De l’immigration à l’intégration edit
L’adoption difficile d’une nouvelle loi sur l’immigration, ainsi que les résultats de nombreuses enquêtes suscitent une réflexion qui a été récemment heureusement introduite par l’article de Gérard Grunberg et Olivier Galland publié sur Telos le 9 janvier. Il faut pouvoir discuter de manière aussi rationnelle que possible d’un problème qui existe, d’autant plus qu’une majorité des électeurs le mettent au cœur de leurs préoccupations. Le sujet déchaîne les passions, pourtant c’est en refusant de le traiter raisonnablement qu’on stérilise le débat politique, puisque c’est une façon de négliger politiquement ce qui intéresse les citoyens.
Reste que le débat sur l’immigration, c’est-à-dire sur les flux de population vers notre pays (leur nombre, leur origine, leur statut), ne saurait évacuer l’interrogation essentielle sur la capacité d’intégration de la société actuelle, y compris des migrants et de leurs descendants qui, pour la plupart, sont maintenant non pas de la deuxième, mais de la troisième, ou même de la quatrième génération, pour reprendre une qualification empruntée aux États-Unis. Elle me paraît toujours peu satisfaisante puisqu’elle tend à définir le destin social des individus par la migration de leurs parents ou de leurs grands-parents, alors qu’ils sont nés et socialisés en France.
La France est un pays d’immigration depuis le xixe siècle. Elle a successivement fait participer à la vie collective des populations d’abord venues des pays voisins, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, puis la Pologne, elle a ensuite intégré les juifs fuyant les pogroms de l’empire russe, et entre les deux guerres mondiales, les réfugiés politiques venus d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne et d’Europe centrale, sans oublier les populations de l’empire colonial venues à partir de la Première Guerre mondiale remplacer les hommes français mobilisés pour la guerre. Les historiens décrivent l’intégration de ces populations venues chercher du travail ou se réfugier pour des raisons politiques. Leurs descendants, les « deuxième » et « troisième » générations, socialisées en France, connaissaient une intégration proche de celle des mêmes catégories sociales autochtones, chaque vague migratoire connaissant des conditions différentes selon la situation économique générale (particulièrement difficile durant les années 1930 à la suite de la crise de 1929) et les héritages de la culture d’origine (la participation des juifs à l’industrie du vêtement, des Italiens au bâtiment, des Chinois au commerce et à la restauration, etc.).
Dans les années 1980/1990, l’expérience des descendants des grandes migrations liées aux besoins de main d’œuvre pendant les « Trente glorieuses » années de développement économique et à la décolonisation semblait suivre ce schéma. Les enquêtes montraient que les résultats scolaires des enfants de migrants étaient plutôt supérieurs à ceux des autres enfants de même catégorie sociale. La marche des « Beurs » (nom que s’étaient alors donné à eux-mêmes les enfants des migrants maghrébins) en décembre 1983 avait manifesté leur attachement aux valeurs de la République en revendiquant qu’elles s’appliquent à eux comme aux autres. On notait toutefois que, selon les processus déjà analysés par les sociologues des relations interethniques, les descendants des migrants restaient plus attachés aux valeurs traditionnelles s’agissant des relations entre les générations et les sexes. J’avais à l’époque parlé de ce « noyau dur culturel », m’attirant la foudre de certains collègues au nom d’un supposé essentialisme, alors qu’il s’agissait d’une constatation[1]. Elle fut d’ailleurs encore confirmée par d’autres chercheurs quinze ans plus tard[2]. Les migrants et leurs descendants participaient à la vie économique, mais restaient attachés à des modes de vie hérités et renforcés par la migration quand il s’agissait des rôles familiaux, éducation différente des filles et des garçons, répartition des rôles à l’intérieur de la vie familiale, organisation des mariages, etc.
Aujourd’hui nombre d’enquêtes ainsi que l’expérience sociale et politique montrent une rupture dans ce processus. Sans doute une majorité des descendants de migrants se sont effectivement intégrés dans la société française, mais une forte minorité est en état de révolte et de critique radicale à l’égard du pays dont ils sont devenus les citoyens ainsi qu’à l’égard du projet démocratique. Le retour à l’islam et, souvent, à un islam fondamentaliste est maintenant bien documenté[3] (il concerne d’ailleurs nombre de convertis en même temps que de descendants de migrants). Les départs en Syrie, évidemment très minoritaires, n’en n’ont pas moins attiré l’attention sur ce fondamentalisme.
Pour comprendre la rupture qui est intervenue au tournant de ce siècle, il faut partir des transformations de la société depuis une trentaine d’années. Même s’il importe de ne pas négliger les caractéristiques des populations elles-mêmes, les difficultés et les contradictions objectives de leur condition, sans oublier leur volonté et leur capacité d’action, il faut souligner que le « problème des immigrés » est aussi, peut-être avant tout, un problème de la société elle-même et de sa capacité à intégrer toutes les populations, y compris les immigrés et leurs descendants.
Le premier facteur est l’importance d’un chômage de masse qui a touché en priorité les jeunes des classes populaires et, parmi elles, tout particulièrement les descendants de migrants socialement plus fragiles, moins établis que les autres. Or, dans nos sociétés organisées autour de la production des richesses et des échanges de biens et de services, le chômage, s’il remet en question les moyens matériels de l’existence, touche aussi à l’identité et à la dignité de la personne. Il a contribué à développer l’économie parallèle autour du commerce de la drogue qui a envahi certaines banlieues des grandes villes.
