Retour sur l’exception occidentale edit
Dans la collection des sommes transdisciplinaires sur les dynamiques du monde et de l’humanité, voici le plus récent. Après les best-sellers de Jared Diamond, Steven Pinker ou Yuval Noah Harari et les fresques des économistes Daron Acemoglu et James Robinson sur l’histoire de la prospérité, c’est au tour de Joseph Henrich, directeur du département de biologie évolutive humaine à Harvard, d’apporter ses observations et théories, avec un gros livre intitulé The WEIRDest People in the World[1].
Henrich s’attaque en fait à un gros morceau : la défense et l’illustration de l’Occident. L’analyse de la domination historique de cette zone du monde alimente déjà des bibliothèques entières. L’auteur déploie un propos original à partir d’un angle et d’un titre inattendus. L’angle, d’abord : il s’intéresse aux origines de l’hégémonie occidentale en mettant en avant les spécificités du mariage chrétien. Un titre, ensuite : il s’intéresse au peuple « weird » (un acronyme qui donne le mot « étrange » en anglais). Son ouvrage, pour avoir été rédigé en ère pré-covid n’en est pas pour autant ancestral. D’une certaine manière il permet de s’intéresser au passé mais aussi à l’actualité avec acuité.
Dans son livre, qui fait date et controverses, l’universitaire éclectique qu’est Henrich détaille deux arguments principaux. Il soutient, principalement, une thèse historique. Selon-lui, en interdisant les mariages entre cousins et en faisant de la sorte éclater les réseaux traditionnels de parenté, l'Église catholique a provoqué une cascade de changements aboutissant à la modernité en Europe. Les prohibitions et prescriptions religieuses, établies il y a presque un millénaire et demi, ont forcé les individus à s’ouvrir pour trouver des conjoints.
Henrich développe une autre thèse, psychologique cette fois-ci, sur les sociétés, selon le rôle plus ou moins grand qui joue la parenté. En l’espèce, l’Occident diffère nettement de sociétés plus traditionnelles, à plus forte intensité de parenté. Et les Occidentaux constituent un groupe bien singulier, distinct de la majorité de l’humanité.
Mutations du mariage, mutations sociales
Avec rigueur méticuleuse et originalité, l’auteur se penche sur la question classique des spécificités occidentales pouvant expliquer la domination de cette partie du monde. Tout le monde sait que Max Weber explique par l’éthique protestante la prédominance occidentale. Henrich passe par une autre voie, en plongeant plus loin dans l’histoire et plus profondément dans le tréfonds de notre psychologie. Il trouve des racines à l’exception européenne, au milieu du premier millénaire, quand le christianisme en vient à promouvoir les mariages entre membres de cercles familiaux différents, repoussant polygamie et alliances entre proches, entre cousins notamment.
Pour Henrich, une telle orientation érode, avec les siècles, l’importance des logiques tribales et promeut la famille nucléaire, en poussant les individus à chercher des alliances à l’extérieur de leurs groupes de parenté immédiate. L’ensemble conduit à davantage de coopération et à une valorisation de la liberté, contre les statuts assignés et les affiliations définitives.
La profondeur historique a des répercussions contemporaines. Aujourd’hui, les Occidentaux n'épousent presque jamais des parents. Alors qu’au Moyen-Orient et en Afrique un quart des mariages unissent des membres d’un cercle familial proche tandis que les relations sociales et commerciales y relèvent de réseaux qui s'éloignent rarement de la famille élargie.
Une psychologie et un peuple « WEIRD »
Des évolutions historiques nées, sans le vouloir, des positions de l’Église catholique, procèdent une psychologie et une appréhension du monde spécifiques, caractérisant une petite partie de l’humanité, celle que Henrich baptise « WEIRD ». Le sigle, signifiant donc « bizarre » en anglais, s’utilise pour « Western, Educated, Industrialized, Rich, Democratic ». Tentant une transposition française, on dirait « FRIDO » pour « Formée, Riche, Industrialisée, Démocratique et Occidentale ».
« Pris isolément, chaque trait est rare, note Henrich, mais la combinaison est extrêmement rare ». C’est cette combinaison qui apparaît typiquement occidentale, conférant donc aux Occidentaux le titre de « population la plus étrange du monde ». Les WEIRD se révèlent plus analytiques et individualistes, plus confiants et plus ouverts, que des non-WEIRD plus holistiques et plus fermés, plus attachés au groupe et plus méfiants à l’égard des autres et du marché. Et ceci se vérifie pour des cadres supérieurs japonais ou des paysans sub-sahariens. Henrich ne parle pas de disparités génétiques, encore moins raciales. Il souligne les évolutions culturelles et intellectuelles qui ont fait changer les profils psychologiques et les institutions politiques.
Dans l’histoire humaine, les individus se sont d’abord identifiés à leur famille. Les WEIRD se déterminent eux-mêmes maintenant davantage par leurs activités et compétences que par leurs relations. L’extension d’une psychologie WEIRD s’associe au développement du souci de l’autonomie, de l’ouverture aux étrangers, d’un droit protecteur des individus. L’ensemble a permis l’amplification des relations commerciales, la révolution industrielle et l’essor de l’Europe. On peut parler, avec Henrich, de psychologie et de peuple WEIRD, aujourd’hui dans un monde que ces individus « bizarres » (sur le plan statistique) ne maîtrisent absolument plus de la même manière, en concurrence avec d’autres identités et modèles, chinois ou africains pour n’en citer que deux.
Ce livre savant et phosphorescent apporte sa pièce à l’édifice de compréhension de la civilisation occidentale. En notant notamment que la mentalité de l’Occident ne saurait se généraliser à toute la condition humaine. Il s’agit plutôt d’une exception. Reste à savoir ce qu’elle est appelée à devenir.
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[1]. Joseph Henrich, The WEIRDest People in the World, Farrar, Strauss and Giroux, 2020, 681 pages.