Biélorussie: le joueur d’échecs devient-il irrationnel? edit

28 mai 2021

L’habileté politique de Loukachenko, louvoyant entre Russie, indépendance et Europe, a souvent été soulignée, au même titre que son caractère autoritaire. Quand l’homme du statu quo renverse la table, on peut s’interroger. Pourquoi donc franchir une ligne rouge, avec autant de conséquences?

Élu président en 1994, Alexandre Loukachenko a su se maintenir au pouvoir depuis plus d’un quart de siècle. Cela suppose certes un degré d’autoritarisme, mais également une maîtrise de différents échiquiers – un échiquier interne pour dissuader et empêcher des alternatives de se mettre en place, mais aussi un échiquier externe qui suppose de se placer dans une orbite russe mais aussi de résister à une intégration trop poussée avec cette dernière. Il faut comprendre le positionnement du président biélorusse sur les deux terrains de jeu.

Loukachenko, un joueur d’échecs

Sur le plan interne, on trouve aussi bien des opposants « systémiques » (ou de façade, intégrés au système politique) que des opposants souhaitant l’alternance politique (ou opposition hors système). Cet échiquier s’est dérobé le 9 août 2020, lorsque Loukachenko s’est rendu compte que la fable des 80% ne convainquait plus un large pan de l’opinion publique, qui n’a pas voté en sa faveur, mais pour une candidate, Svetlana Tsikhanovskaïa, dont il avait largement sous-estimé le soutien populaire. La raison en est simple : au-delà de la Covid et de l’usure du régime, la circulation de l’information permise par le réseau Telegram a rendu impossible la croyance dans ces résultats. Le canal d’information le plus important était certainement la chaîne Nexta, suivie par deux millions de personnes dans un pays qui compte moins de dix millions d’habitants. Or, rappelons-le, l’un des co-fondateurs de cette chaîne ayant permis aux manifestants d’exprimer leur fatigue du régime est Roman Protassevich, devenu de fait un ennemi du président.

Sur le plan externe, Loukachenko est un joueur d’échecs expérimenté : fort d’une domination sur le processus politique local, il est capable de solliciter, à tour de rôle, les Européens et les Russes pour maximiser ses gains. Ses relations ne sont pas bonnes avec Vladimir Poutine, qui se méfie du renard biélorusse, retors. Les Européens ont également appris à faire avec des libérations d’opposants arrivant opportunément avant des élections, dans l’espoir d’un soutien. Les dernières présidentielles illustre ces paradoxes : peu avant les élections, des paramilitaires russes du groupe Wagner sont considérés comme des menaces pour la souveraineté du pays ; suite aux manifestations de masse après les élections, Loukachenko ne se retrouve qu’avec la Russie comme soutien d’abord hésitant, puis garant de la stabilité du régime – une Russie mobilisant des ressources davantage pour le soutien du régime (dans un horizon d’intégration économique et militaire) que celui du président.

Loukachenko est fondamentalement un dirigeant à la recherche de l’équilibre, qui vise d’abord à se maintenir au pouvoir. Il aspire au statu quo. Pourquoi, dès lors, s’être lancé dans un acte de piraterie dont les retombées internationales ne pouvaient qu’être extrêmement coûteuses, tout cela pour arrêter un blogger de 26 ans vivant à l’étranger et dont la capacité de nuisance pour le pouvoir apparaissait somme toute limitée ?

Coup irrationnel ou coût déraisonnable?

Le détournement du vol Ryanair 4978 Athènes-Vilnius du dimanche 23 mai semblait très peu vraisemblable : l’air du temps se concentre plutôt sur des cyberattaques, moins coûteuses et difficile à attribuer, que sur des opérations supposant une logistique importante et dont l’attribution est immédiate. C’est donc sciemment que Loukachenko a franchi la ligne rouge pour lancer son attaque.

