Wokisme? Une réponse à Pierre-André Taguieff edit
Pierre-André Taguieff, dans un article récemment publié par Telos, procède à une opposition sommaire entre la droite (rationnelle et ouverte au débat) et une gauche moralisatrice et enfermée dans ses certitudes. Il s’en prend particulièrement à une « extrême gauche radicale » qu’il désigne comme « wokiste ». Mais celle-ci existe-t-elle ? On ne peut s’empêcher de lire dans cette charge un nouvel exemple d’une stratégie rhétorique éprouvée consistant à inventer un adversaire de paille dont on triomphe d’autant plus facilement que nul ne s’y reconnaît.
Revenons sur cette appellation disqualifiante de « wokiste », dans laquelle ne se reconnaissent pas les acteurs et universitaires qu’il désigne. Un minimum, dans ces conditions, serait de la définir. Mais Pierre-André Taguieff ne le fait pas. Peut-être parce qu’en s’attelant à cette tâche, il prendrait le risque de rendre inconsistante l’accusation ? En tout état de cause, en évitant ainsi de discuter du fond, il prête le flanc à la critique selon laquelle ce n’est nullement le contenu de cette appellation qui importe mais la fonction qu’elle remplit, soit celle de « stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de se demander ce qu’ils ont à dire[1] ».
La même confusion se retrouve, dans son article, entre la gauche et l’extrême gauche. C’est un peu surprenant, quand on considère que l’objet premier de son texte est de dénoncer la façon dont la gauche radicale disqualifie ses adversaires via une « extrême droitisation », dont on devine que Pierre-André Taguieff a eu lieu de se plaindre. Mais l’auteur, peut-être sans s’en rendre compte, procède exactement de la même façon : il disqualifie ses adversaires en les réduisant à une version extrême et caricaturale de ce qu’ils sont. C’est d’autant plus regrettable que l’argument selon lequel la gauche dans son ensemble a tendance à s’identifier au bien et à identifier la droite au mal mériterait discussion. Mais l’absolutisation à laquelle procède le polémiste n’invite pas à cette discussion. Car, emporté par son élan, il finit par réduire le débat à une seule question : la gauche se trompe-t-elle, ou trompe-t-elle ?
La dérive du raisonnement finit par contaminer le vocabulaire, chauffé au rouge par l’emballement polémique. Les « wokistes », écrit Pierre-André Taguieff, « font le mal au nom du bien, en criminalisant leurs adversaires et en cherchant à les éliminer par divers moyens, qui varient avec les circonstances. » Criminaliser, éliminer ? Pierre-André Taguieff ne s’en tient pas là : le « wokisme », écrit-il, chercherait à « purifier » ou à « épurer » la population. Devant de tels risques, on peut imaginer les solutions implicitement préconisées : épurer les épurateurs !
Qui, est-on conduit à se demander, cherche à congédier le débat ? Pierre-André Taguieff reconnaît-il comme interlocuteurs légitimes ceux qui sont, selon lui, « incapables de percevoir la bêtise idéologisée de leurs positions et de leurs convictions » ? La réponse est dans la question. Il y aurait d’ailleurs motif, si l’on adopte son point de vue, à se réjouir de cette supposée bêtise, puisqu’elle diminuerait considérablement le pouvoir de nuisance des purificateurs. La contradiction ne semble pas sauter aux yeux de l’auteur.
Car, il faut bien le dire, ce texte strictement polémique est, sa nature l’exige, avare d’arguments. Les seules lignes permettant au lecteur de se faire une (petite) idée des raisons de la vindicte de Pierre-André Taguieff sont consacrées à extraire de leur contexte des phrases d’un ouvrage de Réjane Sénac, chercheuse reconnue, pourtant qualifiée (ou plutôt disqualifiée) de militante d’extrême gauche et « wokiste » (n’est-ce pas, selon Pierre-André Taguieff lui-même, un tantinet redondant ?). Ces engagements supposés viennent invalider la proposition de « convergence des luttes » dont fait état Réjane Sénac et qu’elle étudie dans ses travaux sur les mobilisations contemporaines. Comme si la chercheuse se réduisait à son objet de recherche, l’une et l’autre étant disqualifiés d’avance.
