Jean Baechler et l’invention de l’absolu edit
Il y a vingt ans, dans son Esquisse d’une histoire universelle[1], Jean Baechler (1937-2022) se demandait par quels cheminements l’espèce humaine était devenue ce qu’elle est aujourd’hui, cherchant sous la diversité des expériences civilisationnelles une forme d’unité. Paru l’an dernier à titre posthume, son tout dernier livre, Sociologie historique de l’absolu[2], s’inscrit dans la même perspective en se focalisant sur un trait particulier de l’humanité, qui se déploie lui aussi sur le temps long : notre tendance à nous poser des questions métaphysiques. En d’autres termes, notre rapport avec l’absolu.
Interroger ce rapport en historien amène une série d’interrogations. L’absolu a-t-il été inventé par l’espèce humaine ? Si tel est le cas, « quand, dans quelles circonstances, à quelles fins et dans quelles conditions » ? Mais l’historien se fait philosophe, avec un clin d’œil à Bergson, en examinant la seconde branche de l’alternative : si ce n'est pas le cas, l'absolu serait-il alors une donnée immédiate de la conscience humaine ?
C’est l’hypothèse de l’invention qui est examinée dans ce volume, que deux autres auraient dû suivre, consacrés aux « avatars historiques », aux « usages et mésusages » de l’absolu dans l’histoire humaine. Cette invention a ceci de particulier qu’elle se produit presque simultanément, et sous plusieurs formes différentes, dans plusieurs aires civilisationnelles. Dans ses dévoiements et sa part de contingence, le déploiement historique se laisse ainsi comprendre chez Baechler comme une « destinée ».
Le projet de sociologie historique de l’absolu ouvre ainsi, comme un testament intellectuel, sur une compréhension générale de l’ordre des fins dernières (ou eschatique, selon le concept utilisé par Baechler). Une théorie générale de l’homme s’y combine avec une sociologie historique comparative des sociétés humaines, avec comme horizon une meilleure compréhension des « temps » de l’histoire.
Une sociologie historique de longue durée
L’approche de la sociologie historique renvoie à un ensemble de courants théoriques ayant opté pour une approche multidisciplinaire et historique des processus sociaux, des changements sociaux et des institutions sociales, inspirée notamment par les travaux du sociologue Max Weber. Certains auteurs se sont essayés à la sociologie historique de l’État (Otto Hintze, Perry Anderson, Charles Tilly, Theda Skocpol), d’autres à celle de la démocratie (Barrington Moore, Michael Mann). Dans ses premiers ouvrages, Jean Baechler s’était lui-même illustré en travaillant sur le capitalisme (Les Origines du capitalisme, 1971), la démocratie (Démocraties, 1985) ou les dynamiques historiques du politique (Les Morphologies sociales, 2005), qui structuraient aussi l’Esquisse d’une histoire universelle de 2002.
Cependant la métaphysique est plus difficile à appréhender comme objet historique. En effet, la nature spéculative du « croire », la compréhension des divers contextes historiques, culturels et philosophiques ou les traductions et interprétations de ces mêmes concepts rendent la vérification empirique d’autant plus complexe. Classiquement, Max Weber lui-même s’était livré à une analyse du confucianisme, du taoïsme, de l'hindouisme, du bouddhisme et du judaïsme ancien à partir de 1911, cette réflexion n’étant probablement pas disjointe de celles qui l’animaient concernant l’Europe, l’Occident et la modernité.
Cette approche comparatiste a exercé une influence considérable sur la philosophie de l’histoire et la sociologie des religions. Le psychiatre et philosophe Karl Jaspers, lui-même élève de Weber, avait pour sa part proposé le concept « d’âge axial » (Achsenzeit) dans son ouvrage Origine et sens de l’histoire (1954) pour désigner la période historique (entre 800 à 200 av. J.-C.) qui a vu l’émergence quasi simultanée de nouveaux modes de pensée en Asie antérieure, en Inde et en Chine. Les questions fondamentales sur la nature de l’existence humaine sont alors posées, de nouvelles valeurs apparaissent, tendant parfois vers l’universalisme. En d’autres termes, l’homme semble alors avoir pris conscience de lui-même.
