La doctrine Obama edit

4 mai 2016

Il y a quelques semaines, nous proposions ici même un bilan de la politique étrangère de Barack Obama. Alors que les critiques se polarisaient sur son inaction en Syrie, sur sa passivité face à la réaffirmation du pouvoir russe, il semblait juste de tenir compte de la situation dont il avait hérité, et notamment de l’interventionnisme de l’ère Bush, deux guerres indécises en Afghanistan et en Irak, qu’il a dû gérer difficilement. D’où une politique de retenue, évitant de nouveaux engagements militaires au sol, et leur préférant des formes d’action à distance, renseignement, action clandestine et frappes de drones.

À cette économie de moyens sur les problèmes du passé devait correspondre, selon Obama, un plus grand investissement américain sur les régions et les sujets d’avenir : l’Asie, vers laquelle il a dit vouloir faire « pivoter » sa politique étrangère, la montée de la Chine, les problèmes globaux, comme le commerce ou le climat.

Cette politique, marquée par un moindre recours à l’outil militaire, un accent nouveau mis sur le dialogue, a connu cette année quatre succès : l’accord nucléaire avec l’Iran, l’ouverture envers Cuba, l’accord sur le changement climatique et l’accord de partenariat transpacifique. Elle est en phase avec les attentes d’une opinion américaine plus introvertie, qui n’est pas isolationniste, mais veut un engagement réduit, plus choisi et raisonné des États-Unis dans le monde. Nous concluions en estimant que ses critiques, notamment européens, devraient davantage donner crédit à Obama de ses instincts, qui nous semblaient justes, tout en reconnaissant avec eux les limites de sa méthode : une distance avec ses partenaires confinant à l’indifférence, une approche analytique des problèmes qui le porte à l’abstention voire au fatalisme, comme en Syrie.

Le 18 mars, sous le titre « La Doctrine Obama », la revue The Atlantic a publié un long article de Jeffrey Goldberg, fruit d’entretiens répétés et de déplacements à l’étranger de l’auteur avec le président américain, où celui-ci justifie et rationalise son action internationale depuis 2009. Cet article n’infirme pas nos analyses, mais incite à les compléter.

Le procédé, d’abord, est à relever : dans cet article, Obama se justifie lui-même de son action extérieure, avec un brio, et une liberté de ton apparente qui n’excluent pas la complaisance. Il y a quelques jours, le 28 avril, il s’est livré au même exercice sur sa politique économique dans un article d’Andrew Ross Sorkin du New York Times Magazine. Cette entreprise, qui revient à faire un bilan public de sa présidence huit mois avant qu’elle ne s’achève, est inédite dans un pays où les présidents sortants affectent volontiers de s’effacer devant leurs successeurs.

Sur le fond l’article de The Atlantic est important : par les éléments de justification qu’avance Obama sur les épisodes les plus controversés de sa politique étrangère en particulier au Moyen-Orient, par la rationalisation qu’il tente de son action et qui lui fait effectivement faire œuvre de doctrine, ainsi que par l’attitude qu’elle révèle : la distance envers le monde extérieur que nous avions relevée, Obama la revendique ; or cette distance non seulement politique, mais psychologique et morale, nous semble être, à la lecture de l’article, la vertu, celle d’être en phase avec l’opinion américaine, mais aussi la principale limite de la nouvelle diplomatie qu’il recommande pour l’Amérique après l’avoir pratiquée. Elle s’applique tout particulièrement à l’Europe.

Commençons par la Syrie. Obama défend énergiquement sa décision d’août 2013 de ne pas bombarder les forces du régime alors qu’elles avaient employé des gaz et ainsi franchi la « ligne rouge » qu’il avait tracée lui-même un an avant, en plaidant notamment que des bombardements aériens n’auraient pas changé l’équation militaire, structurellement défavorable à l’opposition démocratique.