Le lecteur en conviendra, la tonalité polémique de ce texte et la disqualification systématique d’un espace politique et des chercheurs qui travaillent à le mettre en lumière (parfois avec une forme d’empathie, mais n’est-ce pas presque toujours le cas dans les sciences sociales ?), n’invitent pas au débat. Il faut pourtant répondre sur le fond. Pierre-André Taguieff dénonce la « cancel culture ». On se gardera bien de méconnaître les atteintes, totalement inacceptables, aux libertés de création et d’expression, notamment dans le monde académique. Mais de quoi parle-t-on ? Il faut noter ici que les exemples de cancel culture imputés à la gauche sont pratiquement toujours les mêmes. Philippe Forest, pourtant critique à l’égard du « wokisme », considère que leur nombre est très exagéré : il dit n’avoir jamais assisté, au sein de son établissement, « à ces cas dont on fait grand bruit dans la presse ». Et il ajoute : « Je ne dis pas qu’ils n’existent pas, mais aussi scandaleux qu’ils soient, je pense qu’on a tendance à en exagérer l’importance. C’est toujours les mêmes anecdotes qui tournent en boucle : la conférence de Sylviane Agacinski annulée, le collège Evergreen aux États-Unis, la tragédie grecque empêchée pour cause de “blackface”, le professeur congédié pour avoir montré à ses étudiants un extrait du Mépris de Godard… Quelle est l’ampleur véritable du phénomène ? À titre personnel, je n’ai jamais été confronté à ce wokisme radical.[2] » On ajoutera que ceux qui comptent parmi les plus farouches dénonciateurs du « wokisme » écrivent des livres, tiennent des conférences, animent des séminaires, sont largement entendus dans les médias et proposent des tribunes (celle qui fait l’objet de ma critique est la énième d’une très longue liste des contempteurs du « wokisme ») qui, à ma connaissance, sont le plus souvent acceptées.
Poursuivons. Parmi les principales cibles de Taguieff, on trouve la « théorie critique de la race », laquelle serait à l’origine du « néo-antiracisme woke ». Cette théorie est devenue un épouvantail, d’autant plus facilement que peu de lecteurs en connaissent les textes. Or elle se contente pourtant de considérer la race comme un fait social (ce qui ne semble pas inacceptable) ayant des effets variables, mais systémiques, sur les personnes dites racisées. Dit autrement, ces personnes vivent, sans l’avoir choisi, une expérience sociale différente des personnes blanches ; une différence qui se joue dans un large spectre allant des préjugés courants à la stigmatisation et aux discriminations. Rien de particulièrement explosif ou nouveau, si ce n’est l’emploi du mot « racisé », qui peut agacer. Mais ce néologisme est utile. Le « racisme » est une notion centrée sur la personne « raciste », un comportement caractérisé qui ne couvre qu’une petite partie des préjugés et des dynamiques sociales à l’œuvre dans l’expérience dont il est question. En se centrant sur l’expérience de la personne racisée, on change de perspective, ce qui ouvre un vaste champ de recherche et de réflexion aux sciences sociales. Il est possible que ce champ soit investi par des chercheurs qui ont du mal à faire la part de la démarche scientifique et d’une forme d’activisme. Mais cela n’invalide pas cette approche sur le fond. De la même façon, elle ne suppose pas reconnaître l’existence des races, comme on le lit trop souvent. Enfin, si la racisation est un phénomène social subi par la personne racisée, cela ne réduit pas l’identité des individus concernés à un statut de victime, un reproche courant qui lui est adressé, et que Taguieff endosse. L’accusation, complémentaire, d’abuser des « postures victimaires » est un invariant de l’anti-« wokisme ».
Faut-il une fois encore, comme l’auteur nous y invite, revenir sur l’accusation d’islamo-gauchisme ? On se contentera ici de souligner que la promotion académique et sociétale du « wokisme » entretient bien des similitudes avec les querelles qui l’ont précédée (sans pour autant avoir disparu), celles du politiquement correct et de l’islamo-gauchisme. Toutes trois obéissent à une même logique de désignation d’un ennemi supposé, ennemi de l’intérieur mais complice de ceux qui, en dehors de la « civilisation occidentale », chercheraient à en saper les fondements. « Wokisme » permet donc de disqualifier l’ensemble des forces contestataires issues des populations minorisées, accusées, entre autres griefs, d’hypersensibilité.
Il ne s’agit pas ici de dénier la possibilité de critiquer les registres d’action et les catégories de pensée de ces forces contestataires. Mais de pointer quelques éléments pour une meilleure mise en perspective du phénomène et des inquiétudes qu’il suscite. L’hétéro-désignation de l’ennemi est un processus courant et qui ne date pas d’hier. Au XVIe siècle, les catholiques, pour les discréditer, ont nommé protestants ceux qui remettaient en cause leur foi. Le mot a aujourd’hui perdu toute connotation négative. Il est douteux que « wokiste » connaisse un pareil sort, dans la mesure où existe déjà un terme, wokeness, qui correspond positivement à l’éveil contre les injustices en tant que dynamique inhérente au fonctionnement démocratique.
