Le vote anti-mondialisation en France edit
Jeudi 21 mars 2024, le Sénat a voté contre la ratification de l’Accord économique et commercial global (CETA dans son acronyme anglais) liant l’Union européenne au Canada. Le CETA est pourtant un accord commercial mis en place depuis sept ans et dont les conséquences économiques ont été généralement décrites comme positives pour l’économie française. Mais depuis les années 1980, le vote anti-mondialisation progresse nettement en France. Les sénateurs ont peut-être parfaitement intégré cette réalité électorale.
Ce que disent les professions de foi électorales
Pour mesurer cette progression, prenons les professions de foi des candidats au 1er tour de l’élection présidentielle française depuis 1981[1]. Le 1er tour a l’avantage d’inclure des candidats de tous les horizons politiques, de l’extrême-gauche à l’extrême droite. Comme nous croiserons le contenu de ces professions de foi avec des scores électoraux, choisir l’élection présidentielle est intéressant, car les électeurs sont alors moins impactés dans leur vote pour un parti par la personnalité du candidat que dans un vote local. Le vote devrait ainsi davantage refléter le choix d’un programme.
Ces professions de foi sont au nombre de 89 pour huit élections. Au total, elles contiennent 8304 phrases, dont 267 peuvent être considérées comme anti-mondialisation et seulement 52 pour. Dans cette analyse, une phrase est considérée comme anti-mondialisation soit parce qu’elle propose une mesure contre le commerce de biens ou la circulation internationale des personnes ou des capitaux, soit parce qu’elle associe la mondialisation à un fait social ou économique négatif (les importations à du chômage, l’immigration à la délinquance…). 3,2% des phrases de ces professions de foi présentent donc la mondialisation sous un mauvais jour. Mais si ce pourcentage était de 0,7% en 1981, il était de 4,2% en 2022. Donc une phrase sur 25 environ.
On peut ensuite construire un score anti-mondialisation par candidature : le nombre de phrases anti-mondialisation moins le nombre de phrases pour la mondialisation, différence divisée par le nombre total de phrases. Sur les 89 candidatures, le score le plus élevé est celui de Jean-Marie Le Pen en 1988 : 18,6%. Dans cette profession de foi, le candidat présente l’immigration comme responsable du chômage, de l’insécurité, du déficit de la Sécurité Sociale et de la propagation du SIDA. À partir de 1995, l‘extrême-droite française demande non seulement l’arrêt de l’immigration, mais aussi des mesures protectionnistes contre les importations de produits étrangers.
Sur les huit élections, le plus faible score est celui de Pierre Juquin en 1988 (un refondateur communiste, soutenu par le PSU et la LCR) : sa profession de foi inclut au contraire des mesures en faveur des immigrés. La candidature de Raymond Barre en 1988 apparaît aussi plutôt pro-mondialisation tant sa profession de foi défend des mesures soutenant l’insertion de la France dans l’économie mondiale.
Ranger les partis par famille politique (extrême-droite / droite / centre / verts / socialistes / communistes / extrême-gauche non communiste) permet de faire apparaître quelques régularités (cf. graphique 1).
L’extrême-droite est la famille politique la plus virulente dans l’opposition à la mondialisation, avec une tendance à un léger adoucissement de son discours opéré entre 1988 et 2002. La droite traditionnelle (RPR, puis UMP, puis LR) est jusqu’en 2002 neutre sur le sujet de la mondialisation, mais à partir de 2007, les candidats successifs soutiennent des mesures contre l’immigration et une politique de protectionnisme commercial. Une constante de l’extrême-gauche trotskyste est de soutenir l’immigration et à partir de 1995, elle dénonce en outre les mesures protectionnistes car les droits de douane font perdre du pouvoir d’achat aux travailleurs français et les font rentrer en conflit avec les travailleurs étrangers.
Notons que l’anti-mondialisation de droite est généralement une opposition à l’immigration, celle de gauche est plutôt contre la libéralisation financière. L’opposition à la libre-circulation des marchandises est partagée par tous les partis (sauf l’extrême-gauche trotskyste).
