Une démocratie sociale hésitante edit
La réforme des retraites atteste, seize ans après la loi Larcher qui avait tenté d’en fixer les principes, la faiblesse de la démocratie sociale au niveau interprofessionnel, qui contraste avec sa vitalité dans les branches et les entreprises. La tentation est d’en accuser les politiques, peu pressés de faire une place aux partenaires sociaux. Mais ceux-ci sont-ils encore prêts à assumer un rôle de prélégislateur ?
Les fins de mandat de Philippe Martinez (CGT), Laurent Berger (CFDT) et Geoffroy Roux de Bézieux (MEDEF) laissent une impression confuse. D’un côté, le mouvement contre la réforme des retraites a vu les syndicats, unis dans un front du refus, laisser de fait la main à l’Exécutif passée la phase de concertation qui s’est achevée à l’automne ; une différence majeure avec la réforme de 2003, où la CFDT de François Chérèque avait pris ses responsabilités. D’un autre côté, le dialogue social reprend quelques couleurs au niveau interprofessionnel, avec la conclusion le 15 mai d’un accord national interprofessionnel (ANI) sur la branche Accidents du travail et Risques professionnels de l’Assurance maladie que, fait exceptionnel, même la CGT a signé. Le 10 février 2023 était déjà conclu un ANI sur le partage de la valeur ; outre les trois organisations patronales, il était signé par quatre organisations syndicales : la CFDT, FO, la CFE-CGC et la CFTC. Un projet de loi déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 24 mai 2023 a repris les termes de cet accord, moyennant quelques modifications discutées avec les partenaires sociaux.
Si l’ANI du 15 mars relève classiquement du paritarisme institué en 1945, qui voit patronat et syndicats gérer en responsabilité certaines branches de la Sécurité sociale, celui sur le partage de la valeur peut être lu de deux façons. D’un côté, il renvoie à une version ancienne de la négociation sociale, telle qu’on la pratiquait dans les années 1960 et 1970, sur des thèmes relevant grosso modo des rémunérations ou de la participation des salariés aux bénéfices de l’entreprise. Mais d’un autre côté, l’extension inédite des dispositifs de partage de la valeur aux PME s’inscrit dans une perspective très différente, celle d’une politique lancée par le président Macron à l’automne 2017 et mise en œuvre avec la prime de partage de la valeur (dite prime Macron) décidée fin 2018 durant la crise des Gilets Jaunes, puis la loi Pacte (2019), mais aussi plusieurs évolutions réglementaires, mêlant incitations et obligations pour étendre les dispositifs d’intéressement et de participation, longtemps cantonnés aux grandes entreprises et à une partie des ETI. En 2019, le MEDEF avait tenté sans grand succès de reprendre la main sur ces sujets. Le cycle de négociation ayant abouti à l’ANI de 2023 voit les partenaires sociaux associés à l’élaboration des nouvelles normes. Cette démarche s’inscrit totalement dans l’esprit de la loi Larcher du 31 janvier 2007.
Un renouveau très encadré du rôle normatif de la négociation interprofessionnelle
La loi Larcher, faisant suite au pataquès du CPE (une loi votée mais jamais promulguée), dispose que quand le gouvernement prévoit de faire une loi sociale, il doit transmettre aux partenaires sociaux un document comportant « des éléments de diagnostic, les objectifs poursuivis et les principales options ». Les partenaires sociaux décident ou non de négocier, et après négociation ou concertation, le gouvernement rédige son projet de loi. La loi Larcher, inscrite dans le code du travail par l’article L1, transforme donc, d’une certaine façon, les partenaires sociaux en « prélégislateurs ». Cette logique avait connu un certain succès les années suivantes, via la signature de quelques ANI normatifs, jusqu’à l’échec de la négociation interprofessionnelle sur le dialogue social, début 2015. En conséquence de cet échec, le gouvernement avait alors décidé d’intervenir de façon normative via la loi Rebsamen d’août 2015. Et les ANI signés ensuite ont été peu normatifs et se sont généralement limités à énoncer des positions de principe. Conclu en plein mouvement sur les retraites, celui de 2023 caractériserait donc un renouveau de la négociation interprofessionnelle normative : l’Exécutif, le législateur et les partenaires sociaux contribueraient ainsi chacun à sa manière à une démarche d’ensemble.