Je ne nie pas non plus que ceux qui subissent discriminations ou stigmatisations puissent parfois revendiquer une identité qu’ils ont eux-mêmes tendance à essentialiser. On peut considérer que ce faisant ils empruntent le vocabulaire, voire l’idéologie, des dominants ; après tout, ce qu’ils finissent par revendiquer, c’est précisément ce à quoi ils sont assignés. La tentation de l’« essentialisme inversé », c’est-à-dire celle de la reproduction du processus raciste d’essentialisation, mais en inversant la hiérarchie qu’il instaure, doit être combattue. Elle avait d’ailleurs été fermement condamnée par Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre (chapitre sur « Les mésaventures de la conscience nationale »)[3]. Elle contrevient à l’exigence centrale, dans les démocraties modernes, de ne pas privilégier une appartenance au détriment de toutes les autres. L’« essentialisme inversé », en n’accordant de l’importance qu’à la race, emprunte au racisme ses schémas de pensée. Cette essentialisation identitaire est donc le miroir de celle à laquelle procède le racisme. Elle implique le refus de l’alliance, autrement dit elle prive l’autre de toute expression de solidarité (ou de critique). L’humanisme réel pourrait-il s’en accommoder ?
Mais cette forme extrême, qu’on pourrait décrire comme un séparatisme, ne rend pas compte de la diversité des postures et convictions à l’œuvre au sein des forces contestataires qui nous occupent ici. Assumer une identité à laquelle on est assigné est un phénomène courant dont les anti-« wokistes » ne veulent tenir aucun compte. De surcroît, la reconnaissance de l’importance des identités ne conduit pas mécaniquement à les essentialiser. C’est un trait caractéristique de l’anti-« wokisme », dont témoigne exemplairement le texte de Pierre-André Taguieff, que de considérer toute revendication identitaire comme nécessairement identitariste et, corrélativement, de s’opposer à l’antiracisme en l’accusant de trahir ses idéaux.
Résumons. Pierre-André Taguieff se livre à une triple critique : de la gauche et notamment de la gauche radicale ; des chercheurs qui s’intéressent aux mobilisations sociétales contemporaines ; et des forces contestataires qui s’expriment dans ces mobilisations.
Quelles que soient les convergences à l’œuvre entre les mobilisations, ceux qui les étudient et ceux qui s’en font le relais, on appauvrit le débat en les réduisant les uns aux autres et en caricaturant ce qui est, au fond, une façon nouvelle, imparfaite, en construction, de nommer les injustices qui traversent notre monde. Cet appauvrissement procède, dans le texte que j’ai ici commenté, d’une stratégie intellectuelle qui me semble avoir quitté les rives d’un débat apaisé. Certes, le même travers s’observe chez une partie des acteurs (sociaux, politiques, académique) de ce débat. Mais n’est-il pas temps de redescendre d’un ton ?
La notion de « panique morale » est sans doute utilisée abusivement aujourd’hui. Mais il est permis de penser que l’emballement de l’anti-wokisme traduit une inquiétude qui confine à la panique. Comment ne pas voir, dans la mise en scène d’un « danger wokiste », la responsabilité d’une droite radicale (celle qui centre son discours sur le « grand remplacement ») dont les « positions de pouvoir » (pour reprendre un terme de Pierre-André » Taguieff) dans les médias sont aujourd’hui bien réelles, et qui fixe, d’une façon gramscienne, une partie du débat public. Les anti-wokistes sont animés d’une inquiétude qu’on imagine sincère. Mais en se faisant panique, leur inquiétude contribue à un détournement de la peur : avec l’épouvantail du « wokisme », on perd de vue ce qui devrait faire peur (la catastrophe écologique, le recul de la démocratie, la banalisation de l’extrême droite et la perspective, corrélative, qu’elle parvienne au pouvoir). On peut sans doute expliquer la réussite de cette diversion par un motif psychologique : on préfère jouer à se faire peur avec ce qui ne nous menace pas vraiment (les « wokistes ») plutôt que d'affronter ce qui devrait effectivement faire peur (l’extrême droite). On se rapporte ainsi au réel sur le mode du déni ou de la dénégation. Ce qui est nié, c’est avant tout le caractère systématique des discriminations. Il n’est pas interdit à la droite, « ouverte et relativement généreuse » (selon les mots de Taguieff), ainsi qu’à tous ceux qui s’inquiètent du « wokisme », d’en prendre conscience.
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[1] Valentin Denis, « L’agitation de la chimère “wokisme” ou l’empêchement du débat », AOC, 26 novembre 2021.
[2] « Dialogue avec Pierre-Henri Tavoillot », Philomag, 20 avril 2023.
[3] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.