Dans le contexte de l’après-Bush, la première règle de politique étrangère qui devait être la sienne selon Obama était « don’t do stupid shit ». C’est cet axiome qui lui permet de justifier son abstention en Syrie : « bombarder quelqu’un pour prouver que vous avez la volonté de bombarder quelqu’un est à peu près la pire raison pour utiliser la force ». À ce propos, Goldberg rappelle que Joe Biden avait plaidé passionnément contre l’emploi de l’expression « ligne rouge », par crainte que les États-Unis ne soient contraints de recourir à la force si Assad la franchissait. En août 2013, le vice-président défendit l’emploi de la force (« les grands pays ne bluffent pas », dit-il à Obama). À ces arguments, Obama répond rétrospectivement qu’il y a un « consensus de Washington » en politique étrangère, qui pèse sur le président ; que ce consensus était en 2013 en faveur des frappes ; et qu’en décidant de ne pas s’y plier, décision dont il revendique personnellement la responsabilité, il s’est libéré de cette contrainte.

Le raisonnement par lequel Obama transforme ainsi sa reculade en un acte d’émancipation personnelle et presque de courage (« je suis fier de ce moment ») vaut qu’on s’y arrête : au-delà du sophisme, il comporte une part de vérité. Le consensus washingtonien existe bien, et Obama, isolé dans son opposition à la guerre d’Irak en 2003, discernant contre son entourage les risques d’une intervention en Syrie en 2013, a indéniablement su s’en affranchir en certaines occasions cruciales. Cette qualité le distingue de Hillary Clinton, partisane avérée de la guerre en 2003, qui déclara en 2013 que « don’t do stupid stuff » n’était pas un principe organisateur (à la fureur d’Obama, rapporte Goldberg). Favorable à la guerre en 2003, et aux frappes en 2013, attentive à se montrer proche des militaires américains et adoptant une posture de faucon, comme le montre un récent article du New York times Magazine (paru le 24 avril), elle apparaît, par rapport au « consensus washingtonien », à la fois nettement plus conformiste, belliqueuse et opportuniste qu’Obama.

Il reste qu’Obama esquive la principale critique qu’on peut adresser à son inaction d’août 2013 : alors même que bombarder la Syrie n’était sans doute pas une bonne option, ne pas le faire après en avoir menacé Assad a enhardi le leader syrien, achevé de décourager l’opposition, et rassuré les Russes sur le fait qu’ils pourraient intervenir sans opposition de la part des États-Unis.

Il est un autre sujet sur lequel le silence d’Obama pèse lourd, c’est le conflit israélo-palestinien. S’il ne dissimule pas sa mésentente avec Netanyahou, il ne mentionne d’aucune façon sa confrontation avec le Premier ministre israélien dès sa prise de fonctions en 2009, son exigence d’un gel de la colonisation préalable à la reprise des négociations, exigence à laquelle il a renoncé en septembre, mettant fin à l’espoir d’un processus de paix rééquilibré qu’il avait suscité dans son discours du Caire en avril.

En termes de doctrine, Obama se veut à la fois « réaliste « (comme le président George H. Bush, premier du nom, et son conseiller Brent Scowcroft, dont il fait la louange) et « internationaliste ». En réaliste, il accepte les limites des moyens d’action américains dans le monde global ; en internationaliste il estime qu’agir avec d’autres c’est le moyen de contrôler les instincts plus indisciplinés (unruly) de l’Amérique : « le multilatéralisme régule l’hybris », dit-il. Double marque de modestie, peu fréquente chez les acteurs comme chez les observateurs américains de politique étrangère, et tout à fait nouvelle de la part d’un président des États-Unis.

Cela ne l’empêche pas de considérer que l’Amérique est une force pour le bien dans le monde, qu’elle reste la « nation indispensable », et ce parfois malgré elle. À ce point du raisonnement, Obama cite l’exemple de la Libye pour critiquer les Européens : ce sont, dit-il de la France et de la Grande-Bretagne, des free riders (expression souvent traduite par « passagers clandestins », mais qui inclut une nuance péjorative de « profiteurs, resquilleurs, parasites ») qui auraient voulu pousser l’Amérique à la guerre sans la faire elles-mêmes ; c’est pourquoi dit-il, nous avons choisi de « lead from behind », expression beaucoup employée par les Américains en 2011, et qui implique qu’ils auraient poussé les Français et les Britanniques à agir en Libye tout en dirigeant l’affaire en coulisses. Obama ajoute ensuite, pour s’excuser de la dégradation de la situation en Libye, qu’il escomptait que les deux pays feraient davantage pour stabiliser la Libye après la guerre.