Mais dans cette symphonie bien réglée, un observateur attentif repère quelques fausses notes. Le 5 mai 2023, alors que le projet de loi avait déjà été envoyé au Conseil d’État, dans un courrier commun adressé au ministre du Travail Olivier Dussopt, les syndicats signataires réclamaient que « leur liberté contractuelle soit respectée par une transposition intégrale du texte », ce qui signale une inquiétude. Par ailleurs, le sujet était inscrit depuis 2021 dans l’agenda des partenaires sociaux, mais les organisations patronales n’étaient pas pressées d’aborder le sujet. C’est à l’initiative du gouvernement, et suite à une lettre de cadrage très précise envoyée par le ministre du Travail en septembre 2022, que les discussions se sont engagées. Il s’agit donc d’une simple délégation du travail d’élaboration des normes, qui nous ramène, au fond, à « l’action publique négociée » dont les 35 heures avaient constitué le type[1]. Le politique a l’initiative, les partenaires sociaux se voient accorder un espace pour discuter, et s’ils ne concluent pas la machine continue – sans eux.
Le courrier des syndicats peut étonner dans un pays comme la France où l’espace normatif laissé aux partenaires sociaux reste étroit au niveau interprofessionnel comparé à d’autres pays. Le Parlement est souverain et ne peut se voir imposer un texte, qu’il est libre d’amender à sa guise. Le rôle de « prélégislateur » accordé aux partenaires sociaux via la loi Larcher trouve ici une limite, qui ressort de principes démocratiques fondamentaux. Ce rôle de « prélégislateur », qui signifie une transposition fidèle dans le droit positif de normes décidées par les partenaires sociaux au niveau interprofessionnel, appelle sans doute un changement constitutionnel limitant, en cas d’ANI, le pouvoir d’intervention du Parlement sur le texte de l’ANI ou conférant à ce dernier force de loi. Cet aspect est complexe, d’autant que l’autonomie des partenaires sociaux devrait alors être encadrée pour interdire toute entame des libertés fondamentales mais aussi, plus prosaïquement, toute disposition ayant pour conséquence de dégrader les finances publiques.
On est loin aujourd’hui de l’ambition d’une démocratie sociale telle qu’elle a pu se développer dans les pays nordiques ou, plus près de nous, en Allemagne avec la Tarifautonomie : le droit des partenaires sociaux, inscrit dans l’article 9 de la Loi fondamentale, de négocier sans intervention de l’État un vaste champ de normes portant notamment sur les salaires, le temps de travail et les conditions de travail. Une telle approche, relevant du principe de subsidiarité[2], n’a jamais pu s’imposer en France. Sans remonter à la loi Le Chapelier et à la suppression des corporations, l’intervention active de l’État dans l’élaboration des normes sociales s’est imposée au fil du temps, répondant aux principes démocratiques et au rôle du Parlement rappelé plus haut ainsi qu’à la faiblesse des acteurs sociaux. Cette faiblesse, dont le taux très bas de syndicalisation est l’un des symptômes les plus évidents, justifie l’étroitesse de l’espace normatif laissé à la négociation interprofessionnelle, mais cette étroitesse nourrit elle-même la faiblesse des partenaires sociaux…
L’espace normatif laissé aux partenaires sociaux a été élargi dans les branches et les entreprises
Pour autant, des politiques de tous bords ont reconnu de longue date les défauts de ce système très français, trop centralisé, trop étatique, et qui au lieu de renforcer la société civile finit paradoxalement, en donnant trop de responsabilités à l’État et singulièrement au gouvernement, à leur affaiblissement politique. François Hollande, ainsi, souhaitait aller plus loin que la loi Larcher. Dans une tribune du Monde, en 2011, il notait que la « gestion chaotique et désordonnée des relations sociales [durant le mandat de Nicolas Sarkozy] s’est traduite par une défiance accrue vis-à-vis du politique », et que « l’Histoire nous enseigne qu’une réforme est toujours mieux acceptée quand elle est négociée ». Il proposait donc une réforme constitutionnelle pour garantir « une véritable autonomie normative aux partenaires sociaux ». « Concrètement, le gouvernement et le Parlement seraient juridiquement liés par le contenu de conventions signées entre partenaires sociaux sur des sujets bien précis et avec la vérification des mécanismes de représentativité.[3] » Élu président, il tenta de mettre en œuvre ce projet. Mais, faute de majorité au Congrès, la réforme constitutionnelle fut abandonnée dès l’automne 2012. Comme si le Parlement ne souhaitait pas, au fond, se dessaisir. Hollande dut à la fin de son mandat s’appliquer le même constat qu’il avait fait six ans plus tôt : lors de son dernier Conseil des ministres, il aurait dit : « Le jour où on a oublié que le dialogue social était une nécessité, on l’a chèrement payé. »
L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 aurait pu ouvrir sur un nouveau progrès, mais dès mai 2017 l’orientation retenue a plutôt été de renforcer le rôle normatif des partenaires sociaux aux niveaux des branches et des entreprises, et non au niveau interprofessionnel[4]. Les ordonnances Travail de septembre 2017 puis la loi Pénicaud de mars 2018 ont ainsi affirmé le principe d’une supplétivité : dans les limites des principes (respect des libertés fondamentales) et du droit supranational, les normes élaborées par le dialogue social et formalisées dans un accord collectif dans les branches ou les entreprises peuvent se substituer à celles du droit du travail qui deviennent donc supplétives des premières. De même, dans les limites d’un certain nombre de domaines qui relèvent de l’ordre public professionnel, les normes élaborées via la négociation de branche sont supplétives de celles résultant de la négociation d’entreprise[5].
