Algérie: remettre la Constitution à sa place edit

23 avril 2019

C’est dans un contexte politique particulièrement troublé, en raison de la volonté du président Abdelaziz Bouteflika, diminué par la maladie, de solliciter un cinquième mandat (2019-2024), qu’un mouvement de contestation de vaste ampleur s’est progressivement constitué sur l’ensemble du territoire national pour exiger du chef de l’État qu’il démissionne. Ce mouvement de contestation (El Hirak el châabi) montait des profondeurs d’une population considérant qu’un chef d’État impotent ne peut pas briguer un nouveau mandat.

Par ailleurs, depuis 2014, en raison de la baisse sensible des prix du pétrole, le pouvoir d’achat moyen de la population avait enregistré une baisse sensible, cependant qu’une cohorte de quelque 200 à 300 affairistes plus ou moins liés au président de la République et à sa fratrie accaparaient l’essentiel des ressources bancaires disponibles, d’assiettes foncières et s’emparaient du quasi-monopole des opérations du commerce extérieur. Pour la majorité des Algériens, la conjonction de leur relatif déclassement social et la montée en puissance d’oligarques trustant les moyens financiers de la nation ne pouvait se faire qu’avec la bénédiction du président de la  République, du moins avec celle du clan dont il était nominalement le parrain.

Les pressions politiques en faveur de l’application de l’article 102 de la Constitution

En réalité, c’est à partir de 2015 qu’une partie de l’opposition, des personnalités politiques indépendantes et des médias font valoir que devant la dégradation de l’état de santé du président de la République, il serait conforme à l’esprit des institutions de mettre en œuvre l’article 102 de la Constitution[1]. Certains parlementaires ont même demandé à rencontrer personnellement le président de la République pour s’assurer de visu qu’il était encore le maître des lieux. Certains d’entre eux seront sanctionnés pour leur audace. En 2017, c’est au tour du Haut Commandement militaire d’être interpellé pour qu’il intervienne, d’une façon ou d’une autre, afin que le Conseil constitutionnel actionne l’article 102 de la Constitution et constate enfin l’état d’empêchement du président de la République. Mais l’armée décide de s’abriter derrière le Préambule de la Constitution et son article 28[2] pour opposer une cinglante fin de non-recevoir aux différentes demandes, leur rappelant qu’elle n’a pas vocation à interférer dans le fonctionnement des pouvoirs publics, dès lors surtout que la Constitution habilite d’autres autorités pour mettre en œuvre l’article en question.

La montée en puissance de la contestation populaire

À mesure que se rapproche l’échéance électorale, la détermination du président Bouteflika à solliciter, pour la cinquième fois, les suffrages populaires reste inébranlable. Il est vrai qu’il est, par ailleurs, soutenu par les formations politiques de l’Alliance présidentielle qui sont majoritaires au Parlement et qu’il  bénéficie de la bienveillante neutralité de l’état-major de l’ANP. Mais, tel un phénomène de catharsis, la société algérienne, réputée indolente et apathique, se réveille brusquement et à partir du 22 février, entreprend de harceler le pouvoir en place en exigeant non seulement la démission du président de la  République mais le départ de l’ensemble du régime qui le soutient depuis 1999. L’Armée est impressionnée par cette soudaine communion de populations pourtant travaillées depuis des temps immémoriaux par la segmentation et l’hétérogénéité, ainsi que par le caractère pacifique des manifestations qui ne donnent lieu à aucun dérapage ou incident. Face à une telle situation, totalement inédite dans l’histoire de l’Algérie indépendante, il est exclu que l’Armée intervienne pour interdire les manifestations. Seule la police est requise pour protéger les bâtiments officiels et les édifices publics, encore que cette mesure paraisse superfétatoire au regard des objectifs des manifestants venus fraterniser avec les forces de l’ordre. En outre, l’Armée algérienne de 2019 n’a plus rien à voir avec celle qui tira à balles réelles sur les manifestants, lors des événements d’octobre 1988, celle qui intervint pour arrêter les responsables du FIS en juin 1991, celle qui interrompit le processus électoral en janvier 1992 pour empêcher le FIS de remporter les législatives ou enfin celle, d’avril 2001, qui réprima dans le sang le 21e anniversaire du Printemps berbère. Face à cette déferlante, l’Armée ne peut se cramponner sur son pré carré constitutionnel. Elle finit par faire pression sur le Conseil constitutionnel, mais celui-ci étant sourd à l’appel, elle finit par contraindre le premier magistrat du pays à quitter ses fonctions, ce que celui-ci fera non sans avoir au préalable nommé un nouveau gouvernement, composé majoritairement de technocrates et de représentants de la société civile.