Ces critiques sont aussi dures qu’injustes : c’est bien la France et la Grande-Bretagne qui ont entraîné les États-Unis dans l’aventure libyenne, non les États-Unis qui les y ont poussées ; passée la première phase de 48 heures où les défenses anti-aériennes libyennes ont été éliminées par des frappes américaines, les missions de combat ont été principalement franco-britanniques, avec un soutien logistique et de renseignement américain ; et tous étaient d’accord au départ pour exclure une action terrestre enopération au sol pour stabiliser la Libye. Indépendamment de la question de savoir si cette opération était une bonne chose, il n’y a eu ni leadership from behind, ni free riding de la part de la France et de la Grande-Bretagne, ni promesse non tenue de leur part de stabiliser le pays au sol après la guerre.

Obama n’a, il est vrai, jamais dissimulé son peu d’intérêt et de considération pour l’Europe. Dans le monde actuel, notre continent ne lui paraît être ni un problème ni une solution. Il a espéré sans succès se décharger sur les Européens, explique-t-il, d’une partie des responsabilités de l’ordre mondial (comme l’avaient fait avant lui Eisenhower et Nixon, comme l’aurait fait McCain s’il avait été élu dans cette nouvelle phase d’après-guerre qui est historiquement une phase de repli relatif pour l’Amérique : ce Démocrate se réfère toujours à des présidents républicains, et ne dit pas un mot sur l’héritage Clinton dans l’article).

On dira : mais la récente visite, du 21 au24 avril, du président américain en Grande-Bretagne et en Allemagne a montré un Obama chaleureux, défenseur de l’unité européenne face à la menace du Brexit et soutenant le rôle leader de l’Allemagne en Europe tout particulièrement dans la crise des migrants. C’est exact, et ses prises de position fortes en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne et de la poursuite de l’intégration européenne ont les accents de la sincérité ; mais une façon de mettre ce voyage en perspective est de noter qu’il ne se limite pas à l’Europe et s’est poursuivi en Arabie Saoudite.

Il prend alors un autre sens, celui d’une tournée de limitation des dommages chez des alliés traditionnels de l’Amérique affaiblis en Europe par la crise des migrants et la montée du populisme, et par le contexte géopolitique au Moyen-Orient : une Angleterre en plein débat sur le Brexit et au bord d’une décision de quitter l’Union qui menace de déstabiliser l’Union européenne et, indirectement, de nuire aux intérêts  américains ; l’Allemagne où le scandale des écoutes de la Chancelière par les services américains a profondément nui aux relations entre les deux pays ; une Arabie Saoudite en plein désarroi à la suite du rapprochement entre les États-Unis et l’Iran, et envers laquelle Obama assume une position pour le moins ambigüe (dans l’article, à la question « est-ce que ce ne sont pas nos alliés ? », il répond : « c’est compliqué », en souriant dit Goldberg).

Vis-à-vis de l’Europe, au bout du compte c’est l’indifférence qui domine chez Obama. Vis-à-vis du Moyen-Orient, c’est bien pire et l’article de The Atlantic rationalise une sorte de détestation générale de sa part. La politique d’Obama, telle que celui-ci en fait ex-post la justification, se résume en une prise de distance volontariste et assumée. Dans le début de l’article le président américain compare le Moyen-Orient à la Mafia du Parrain, qui rattrape inéluctablement Michael Corleone qui a tenté d’échapper à son milieu d’origine pour faire sa vie ailleurs. Cette région est, pour la politique américaine selon Obama, une région dysfonctionnelle dont le mieux pour l’Amérique est de chercher à s’éloigner. « À l’heure actuelle, personne ne peut se sentir bien à propos de la situation au Moyen-Orient. Vous avez des pays qui échouent à fournir prospérité et espoir à leurs peuples. Vous avez une idéologie, ou des idéologies, extrémistes démultipliées par les médias sociaux. Vous avez des pays quasiment sans traditions civiques, où prospèrent les régimes autocratiques, et où le seul principe organisateur est le sectarisme. »