Graphique 1. Contenu net anti-mondialisation des professions de foi par famille politique – 1981-2022
Source : Bouët, Edo et Emlinger, document de travail du CEPII, 2024, à paraître.
On peut alors multiplier les scores anti-mondialisation de chaque candidat, calculés à la lecture de leur profession de foi, avec leur score électoral au 1er tour de l’élection présidentielle. Cela permet d’obtenir une intensité du vote anti-mondialisation au niveau national, en tenant compte à la fois du contenu des programmes et du score obtenu par chaque candidat. Depuis 1981, au niveau national, cet indicateur de vote anti-mondialisation a nettement progressé en France de 1% à plus de 6%. Cette progression est importante, non seulement parce que les partis traditionnellement opposés comme le Rassemblement National ont des scores électoraux de plus en plus élevés, mais aussi parce que de plus en plus de partis incluent ces idées dans leurs professions de foi.
Ce que révèle une approche géographique
Cet indicateur peut aussi se calculer au niveau départemental, en tenant compte du contenu des professions de foi et du score obtenu par les candidats nationaux au niveau local. Le graphique 2 présente cet indicateur local de vote anti-mondialisation en 1988 et en 2022 (la carte de 1981 est vert clair, quasi-uniformément). L’échelle des couleurs est identique entre les deux dates. Le vote anti-mondialisation croit donc nettement et cette progression concerne tous les départements. Il est fort dans l’est et le sud-est de la France. Si les départements de la façade atlantique étaient peu concernés par le vote anti-mondialisation en 1988, il est à un niveau élevé aujourd’hui dans cette partie de la France, même si son importance est moindre que dans l’est et le sud-est du pays.
Graphique 2. Intensité locale du vote anti-mondialisation – 1988-2022
Source : Bouët, Edo et Emlinger, document de travail du CEPII, 2024, à paraître.
La mondialisation peut affecter le vote des Français par plusieurs canaux. L’immigration peut jouer un rôle. Elle peut en effet être perçue de manière négative, par son impact ressenti (mais pas forcément vérifié statistiquement) sur l’économie et la criminalité. L’impact du commerce de biens peut aussi être un déterminant important. La mondialisation peut améliorer la situation économique des Français par des prix à la consommation plus bas et une plus grande différenciation des biens disponibles, mais elle peut surtout les affecter par le canal du marché du travail. Lorsqu’un bassin d’emploi local est concentré dans un secteur économique qui est exportateur au niveau national, ces débouchés à l’étranger sont très généralement à la source de meilleures rémunérations et de davantage d’emplois. Au contraire, lorsqu’un bassin d’emploi local est concentré dans un secteur économique national concurrencé par les importations, la mondialisation est vue comme une force négative, potentiellement à la source de destructions d’emplois et de fermeture d’usines.
Notre étude économétrique sur les huit élections et les 96 départements métropolitains confirment des relations significatives dans le sens envisagé. D’autres facteurs (comme l’âge et le niveau d’éducation) rentrent en jeu, mais une plus forte présence d’immigrés et une plus grande exposition du marché local du travail aux importations renforcent le vote anti-mondialisation. Au contraire, une exposition du marché local du travail aux exportations freine le vote anti-mondialisation.
Un élément intéressant de cette analyse est qu’une exposition aux exportations joue un rôle négatif plus important (en valeur absolue) que l’exposition aux importations. Ainsi, si les politiques de renforcement de la compétitivité nationale, menées depuis plusieurs années en France, finissent par porter leurs fruits, le vote anti-mondialisation devrait en être affecté.
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[1] Nous résumons ici un travail effectué au CEPII avec Anthony Edo et Charlotte Emlinger : voir la Lettre du CEPII, « Vote anti-mondialisation : des importations qui le favorisent, des exportations qui le freinent », n°445 – mars 2024, CEPII - La lettre du CEPII - Vote anti-mondialisation : des importations qui le favorisent, des exportations qui le freinent.