Mais il faut s’interroger sur les moyens mis en œuvre, disproportionnés pour arrêter Roman Protassevich. Ce dernier n’est pas un homme politique, mais un jeune blogger qui s’est exilé en Pologne, puis à Vilnius, à compter de 2020. Mobiliser un Mig-29 pour rediriger un avion de ligne, détourner une ligne intérieure européenne et encourir des sanctions sont des actions fortes des autorités biélorusses. Au-delà des moyens, ce sont les coûts prévisibles qui sont faramineux : avec l’arrêt ou la suspension des vols depuis la Biélorussie vers l’espace aérien européen, depuis l’espace européen ou au-dessus de l’espace aérien biélorusse, la compagnie nationale Belavia est contrainte à l’inactivité. Sauf à faire de Moscou ou d’une autre ville extra-européenne un « hub » pour les voyageurs biélorusses. L’UE a par ailleurs gelé une ligne de crédits importante au titre des sanctions. Roman est-il « l’homme qui valait trois milliards », pour reprendre le titre d’une ancienne série télévisée ?

Mais si une telle opération a été montée, c’est qu’elle a été jugée rationnelle à un certain niveau de la hiérarchie du régime. Depuis le détournement, celui-ci a adopté une loi sur les médias, extrêmement dissuasive, et qui ne laisse pas de doute sur le fait que le message est double : nous atteindrons les opposants, quand bien même ils vivraient à l’étranger ; nous ferons tout pour défendre la stabilité contre une « révolution de couleur », c’est-à-dire un renversement du régime par une mobilisation massive dans la rue et des soutiens étrangers. Si l’acte est irrationnel et coûteux sur l’échiquier des relations extérieures, c’est qu’il répond vraisemblablement à des logiques internes liées au régime.

Une Europe unie, une Biélorussie divisée?

L’affaire biélorusse pourrait être l’objet d’un paradoxe similaire au Brexit. Alors qu’il est de bon ton de critiquer l’Europe pour son manque de consistance en matière de politique étrangère, a fortiori face à un régime autoritaire, il n’est pas certain que les Européens se divisent, et symétriquement les cercles de pouvoir biélorusses sont peut-être plus divisés qu’il n’y paraît. Ce cas de figure, qui paraît peu probable à première vue, s’est déjà produit avec le Brexit, où l’unité européenne a contrasté avec l’indécision des Tories pendant les négociations.

L’Europe dispose en réalité, avec les sanctions, d’un langage commun pour l’action extérieure. Elles ont naturellement leurs limites, qui sont connues : elles doivent être ciblées pour être efficaces, c’est-à-dire ne pas fragiliser les populations, mais seulement l’appareil d’Etat ; elles doivent avoir des effets sensibles et rapides pour contraindre les cibles à changer de comportement ; en outre, plus des sanctions durent, moins elles sont efficaces. Mais elles permettent une riposte graduée. La situation a ainsi conduit les Européens à envisager des sanctions à trois niveaux : celui des personnes individuelles impliquées dans l’enlèvement, celui des entreprises et des opérations liées au régime, et celui de l’aviation biélorusse. Il reste à savoir si le langage commun des sanctions sera de nature à faire bouger le régime ou non, mais force est de constater qu’il n’y a pas de grande divergence au sein de l’Union sur le fait de considérer que les autorités biélorusses ont franchi une ligne rouge.

Quant à la Biélorussie, sa situation est moins lisible. Minsk devra combler les pertes en s’appuyant sur un faible nombre d’alliés, ce qui renforce son isolement. La légitimité du pouvoir est sortie considérablement affaiblie de la séquence présidentielle et des manifestations qui ont suivi ; la contestation ne concernait pas seulement la capitale, plus exposée à l’extérieur, mais également des zones plus rurales et des usines, traditionnellement plutôt acquises au régime. Le pouvoir doit donc s’appuyer sur la cohésion de son appareil d’Etat s’il veut contrôler politiquement la situation. Or, si le pouvoir cherche à intimider l’opposition, y compris au-delà des frontières comme dans le cas de Roman Protassevich, c’est probablement la manifestation d’une crainte forte d’une prochaine révolution de couleur. Dans ce contexte, et pour éviter d’être purgés, différents services peuvent entrer en concurrence et avoir des intérêts contradictoires, d’autant que tous les cercles autour de Loukachenko n’ont pas les mêmes orientations, notamment sur la question de la finalité du rapprochement avec la Russie pour un Loukachenko affaibli, entre garante de l’indépendance ou intégration étroite. Le joueur d’échecs peut-il encore débloquer son jeu ?