Les horizons de choix d’Obama ce sont les pays émergents, et en particulier ceux de l’Asie Pacifique, dont il loue l’énergie, la jeunesse, l’esprit d’entreprise. « Les gens ne sont pas en train de penser à comment tuer des Américains. Ce qu’ils se demandent, c’est : comment est-ce que je peux avoir une meilleure éducation ? Comment créer quelque chose qui en vaille la peine ? »

La distance – émotionnelle, et dans certains cas la distance comme politique assumée – est bien un des traits du style Obama en politique étrangère. Il s’en rend compte et, dans l’article, convient qu’il « n’a pas été suffisamment attentif aux sentiments, aux émotions et à la dimension politique, en communiquant sur ce que nous faisions et comment nous le faisions ». Ainsi l’admet-il de son attitude, qu’on a pu juger trop détachée par rapport au terrorisme. Mais il ne s’agit pas que de communication : ce tempérament analytique tend à minimiser les problèmes dont il n’a pas la clé, comme Poutine, dont il juge qu’il est rationnel, qu’il agit pour compenser une faiblesse de la position russe dont il est conscient, et que ni l’Ukraine ni la Syrie n’ont modifiée en sa faveur.

Au fond, la vraie puissance, estime Obama – visiblement en pensant à lui et à l’Amérique d’aujourd’hui – c’est obtenir ce qu’on veut sans avoir besoin d’employer la force, c’est avoir la maîtrise de l’ordre du jour (« to shape the agenda »), et d’y faire progresser sa vision des problèmes globaux, qui sont aussi ceux de demain : le réchauffement climatique, le commerce global, la lutte contre les pandémies, le rééquilibrage du monde vers l’Asie, tous sujets sur lesquels il revendique d’avoir progressé au cours de ses deux mandats.

Cette interview de The Atlantic restera dans les annales comme un classique de la politique internationale. Au-delà des inévitables complaisances, approximations et omissions de l’homme en place qui dresse trop tôt son bilan, voire un monument à son action, il restera une tentative, sans précédent par sa hauteur de vues et sa liberté de ton, de rationaliser ce que peut être le rôle de l’Amérique dans le monde global. Nous ne revenons pas sur ce que nous avions dit le mois dernier, à savoir que cette vision est plutôt juste, assurément plus que celle de son prédécesseur et de son successeur probable, Hillary Clinton, et que les Européens devraient être moins empressés à critiquer Obama, car il est probable qu’ils le regretteront.

Cela ne doit pas conduire à ignorer les limites d’Obama, qui ressortent non moins nettement de l’article : le décalage entre sa rationalité hypertrophiée et un monde en proie au retour des passions selon l’expression si juste de Pierre Hassner ; le décalage aussi entre son désir de donner sa chance à la diplomatie, et une distance jamais exempte de condescendance envers ses interlocuteurs extérieurs.

La diplomatie, c’est la clarté de l’analyse, qu’Obama possède à un degré spectaculaire, mais aussi l’aptitude à comprendre ses interlocuteurs, et à se faire comprendre d’eux, ce qu’on ne peut faire si on n’affecte pas de les respecter ; c’est aussi la résolution dans le jugement et dans l’action, qu’un excès d’analyse et de rationalité peuvent compromettre, comme elles l’ont fait à ce moment-clé de sa présidence qu’a été la Syrie.   

La justification ultime de la « doctrine Obama », de cette combinaison de rationalité, d’absence de sens de l’urgence et de distance face aux drames du monde, c’est qu’elle est un nouveau reflet de l’optimisme historique des Américains : on s’exagère les menaces et le monde va mieux, dit en substance Obama, il est globalement moins violent et plus raisonnable : pourquoi s’y salir les mains ?

Disons en guise de conclusion que cette sorte d’optimisme ressemble, de la part d’Obama,  à un pari, sur le fait que ses propres qualités de retenue et de rationalité seront à l’avenir de plus en plus partagées. Il se peut qu’il ait raison ; mais si l’histoire lui donne tort, on pourra dire de lui ce que Rousseau disait de l’Abbé de Saint-Pierre alors même qu’il louait son projet de paix perpétuelle, « que c’est une sorte de folie que d’être sage au milieu des fous ».