La transformation radicale renforçant le rôle normatif de la négociation collective au niveau des branches et des entreprises contraste avec la faiblesse de ce rôle normatif au niveau interprofessionnel. À ce niveau, la cause semble entendue dans le débat public et surtout dans le discours syndical : la pratique du pouvoir du président relèverait du dirigisme, le « libéral » étant en réalité un parfait représentant des élites politico-administratives, partisanes d’une décision centralisée, ne croyant guère aux vertus de la société civile et de la démocratie sociale.
Mais est-ce si simple ? Ces propos critiques sont le plus souvent contradictoires : l’Exécutif est simultanément accusé d’être dirigiste et antidémocratique mais aussi, de ne pas intervenir assez pour protéger le pouvoir d’achat des travailleurs entamés par la forte inflation de la période actuelle. Les syndicats appellent ainsi l’Exécutif qu’ils accusent de dirigisme à intervenir davantage dans ce qui est au cœur de leur mission : la négociation salariale !
Par ailleurs, en chargeant ainsi le président et son gouvernement, on fait bon ménage des acteurs de la démocratie sociale au niveau interprofessionnel, car comme le notait il y a quelques années Michel Noblecourt[6], dans cette pièce il faut des acteurs, et ceux-ci ne sont guère au rendez-vous. Reconsidérons brièvement la séquence des retraites.
Retour sur la réforme des retraites
On pourrait lire cette séquence comme une trahison de l’esprit de la loi Larcher : le gouvernement a certes consulté, mais, échaudé peut-être par l’interminable processus qui avait vu l’ambitieuse réforme systémique de 2019 s’échouer sur un mouvement social pourtant de moindre ampleur que celui de cet hiver, il l’a fait rapidement, et en concentrant ses arbitrages sur quelques paramètres très précis, comme l’âge de la retraite. De tels réglages n’autorisaient guère de discussions, ni en amont ni en aval. Certains avancent qu’une négociation sociale aurait pu mieux faire, en produisant un texte qui aurait suscité moins d’oppositions dans la rue et au Parlement. Mais qui aurait mené cette négociation ?
Concernant la CFDT, premier syndicat en France et indéniablement le plus réformiste, le congrès confédéral de juin 2022 avait voté une position très dure et pour tout dire fermée, ne retenant parmi les hypothèses du COR que les plus favorables et réaffirmant son opposition absolue à tout recul de l’âge de départ. Il n’y avait, dès lors, rien à discuter. Les observateurs et certains anciens responsables cédétistes s’interrogent encore sur les raisons de cette posture, en rupture avec des décennies d’implication dans les discussions. Les raisons de fond invoquées par la centrale surjouent la continuité des positions, quand le fait majeur est la discontinuité : l’ouverture aux réformes de fond, qui ne font d’ailleurs que rapprocher la France des autres pays avancés, quelle que soit leur coloration politique, se voit remplacée par une opposition frontale qui était plutôt l’apanage de la CGT, de Solidaires et souvent aussi de FO.
L’hypothèse d’une animosité personnelle entre Emmanuel Macron et Laurent Berger ne peut être écartée, mais on parle ici d’une décision de Congrès, qui certes aurait pu être neutralisée par la direction mais conserve un caractère collectif. L’arrivée de générations militantes plus exigeantes et déterminées sur le terrain revendicatif a peut-être pesé. À moins que les enjeux ne soient bien plus prosaïques : cet automne 2023 auront lieu des élections dans de nombreuses entreprises, qui verront les deux tiers des CSE renouvelés. La CFDT, première organisation, aurait beaucoup à perdre et ce seraient donc in fine des considérations électorales qui auraient fixé sa position.
Si c’est bien le cas, c’est une mauvaise nouvelle pour tous ceux – et ils sont nombreux à la CFDT – qui ont cru à la démocratie sociale. Car celle-ci serait entachée du même électoralisme que la démocratie politique, alors que la CFDT nous avait habitué à prendre des risques, au nom de l’intérêt général, quel qu’en soit le coût électoral à court terme. C’est ce que montrent des exemples anciens mais révélateurs. En 1982, la CFDT développe un thème alors inédit, les « nouvelles solidarités » où les fonctionnaires étaient appelés à participer au financement de l’assurance-chômage. La réplique électorale fut immédiate et les pertes de la centrale au niveau des élections dans la Fonction publique ou lors des élections de la sécurité sociale (1983) furent manifestes. Et de même lors des mouvements de 1995 ou de 2003 où la CFDT a pris des risques électoraux indéniables. Pourtant, à terme, la CFDT allait retrouver non seulement son audience initiale mais une audience accrue.