De plus le système politique paraît bloqué, réservé à une élite constituée par un système scolaire devenu très inégalitaire, en sorte que nombre des enfants d’immigrés, même après avoir fait des études supérieures, ne trouvaient pas d’emploi correspondant à leurs rêves et à leurs efforts. L’ambassade des États-Unis avait monté un programme pour recruter de ces jeunes issus de la « diversité » pour les attirer dans leur pays où leurs qualités seraient mieux reconnues.
Si le chômage a renforcé des processus d’humiliation, de stigmatisation et de ségrégation, les conditions économiques ne sont pas seules en cause. La société est devenue plus critique d’elle-même et plus laxiste, ce qui la remet en question ses capacités d’intégration.
Il faut prendre en compte l’affaiblissement du sentiment national, la repentance généralisée qui empêche le gouvernement de célébrer les moments du passé collectif qui furent longtemps considérés comme glorieux (on se souvient du refus de commémorer la victoire d’Austerlitz). On n’enseigne plus aux enfants des migrants la chance qu’ils ont de participer à la Grande nation, comme ce fut le cas dans les manuels de l’enseignement primaire au temps de la IIIe République. Cette autoflagellation, si l’on admet qu’elle traduit un progrès de la connaissance et de la vérité historiques, n’est pas exaltante, elle est peu susceptible de nourrir l’adhésion à la France, les rêves de participation heureuse à la vie collective, ni même l’idée de la nécessité des règles dans la vie commune et les principes du civisme.
Plus généralement, la démocratie providentielle, organisée autour du bien-être de ses membres, est moins efficace pour intégrer les populations marginales que la nation politique du passé. Enfants de la démocratie, les descendants des migrants revendiquent comme les autres le bien-être matériel sous toutes ses formes. Enfants des réseaux sociaux, ils connaissent grâce à leur écran des modes de vie qui ne sont pas les leurs et prennent une conscience aiguë de leur condition qui leur paraît scandaleuse. Les seules satisfactions matérielles ne suffisent pas pour assurer le lien entre les individus. Une société dépolitisée laisse la place aux revendications et aux passions identitaires et à l’hostilité radicale à l’égard des institutions de la République représentative. C’est dans ce vide identitaire que l’islam extrême a pu trouver sa place. L’autorité de l’iman donne un sens à la vie des jeunes déstructurés dans une société de plus en plus laxiste.
Le monde des immigrés est en effet particulièrement choqué par la relativité des valeurs qui imprègne l’esprit du temps. La liberté sexuelle, l’acceptation des sexualités marginales, les familles monoparentales, le mariage pour tous et la bienveillance à l’égard de toutes les formes de « trans » déstructure ces valeurs familiales si fortement intériorisées. Les immigrés, étant donné l’épreuve de l’exil, sont souvent conduits à se replier sur un traditionalisme souvent exacerbé, parfois supérieur à celui de leur pays d’origine. L’individualisme démocratique ne contribue à intégrer que ceux qui ont hérité d’une socialisation assurée et conforme aux valeurs locales, qui ont acquis par leur éducation familiale l’assurance des « bien nés ». La contestation de toute autorité en tant que telle ne favorise pas l’intégration de ceux que leur origine risque de marginaliser.
Il faut ajouter qu’outre l’évolution de la société, la population originaire des pays anciennement colonisés est entraînée dans un mouvement mondial de critique radicale d’un monde démocratique qui est en déclin et de la poussée du radicalisme islamiste. Le phénomène dépasse le cas français. Si elle se développe dans le monde, n’est-ce pas dû à l’affaiblissement de la domination des démocraties issues de l’Europe ? On critique les empires sur le déclin alors qu’on respectait leur puissance quand elle s’imposait à tous.
Devant les poussées identitaires, s’est diffusée l’idée que la politique du « droit à la différence », dans le style du monde anglophone, serait plus adaptée au monde moderne que l’affirmation républicaine classique de la tradition française. Dans les idées qui gouvernent le monde démocratique, la célébration de la « diversité » tient désormais une place conséquente. Elle peut être effectivement valorisée en tant qu’illustration de la liberté politique. Elle fut justement mobilisée dans la lutte des démocrates contre la soi-disant unité et homogénéité du monde totalitaire. Mais il n’en reste pas moins qu’il importe de penser le sens et les limites de cette diversité. Il n’est ni possible ni souhaitable d’éradiquer les spécificités historiques, religieuses ou culturelles des populations réunies dans la même unité politique grâce à leur citoyenneté commune. Mais, pour que l’ordre démocratique puisse se conformer à son « principe » au sens de Montesquieu, elles doivent respecter les limites qui sont au fondement de l’ordre démocratique : les particularismes ne peuvent être contradictoires avec la liberté et l’égalité de tous les citoyens. La primauté de la loi commune de la citoyenneté sur les préceptes religieux particuliers, qui permet d’assurer la liberté de tous, l’égalité (ce qui ne veut pas dire l’identité) des hommes et des femmes sont des conditions impératives et non négociables de la perpétuation de l’ordre démocratique. Celui-ci ne peut admettre des pratiques qui soient contraires à son principe. Or, nombre d’enquêtes montrent qu’une part non négligeable des jeunes générations musulmanes comportent une forte minorité qui en refusent la légitimité. C’est un défi à la démocratie.
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[1] Dominique Schnapper, La France de l’intégration, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1991.
[2] Voir en particulier, Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, Français comme les autres. Enquête sur les citoyens d’origine, maghrébine, africaine et turque, Presses de Sciences Po, 2005.
[3] Outre les travaux bien connus de Gilles Kepel, on peut consulter ceux de Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis de l’islamisme, PUF, 2020 et de Hugo Micheron, Le Jihadisme français, Gallimard, « Folio », 2020. Voir aussi Olivier Galland et Anne Muxel, La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018.