L’amour sans limite de nos élus pour le rail edit
Le besoin de rassurer les marchés financiers inquiets d’une dette publique explosive a été avancé pour justifier la réforme des retraites. On peut le comprendre. Cela ne rend que plus incompréhensible les ambitions de l’État dans le transport ferroviaire, qu’il soit urbain (Grand Paris Express, RER métropolitains) ou interurbains (TGV) : le point commun de ces projets est d’être financés par une dette qui ne sera pas remboursable par les usages de ces systèmes.
Le gouvernement aime le rail. La mobilisation des élus franciliens pour les lignes du Grand Paris Express en sursis en 2017, les réactions favorables des élus territoriaux à l’annonce des RER métropolitains en 2022, montrent que cet amour est partagé. Le président de la SNCF a pu estimer qu’il fallait investir 100 milliards de plus dans le fer pour doubler sa part dans les transports, « un objectif indispensable pour atteindre la neutralité carbone en 2050 » sans que quiconque ne s’étonne de cette proposition dans un pays surendetté, ni ne vérifie un propos non étayé. La sacralisation du fer depuis le Grenelle de l’environnement ne devrait dispenser ni d’un regard rétrospectif, ni d’un regard prospectif sur les coûts, les clientèles attendues et les bénéfices socio-environnementaux. Toutes les données monétaires qui suivent sont exprimées en euros constants 2019, dernière année non perturbée par le Covid[1].
Rétrospective: vingt années peu convaincantes
L’alerte sonnée par l’audit « Rivier » (2005) sur l’état lamentable des infrastructures ferroviaires et le Grenelle de l’environnement (2007) ont amené l’État et les régions à multiplier leurs soutiens. Les dépenses publiques pour le rail ont augmenté de 39% en monnaie constante de 2007 à 2019 et représentent 10,5 milliards d’euros en 2019 (hors charges de retraite, 3 milliards annuels pour l’État). Cela n’a pas empêché la dette de la SNCF de gonfler, amenant l’État à en reprendre 35 milliards.
Cette croissance de 39% (hors reprise de la dette) est à comparer aux 13% de croissance du PIB, aux 20% de croissance de la dépense publique, aux 18% pour l’hôpital, 12% pour l’enseignement, 4% pour la famille et la petite enfance.
Pour quel résultat ? Entre 2007 et 2019, la part de marché du fer a augmenté de 0,3% pour les voyageurs (10,3%) et baissé de 1,7% pour le fret (9,7%). Les recettes du trafic n’atteignent en 2019 que 8,8 milliards d’euros, en baisse de 15% par rapport à 2007. Difficile de constater un transfert modal ou une décarbonation.
On pourrait se consoler en pensant que le réseau diagnostiqué malade en 2005 a rajeuni. L’investissement de régénération s’est accéléré : 56 milliards d’euros sur le réseau principal hors lignes à grande vitesse, un peu plus du double qu’entre 1994 et 2006, et 11 milliards dans le réseau d’Île-de-France, plus 160% par rapport à la période précédente. Malgré ces évolutions qui feraient rêver l’hôpital ou l’enseignement, les rapports qui se succèdent (Autorité de régulation des transports, Rapport du Sénat 2022), constatent une régénération insuffisante et un retard dans la modernisation de l’exploitation.
Les pouvoirs publics auront dépensé (investissement et fonctionnement) 140 milliards entre 2007 et 2019 pour obtenir une stabilisation du service rendu pour les voyageurs et le fret, et un réseau insuffisamment modernisé.
Concernant les transports franciliens (RATP, SNCF, Optile), l’investissement sur le réseau « classique » (hors Grand Paris Express) a bondi de 130% (4 milliards en 2019). Pour l’exploitation, les recettes issues des voyageurs ont augmenté de 13%, les contributions fiscales (y compris versement mobilité) de 37% (8 milliards). Ici, le trafic est en croissance (de 23%), résultat des restrictions parisiennes pour la voiture, de la baisse des tarifs (dézonage) et de l’amélioration des services. Concernant le Grand Paris Express, les coûts (plus de 40 milliards) ont doublé par rapport aux prévisions, comme les délais de réalisation, entraînant une hausse plus que proportionnelle des coûts financiers, sans espoir d’une contribution significative à la baisse des trafics automobiles régionaux (ce qui n’était pas l’objectif de ses promoteurs), ni d’une contribution des recettes de trafic aux remboursements (assurés par des taxes additionnelles sur l’immobilier). Le rapport de la Cour des Comptes de 2017 évalue les frais financiers dans une fourchette de 68 à 138 milliards (contre 32 pour la Société du Grand Paris à l’époque) et la date de fin des remboursements entre 2070 et 2084, sans exclure des scénarios pessimistes où la dette pourrait devenir « insoutenable et non amortissable ».