Jean Baechler élargit la perspective, en partant du paléolithique pour arriver jusqu'à l’époque contemporaine marquée par la mondialisation. Son analyse propose une approche conjointe métaphysique et sociologique. Dans la lignée de ses précédents travaux, il mobilise la philosophie, l’histoire et la sociologie ; la première permet de définir les termes précis, la seconde de considérer les faits pertinents des aires civilisationnelles, et la troisième de dégager des facteurs causaux expliquant ces émergences métaphysiques. Selon l’auteur, « la sociologie historique a pour objet d’enquête rationnelle cette diversité culturelle, considérée dans son actualisation et non dans sa virtualité » (p. 192). C’est ainsi qu’il aborde, à sa manière, la problématique de l’âge axial.
Trois figures de l’absolu: théisme, âtmanisme et devenir
Baechler, dont l’œuvre est marquée par un goût prononcé pour les typologies, identifie trois absolus « légitimes », apparus à peu près en même temps (VIe et Ve siècle avant notre ère) : le théisme en Asie antérieure, l’âtmanisme en Inde et le devenir en Chine. Son travail consiste à en expliquer sociologiquement l’émergence concrète.
Le théisme désigne une conception affirmant l’existence d’un « dieu personnel créateur de créatures contingentes » (p. 13), autrement dit un dieu unique et cause du monde dans lequel il se déploie. Le théisme soutient l’existence d'un dieu doté de conscience, d'intelligence et de volonté, qui possède des attributs (tels que l'amour, la justice et la miséricorde). Cette conception affirme que « Dieu » est la cause première et finale de l'univers et de toutes les créatures qu'il contient, et qu’il entretient une relation intentionnelle avec ses créatures.
Par contraste, l’âtman renvoie à une contingence, « à l’ensemble en devenir perpétuel de contingents éphémères et l’absolu à un principe impersonnel inhabitant les contingents » (p. 13) ; il n’est ni extérieur au contingent comme l’est le dieu du théisme, ni confondu avec l’ensemble des contingents comme, on va le voir, le devenir. En d’autres termes, l’âtman peut être compris comme le Soi, l’essence individuelle ou l’âme immuable de chaque être vivant. Par contraste avec d'autres conceptions métaphysiques, l'âtman offre une perspective sur l'existence qui souligne l'unité fondamentale de l'individu avec l'univers, mais également sa séparation de la contingence éphémère.
Enfin, le devenir qui est au cœur de la métaphysique chinoise fait signe vers « l’ensemble en devenir perpétuel de devenants contingents » (p. 13), symbolisé par le yin et le yang. Contrairement à certaines visions de la métaphysique occidentale qui mettent l’accent sur des concepts fixes et immuables, la métaphysique chinoise est influencée par les enseignements du confucianisme et surtout du taoïsme, qui envisage la réalité comme un processus dynamique de changement perpétuel, renvoyant à l’idée que toutes choses sont en constante transformation et évolution ; rien n’est figé ou immuable, mais tout est en flux constant.
« Chaque absolu, note Baechler, a trouvé son lieu d’élection. Il a donc fallu des conditions particulières à chaque aire civilisationnelle, qui expliquent que tel absolu ait été repéré adéquatement et retenu contre les deux autres, soit qu’elle les ignorât entièrement soit qu’elle les tînt en position marginale » (p. 55). Que s’est-il donc passé avant l’émergence de ces trois figures ?
Dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage, l’auteur se concentre sur le paléolithique et le néolithique, à partir des sources disponibles, dont ne disposaient ni Weber, ni Jaspers. Baechler, et c’est ici un choix méthodologique structurant, accorde au facteur politique une importance essentielle : l’ordre politique est causalement central en raison de la nature même du pouvoir et de ses effets sur les autres ordres de l’activité humaine (économique, démographique, éthique, etc.). Dans cette perspective, la néolithisation impose quatre types de changements radicaux d’ordre politique (p. 62-63) : la délimitation d’un espace social de pacification tendancielle vers l’intérieur et de guerre virtuelle vers l’extérieur ; l’instauration d’espaces de sociabilité et de gestion des conflits à des fins de pacification ; l’autocratisation du pouvoir allant avec une forme de personnalisation ; la « hiérocratisation » (de hiéro, sacré, et -cratisation, établissement d’une structure) du pouvoir, c’est-à-dire le processus par lequel une société devient de plus en plus structurée autour d’une hiérarchie religieuse, impliquant légitimation et sanctuarisation du pouvoir.
Baechler reprend ici sa conception de la « morphologie » du pouvoir, développée dans de précédents travaux (depuis Démocraties, 1985), faisant référence à une certaine manière d’assurer la cohérence et la cohésion d’une société humaine (le ménage, la horde ou l’ethnie). Il montre comment les dynamiques sociales qui émergent au fil du néolithique, une période marquée par la détérioration des conditions humaines, la montée en puissance du pouvoir religieux et l’expansion des structures politiques, ont favorisé l’apparition de l’absolu, de diverses manières.
Les trois chapitres suivants précisent les conditions de son émergence dans les trois plaques civilisationnelles identifiées ; la structure de chaque chapitre commence par le recensement des faits, puis par leur explication, avant d’expliciter les facteurs critiques ayant favorisé l’apparition de telle ou telle forme d’absolu. Baechler montre combien chaque plaque civilisationnelle a l’absolu de ses conditions géopolitiques, ce qui comprend le climat, le relief autant que les rapports de force politiques présents à un moment donné. La ville, la hiérocratie, le Dieu personnel et la situation du royaume d’Israël participent ainsi à l’avènement du théisme au Moyen-Orient. La même structure explicative anime les chapitres consacrés à l’Âtman et au Devenir, des formes politiques différentes ouvrent sur des versions différentes de l’absolu.
Ce moment d’une émergence, sous les trois formes envisagées ici, conforte l’hypothèse d’une « invention » de l’absolu, sous la poussée d’un certains nombres de facteurs dont le plus structurant est politique.
Dans la conception baechlerienne du devenir humain, à l’histoire primitive ou archaïque succèdent les histoires « traditionnelles » (associées à des aires civilisationnelles), puis moderne (avec sa matrice occidentale). Comme l’explique l’auteur dans sa conclusion, l’enquête historique aurait dû porter ensuite sur la séquence des « histoires traditionnelles », où chaque « absolu légitime » devient lui-même un facteur affectant tous les autres ordres d’activité – démographiques, techniques et scientifique, économiques, etc.) des sociétés humaines. Tout indique que Baechler avait déjà poussé loin sa réflexion, mais nous devrons nous contenter de ce volume.
Rendre justice à l’ensemble des arguments d’un tel livre, dense et précis, poursuivant l’argumentation avec une force déductive constante, relève de la gageure. Dans sa préface, Alexandre Escudier considère que « l’invention de l’absolu achève ainsi le travail d’une vie, sur tous les ordres d’activité humaine faisant que le réel anthropique – comme liberté en devenir non biologiquement préprogrammée – s’actualise en histoires particulières au niveau des sociétés, des cultures et des civilisations ainsi qu’en histoires singulières au niveau idiosyncratiques des individus, jusqu’au ressort de l’intime » (p. 8). L’exploration de l’invention de l’absolu permet ainsi de mieux comprendre la dynamique des interactions humaines et la manière dont celles-ci se manifestent à différents niveaux, des histoires collectives des sociétés aux expériences individuelles les plus intimes. En faisant cela, il a légué un programme de travail et une boussole pour un ambitieux travail de sociologie historique qui reste à poursuivre.
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[1]. Jean Baechler, Esquisse d’une histoire universelle, Fayard, 2002.
[2] Jean Baechler, Sociologie historique de l’absolu, Hermann, 2023.