’interaction à rebâtir avec la Russie est un facteur central de division dans l’UE. Sur le fond, c’est l’interprétation de l’histoire de la défaite militaire nazie qui fonde la divergence: pour les Russes, qui ont fourni l’essentiel du prix du sang, l’Europe centrale et orientale a été libérée et ces sacrifices de la Grande guerre patriotique légitiment le droit de regard revendiqué par Moscou sur l’ensemble des affaires du continent ; pour les Européens centraux et baltes, le salut serait venu des Etats-Unis et depuis le funeste Pacte germano-soviétique, c’est la réalité passée d’une occupation soviétique qui exige la protection américaine.

Les grands partis politiques divergent sur l’effort de défense. Lors du vote au Parlement européen sur le projet pilote du fonds européen de la défense (13 mars 2018), le PPE, l’ALDE et l’ECR étaient pour ; le quart du S&D contre ainsi que tous les Verts et les autres partis (195 contre et 471 pour, un rapport 37% / 63%). Le camp « neutraliste » s’est renforcé depuis mai 2019. Donc, cessons d’invoquer « armée européenne ».

Mais un mouvement se dessine en faveur d’un effort européen plus autonome. Outre le projet déjà cité, l’Initiative européenne d’intervention est soutenue par dix pays, intéressés par l’espoir d’une culture stratégique commune. Le pays clé est l’Allemagne, divisée. Les choix de défense engagent pour la longue durée : 2040 pour le système franco-allemand d’avion de combat du futur (SCAF), dont le coût de développement est évalué à 8-10 Mds€ sur 20 ans. Le Bundestag a débloqué le 6 juin une enveloppe de 32,5 m€ pour financer sa part de l’étude notifiée à Dassault et Airbus (65 m€ sur 24 mois). Mais Paris et Berlin diffèrent sur les règles d’exportation des matériels. Et à Berlin, un choix politique devra être fait pour la succession des avions Tornado. Si Loockheed Martin est écarté, ce sera l’Eurofighter. Qu’adviendra-t-il de l’arrangement de « partage nucléaire » otanien des moyens américains stationnés sur la base de Büchel ?

Ma conviction est que le réveil européen ne se produira que si un choc vient d’outre-Atlantique.  Scénario : un tweet de la Maison Blanche invoque l’article 13 de l’OTAN pour s’en retirer. Sur quels fondements conceptuels et pratiques ?

La stratégie de la retenue

La politique extérieure des Etats-Unis a toujours été inspirée par des intérêts et des contextes mais également par une pensée sur le sens de l’interaction à bâtir avec le monde. Trois courants sont identifiables dont les deux premiers sont connus et le troisième largement ignoré en Europe. Le wilsonisme de 1919 a prospéré comme « internationalisme libéral » soucieux d’un rôle mondial des Etats-Unis après 1945, d’une responsabilité dans le maintien de l’ordre libéral international et d’un encouragement à la transition démocratique (Carter, les deux Clinton, Albright). Ce courant régresse avec l’America First. Le néo-conservatisme, désormais minoritaire, prônait le changement de régime par la force dans les régions d’intérêt pour les USA. Hier Cheney et l’Irak, aujourd’hui, Bolton et l’Iran. Trump a dit » John (Bolton), tu ne me feras pas faire la guerre ». Le troisième soutient la « retenue » (restraint) : « Come Home America ». Il est porté par des penseurs du MIT (Sapolsky, Posen), de Chicago (Mearsheimer) et d’Harvard (Walt). Il vise à réduire un budget excessif de la défense pour se consacrer à des tâches internes (infrastructures ; éducation ; déficit public ; questions raciales). Obama estimait, à propos de l’Afghanistan, que la reconstruction nationale (le fameux « nation building ») devait commencer « à la maison ». Au plan stratégique, ce courant sans leader assumé recommande une capacité d’intervention en Asie et dans le Golfe et veut forcer les alliés à accepter leurs responsabilités. Il note que sans la garantie américaine, le Japon serait contraint de revoir son passé et de se réconcilier avec ses voisins, que l’Allemagne aurait mieux pesé les risques de sa politique yougoslave.

Donald Trump pose donc les bonnes questions : l’Europe a-t-elle encore besoin du mentor américain ? Les Européens devraient prendre en main leur propre sécurité et ne plus rien attendre du grand allié. Il poursuit la réévaluation des engagements américains initiée par Obama. La continuité est plus forte que visible. L’élément nouveau est qu’on ne parle plus de « leadership » américain.

Supposons donc que ce courant de la pensée stratégique l’emporte et inspire un Président américain.  L’OTAN sous parapluie américain n’a plus de raison d’être. Les 100000 soldats américains sont retirés ainsi que les équipements, en un à deux ans. Les USA vendent de nouveaux matériels aux Européens et des licences pour leur industrie. Le PNB allemand étant le double de celui de la Russie, Berlin peut assumer cet effort. Dans ce scénario, quid de la protection nucléaire de l’Allemagne ? Washington peut aider Berlin à se sanctuariser, même si cette option sera récusée par Moscou. On touche là la limite du scénario. Trois questions se posent.

Faut-il attendre un signal venu de Washington pour élaborer des alternatives, dont bien des ingrédients sont déjà en place, avec le retrait américain du traité FNI (forces nucléaires intermédiaires, 1987) et le délai de 2021 pour New Start  (limite des arsenaux et vérification) ? Les Européens devront débattre du statut du nucléaire militaire en Europe. De De Gaulle à Mitterrand et à Chirac, le concept de « protection étendue » par Paris et Londres puis l’hypothèse d’une « dissuasion concertée » sur la base d’intérêts vitaux « communs » ont été avancés. Et la dernière revue stratégique (2017) indique que la dissuasion française a une dimension européenne. Cette extension n’a de sens que si le grand allié n’était plus considéré comme fiable.

La stratégie de la retenue sert-elle le maintien de la position dominante des USA, qui risquent un isolement stratégique en cas de retrait d’Europe ?  L’objectif de la division persistante de l’Eurasie en trois centres de pouvoir rivaux – Chine, Russie et UE – offre-t-elle une garantie suffisante de sécurité ? Certains experts évoquent un scénario intermédiaire : moindre présence militaire américaine et alliance renouvelée sur une base plus bilatérale, en fonction des dépenses des alliés pour leur défense et de leur degré de soutien à la politique américaine de contention de la Chine.

Enfin, quelle architecture de sécurité, avec la Russie, qui agit comme une grande puissance qu’elle n’est pas ? Moscou poursuit certes un objectif permanent de découplage entre l’Europe et les Europe et les Etats-Unis. Mais le facteur nouveau du jeu stratégique mondial est l’affirmation chinoise. Ne conviendrait-il pas de revoir à la baisse notre obsession russe et de cesser de sous-estimer le facteur sécuritaire chinois ? Il est temps de repenser l’architecture de sécurité européenne dans le contexte de la nouvelle configuration géostratégique qui s’installe sous nos yeux. Et pour nous, pauvres Européens, de compléter le « grand marché » par l’élaboration d’une « grande stratégie ».