L’exacerbation de la crise politique

Cependant, ni la démission du Président de la République ni le changement de gouvernement ne trouvent grâce aux yeux des populations qui réclament, outre le départ du chef d’État par intérim, celui du Président du Conseil constitutionnel et du nouveau Premier ministre, la mise entre parenthèses de la Constitution révisée du 6 mars 2016, sauf dans ses articles 7[3] et 8[4]. Le premier réfère à la souveraineté populaire, le second, plus substantiel, est relatif à l’exercice de la souveraineté nationale. Mais ce qui est cardinal pour les populations algériennes, c’est l’instauration d’une période de transition au cours de laquelle seraient débattus l’ensemble des problèmes politiques, institutionnels, économiques, soucieux et culturels qui se posent au pays, pour parvenir à un diagnostic partagé. Il conviendra ensuite d’élaborer des règles stables et effectives garantissant l’État de droit, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’élargissement du champ des libertés individuelles et collectives ainsi qu’un contrôle strict de l’utilisation des deniers publics.

Ces exigences sont loin d’être maximalistes. En effet, l’adoption du constitutionnalisme libéral en février 1989 n’a pas permis au régime de s’institutionnaliser. Il n’existe pas de séparation des pouvoirs autre que formelle. Depuis l’arrivée du président Bouteflika au pouvoir, en avril 1999, celui-ci tente, à chaque fois, de légiférer par voie d’ordonnance pour court-circuiter un Parlement, pourtant à sa botte. Il n’accepte pas de dyarchie au sommet de l’Exécutif, d’où la suppression de la fonction de chef de gouvernement (2008) pour celle de Premier ministre, simple primus inter pares. La justice est aux ordres. Il n’y a jamais eu un véritable contrôle de la constitutionnalité des traités des lois organiques, des lois ordinaires, a fortiori des actes réglementaires. Le contrôle de l’utilisation de l’argent public par les institutions dédiées est une pure fiction. Les affaires de corruption instruites par les juridictions procèdent de règlements de comptes entre clans et factions en compétition pour la perception de commissions et autres pots de vins.

La problématique de la transition

Elle se pose en des termes très complexes, en raison de la singularité du cas algérien. Au départ, le Haut Commandement militaire était favorable à la construction d’une constitutionnalité nouvelle mais dans la continuité, arguant de l’insécurité régionale et de la crise économique. Mais aujourd’hui, devant l’ampleur d’une contestation populaire qui relève du « dégagisme », une rupture totale de constitutionnalité est envisagée, qui suppose par la force des choses la reconnaissance de la caducité totale de la Constitution révisée du 6 mars 2016.

Tel a bien été le cas en Tunisie, après le départ du président Ben Ali, le 14 janvier 2011. Il y eut, en effet, l’expression d’une volonté de dégagisme, dès l’instant que dans le gouvernement du 17 janvier 2011, figuraient des personnalités du parti au pouvoir (le RCD), ce qui suscita l’ire des populations. Ce n’est qu’après l’installation d’un organe largement représentatif pourvu de prérogatives quasi législatives, à savoir l’Instance supérieure pour la sauvegarde des objectifs de la Révolution (ISROR) que se manifestera un certain apaisement, dès lors que cette instance contrôlait le gouvernement et allait contribuer à l’élection de l’Instance supérieure Indépendante pour les élections.

L’autre singularité du cas algérien est l’absence de représentants du Hirak populaire pour discuter avec les détenteurs du pouvoir actuel (exclusivement les militaires depuis le départ du président de la République) de la nature de la transition, sa durée, la composante des structures qu’elle est censée se donner, enfin du cadre juridique qui sortira des débats auxquels une grande partie des mouvements plus ou moins structurés sont appelés à participer. Deux mois après le début du Hirak, les quelques personnalités dites consensuelles, au sens où des sondages effectuées par certains médias les présentent comme les personnalités emblématiques du renouveau, ne font toujours pas l’unanimité parmi les populations, unies dans leur croisade contre le régime mais divisées sur le profil politique de celles et ceux censés, à un moment ou à un autre, les représenter.

La transition la plus vertueuse serait celle où l’ensemble des forces vives de la nation mutualiseraient leurs efforts et leurs atouts pour définir les contours d’un régime dans lequel la Constitution ne serait plus un texte de type « manipulatif », comme cela est le cas depuis 30 ans, mais un texte à caractère performatif qui garantisse l’effectivité des libertés individuelles et collectives, la séparation des pouvoirs et le contrôle de l’utilisation des dépenses publiques. Une clarification entre les différents protagonistes de la crise algérienne devrait intervenir dans les jours qui viennent.

[1]. L’alinéa 1 dispose : « Lorsque le Président de la République, pour cause de maladie grave et  durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens appropriés, propose, à l’unanimité au Parlement de déclarer l’état d’empêchement. »

[2]. « L’Armée Nationale Populaire a pour mission permanente la sauvegarde de l’indépendance nationale et la défense  de la souveraineté nationale ». «  Elle est chargée d’assurer la défense de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays ainsi que la protection de son espace terrestre, de son espace aérien et des différentes zones de son domaine maritime. »

[3]. « Le peuple est la source de tout pouvoir. » « La souveraineté nationale appartient exclusivement au peuple. »

[4]. « Le pouvoir constituant appartient au peuple ». « Le peuple exerce sa souveraineté par l’intermédiaire des institutions qu’il se donne ». «  Le peuple l’exerce aussi par voie de référendum et par l’intermédiaire de ses représentants élus ».