Des projets ferroviaires qui assument de creuser la dette
Outre l’augmentation de la dotation d’État pour l’amélioration du réseau, deux projets mobilisateurs sont actuellement sur la table.
Le premier est… le retour surprise des TGV. Surprise, car le président Macron avait déclaré en inaugurant la ligne nouvelle vers Rennes en 2017 : « le rêve des cinq prochaines années ne doit pas être un nouveau grand projet comme celui-là ». Changement de pied en 2021. Le Premier ministre relance trois projets de TGV pour un coût estimatif de 25 milliards. L’État, les régions, et diverses collectivités mettront la main à la poche sur leurs budgets annuels. La nouveauté, c’est la création de structures baptisées sociétés de projet, financées par les budgets ordinaires et des taxes nouvelles affectées aux projets (en fait des taxes additionnelles à des taxes existantes) sur le modèle de la Société du Grand Paris. Ces taxes dureront jusqu’à la fin des remboursements des emprunts (au moins quarante ans). SNCF Réseau conduira le projet, la société de projet n’est qu’un montage financier, si bien qu’un expert du domaine, Gilles Savary, parle de structure de cantonnement de la dette. Ainsi apparaît un nouveau financeur, les générations futures. Une curieuse façon de faire du développement durable !
Le second concerne la réalisation de « RER métropolitains » : des lignes cadencées, fréquentes et de forte amplitude reliant les cœurs des métropoles à leurs périphéries dans une dizaine de grandes villes. Leur étude avait été demandée par l’État en 2019, qui avait avancé un coût de 2,6 milliards. La SNCF a répondu par une liste des travaux à entreprendre. Les évaluations dépassent les dix milliards pour une dizaine de villes (sans doute plus : Lyon évoque 5 à 10 milliards). Cette dérive, et les déboires du RER de Strasbourg, auraient pu alerter. Il n’en n’a rien été, les RER métropolitains ont été au cœur des annonces de 2023 de la Première ministre Elisabeth Borne.
Les niveaux de clientèle attendus sont modestes, un peu moins de 40 000 voyages par jour à Bordeaux par exemple, ce qui est faible eu égard aux coûts d’investissement, et à la taille de la population périurbaine. L’offre ferroviaire, positionnée sur le besoin de relier les grandes périphéries aux métropoles, ne peut en effet faire qu’une petite partie du travail : avec des étoiles ferroviaires de quatre à six branches et des distances de rabattement de 5 km, on ne peut espérer atteindre que 15 à 30% des populations périurbaines. Ce n’est pas ainsi qu’on maîtrisera le ressentiment périurbain par rapport aux villes qui se ferment aux voitures. Par rapport à un recours à des transports collectifs opérant sur le réseau le plus dense, qui est le réseau routier, le ferroviaire est une façon de faire moins bien avec beaucoup plus de besoins d’argent public.
Ces projets dessinent le paysage ferroviaire des prochaines décennies : médiocrité sur l’essentiel du réseau classique et pour les villes à l’écart du réseau TGV, offres nouvelles autour d’une dizaine de métropoles qui constitueront une solution pour 15 à 30% de leurs populations périurbaines, un réseau du Grand Paris qui ne détournera que peu d’usagers de la voiture, au prix d’augmentations majeures des contributions des collectivités pour l’investissement et le fonctionnement financées par l’impôt et la dette.