Il est donc permis de poser la question : les acteurs du dialogue social au niveau interprofessionnel, qui se prévalent d’une culture de responsabilité enracinée dans la participation à de multiples instances, doivent-ils adopter les comportements électoralistes des partis politiques, au risque de n’avoir pas plus de consistance que n’en ont ces derniers ?
La possibilité d’une île démocratique interprofessionnelle ?
La possibilité d’une démocratie sociale interprofessionnelle est venue répondre, au début de ce siècle, aux faiblesses de la démocratie politique. Non pour la contester, mais pour la prolonger et l’affermir, en instituant de nouveaux espaces de délibération à même de procéder à des réglages plus fins et plus sûrs, du cœur même de la société civile organisée. Une telle vision – répondons ici à l’inquiétude de Dominique Schnapper dans un récent article de Telos – ne contrevient pas aux principes de la démocratie dite procédurale, celle qui se joue au Parlement. Mais, faute d’en avoir vraiment formalisé les procédures après la loi Larcher de 2007, on l’a laissée dans un entre-deux constitutionnel. Cet entre-deux n’est plus guère investi par les politiques. S’il se confirme qu’il est déserté par les partenaires sociaux, ce sera un no man’s land.
La reprise d’une activité conventionnelle normative au niveau interprofessionnel avec les deux ANI des derniers mois ne peut masquer un fait inquiétant. Au lieu d’investir un espace démocratique encore incertain mais qui pourrait leur donner toute leur place, par un affermissement de leur rôle de « prélégislateur », les syndicats se sont mis, durant le conflit sur la réforme des retraites, à prôner et cultiver les formes alternatives les plus inquiétantes de la démocratie directe : invocation de l’opinion et du peuple, demandes d’un référendum d’initiative partagée, attaques verbales contre les procédures instituées comme le 49.3, déni ou dépréciation des dispositifs constitutionnels consolidant une démocratie parlementaire affaiblie au vu de l’état de l’Assemblée nationale, etc. Même la CFDT a donné de la voix dans ce concert critique de nos institutions, se détournant en cela d’un positionnement respectueux des institutions affirmé durant des décennies.
Dans ces conditions, on pouvait craindre que la démocratie sociale ait son avenir derrière elle (du moins au niveau interprofessionnel). Mais les toutes dernières interventions de Laurent Berger, constatant la faiblesse de la mobilisation le 6 juin dernier et indiquant (enfin !) que « la réforme n’a rien d’illégal » pour ajouter qu’ « il faut savoir arrêter un mouvement et partir plus avant dans le dialogue social notamment à propos du travail » redonne un peu d’espoir. Et ouvrira peut-être une porte à l’engagement d’une réflexion sur le renforcement du rôle normatif de la négociation interprofessionnelle, et de l’articulation de ce rôle avec le pouvoir législatif du Parlement et l’Exécutif.
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[1]. Voir notamment Guy Groux, « L’action publique négociée. Un nouveau mode de régulation ? Pour une sociologie politique de la négociation », Négociations, 2005/1 (3).
[2]. La même approche a été développée à l’échelle européenne : depuis le traité de Maastricht (1992), tout projet de législation sociale européenne doit passer par une procédure obligatoire de consultation des partenaires sociaux par la Commission européenne, pouvant donner lieu, s’ils le souhaitent, à une négociation entre eux (maximum neuf mois). Quelques accords ont été signés et transposés dans des directives, mais au sein de l’UE, le social reste fondamentalement réglé à l’échelle nationale.
[3]. Cette proposition avait été avancée dès 2010 par Jacques Barthélémy et Gilbert Cette dans leur rapport « Refondation du droit social : concilier protection des travailleurs et efficacité économique » au Conseil d’analyse économique.
[4]. Voir Richard Robert, « Démocratie sociale : l’inconnue du quinquennat », Telos, mai 2017, reprise dans la revue Cadres CFDT en juin 2017.
[5]. Ces transformations étaient également préconisées dans le rapport de Jacques Barthelemy et Gilbert Cette (2010) précédemment mentionné.
[6]. Michel Noblecourt, « La démocratie sociale de la Libération aux lois El Khomri et Macron », dans G. Groux, M. Foucault et R. Robert (dir.), Le Social et le Politique, CNRS éditions, 2020.