Ces choix ne contribueront pas au doublement des clientèles ferroviaires et à la décarbonation des transports : la LGV Bordeaux Toulouse et les RER métropolitains généreront au mieux dix milliards de voyageurs-km, soit 10% de l’activité voyageur d’aujourd’hui. Avec une hypothèse optimiste (tous les clients auraient fait le déplacement en voiture seuls au volant d’une voiture thermique), cela conduirait à une baisse de 0,8% des émissions de carbone des transports. Ces ordres de grandeur sont hélas cohérents avec l’observation des vingt dernières années.
Ils sont peut être trop optimistes : la croissance économique sera plus faible, l’habitus de la téléconférence s’est installé et a réduit les clientèles à forte contribution (voyages d’affaires en première classe), la concurrence des solutions « low cost » (« cars Macron » et covoiturage à longue distance) captera de plus en plus de clients, le télétravail s’est installé dans les habitudes des 30% à 50% des actifs qui peuvent le pratiquer.
Pourquoi cet amour pour le rail?
Passons sur le contraste entre le peu d’appétit pour l’entretien et la modernisation de l’existant et la priorité aux investissements nouveaux. C’est une constante chez nos décideurs, dans tous les domaines. On continuera à lire des articles assassins sur la galère des usagers et à entendre les plaintes des industriels de Limoges ou de Clermont-Ferrand.
Pour expliquer l’attrait irrésistible de nos élus pour de nouvelles lignes, certains évoqueront la puissance de lobbying de la SNCF. D’autres rappelleront l’imaginaire populaire du train, en oubliant qu’aujourd’hui la moitié de la clientèle des trains interrégionaux vient du quart le plus aisé de la population, et que les TER ne satisfont les besoins réguliers que de 1 à 2% des populations régionales, et pas des plus démunies. D’autres privilégieront le registre symbolique : des métropoles qui, avec leurs RER, auront tout d’une grande, des régions qui bâtissent l’avenir, etc. Il y a certainement une part de vérité dans ces points de vue.
Une explication les surplombe : le train est du côté du Bon Dieu quand la route est du côté du Diable. Ce credo s’est diffusé dans toute la classe politique, avec l’avantage de dispenser de réfléchir : qui a comparé le rail, la route et l’aérien non seulement à l’exploitation, mais en intégrant aussi les coûts (élevés) en énergie, en CO2 et en finances publiques de l’entretien et du développement des voies ferrées ? Une analyse en cycle de vie relativiserait fortement la supériorité du rail sur la route (et sur l’avion), mais personne n’a envie d’en connaître le résultat. Qui a demandé par quel miracle les 100 milliards pour le train dans les vingt prochaines années produiraient un doublement des clientèles (et une forte baisse des émissions de CO2), quand les 100 milliards des vingt dernières années se sont traduits par une stagnation de l’activité ? Qui s’est demandé si avec 100 milliards (sans parler des 40 milliards du Grand Paris Express, hors frais financiers qui doublent ou triplent la mise), on ne rendrait pas un service aussi utile à nos concitoyens en améliorant drastiquement la qualité thermique de leurs logements, ou en proposant des transports collectifs routiers pénétrant les territoires en profondeur, avec des réductions de CO2 plus importantes ? Qui a proposé de dérouter un petit milliard pour soutenir des démarches d’avenir, comme la conception de véhicules ultralégers, à qui l’Agence de l’innovation pour les transports attribue un label sans soutien financier ? Qui pour s’étonner qu’une société qui a doublé les coûts et les délais d’un projet soit prise pour modèle ? Qui enfin pour rappeler la disproportion entre ces 100 milliards pour le train et les efforts modestes pour les travailleurs essentiels, l’hôpital, la jeunesse ou la transition agricole ?
Cette insoutenable légèreté contribue au divorce croissant entre les citoyens et leurs élites techno-politiques. Il serait temps de retrouver l’esprit de la loi d’orientation des transports intérieurs de Charles Fiterman, dont l’article 1 stipulait que « le système de transports intérieurs doit satisfaire les besoins des usagers dans les conditions économiques, sociales et environnementales les plus avantageuses pour la collectivité ».
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[1]. Les chiffres concernant la SNCF sont issus des éditions annuelles des comptes transport publiés par l’Insee, actualisés par l’auteur en euros 2019. Ceux concernant la Société du Grand Paris proviennent du rapport de la Cour des comptes de 2017, publié en janvier 2018.