Exclure les élèves radicalisés? Est-ce sérieux? edit
Jeudi 19 octobre, le ministre de l’Éducation Gabriel Attal a annoncé réfléchir à des mesures qui permettraient de « sortir les élèves radicalisés » des établissements scolaires. Il a expliqué ainsi comment il comptait procéder : quand des personnels de l’Education « signalent des élèves qui constituent selon eux, potentiellement une menace (…) en raison de propos qu’ils ont tenus ou d’actes qu’ils ont commis, le principe de protection que je veux appliquer à l’ensemble de nos élèves et de nos personnels fait qu’on doit trouver une autre solution que de les scolariser » (cité dans L’Express du 20 octobre 2023).
Le problème est que la définition de « l’élève radicalisé » paraît bien floue. De quelle menace s’agit-il ? Quels types de propos ou d’actes entrent précisément dans la définition de la radicalisation retenue par le ministre ? Laisser le soin de cette définition aux personnels de l’Education nationale paraît bien léger.
Essayons de clarifier les choses en nous fondant sur l’enquête que nous avions menée avec Anne Muxel en 2016 dans les lycées et qui avait précisément pour objet d’essayer de définir les contours et l’ampleur de la radicalité chez les lycéens[1]. Je me contenterai ici de rappeler quelques résultats concernant la radicalité religieuse.
Celle-ci comporte évidemment plusieurs degrés et c’est ce qui rend bien difficile la tâche qui consisterait à établir une définition dichotomique élève radicalisé vs. élève non radicalisé. Nous avions tenté de définir un premier stade, « idéologique », qui n’a pas de rapport (ou pas de rapport direct) avec toute forme de passage à l’acte. Cette première forme consiste à adhérer à une vision que nous avions appelée « absolutiste » de la religion, c’est-à-dire une conception considérant que sa religion contient à elle seule toute la vérité et que cette vérité doit primer sur les vérités du monde séculier (qui de ce fait ne sont plus considérées comme des vérités, mais, concernant la science notamment, comme des affirmations concurrentes qui, en réalité, sont supplantées par les vérités religieuses). Dans notre enquête environ un tiers des élèves musulmans adhéraient à une conception absolutiste de l’islam. Si l’on retenait cette définition de la radicalisation, il faudrait exclure un tiers des élèves musulmans du système scolaire, ce qui est évidemment absurde, inapplicable et même contraire aux valeurs d’une société démocratique.
Mais on peut évidemment resserrer la focale et retenir une définition plus stricte de la radicalité, fondée, non plus sur les orientations idéologiques, mais sur la justification de la violence au nom de ces convictions. Nous avons également cherché à évaluer l’ampleur de cette forme d’adhésion à la violence religieuse dans notre enquête en demandant aux lycéens interrogés s’ils trouvaient « acceptable dans certains cas » ou « jamais acceptable » dans la société actuelle le fait « de combattre les armes à la main pour sa religion ». Les termes « société actuelle » sont évidemment importants pour éviter de se référer à des précédents historiques lointains.
Les résultats sont les suivants : 20% des élèves musulmans trouvent cette idée acceptable contre 9% des chrétiens et 3% des élèves sans religion. Ce n’est donc pas, loin de là, une infime minorité d’élèves musulmans qui justifient, au moins à un certain degré, la violence religieuse : il s’agit d’un jeune musulman sur cinq. Là encore, cette proportion importante exclut de recourir à une forme d’exclusion scolaire.
D’autres résultats de l’enquête confirment et précisent celui-ci. Dans un chapitre de l’ouvrage Jean-François Mignot s’est attaché au traitement des réponses des lycéens à un ensemble de questions sur les attentats de 2015. Les lycéens condamnent-ils ces attentats ? Ont-ils respecté les minutes de silence qui ont été organisées dans les établissements à la suite de ces attentats ?
Il faut d’abord retenir qu’une très large majorité de l’ensemble des lycéens interrogés « condamnait totalement » les auteurs des attentats (68% pour Charlie et 79% pour le Bataclan). Cependant, on le voit, on est assez loin d’une unanimité. Les réponses aux autres modalités se distribuaient ainsi : 5% des élèves disaient simplement ne pas condamner les auteurs des attentats de Charlie-Hebdo et 3% ceux du Bataclan (implicitement les approuver) ; 10% disaient condamner les auteurs des attentats de Charlie mais « partager certaines de leurs motivations » (une forme d’approbation relative) et 9% disaient que cela les laissait indifférents (les % respectifs pour le Bataclan étaient de 4% et de 6%).
Le tableau ci-dessous montre, pour chaque groupe de lycéens en fonction de l’affiliation religieuse déclarée, le % de ceux qui ne condamnaient pas totalement les auteurs des attentats (c’est-à-dire qui, soit les approuvaient, soit les comprenaient, soit se déclaraient indifférents à la question). La deuxième partie du tableau montre les résultats d’une question relative aux minutes de silence : les lycéens s’étaient-ils sentis ou non concernés ?
Tableau 1. Les réactions aux attentats de 2015
Source : Enquête radicalité 2016
On n’est pas très loin d’un jeune musulman sur deux qui ne condamne pas totalement les attentats contre Charlie-Hebdo et l’Hyper Cacher. Mais le résultat est encore plus frappant concernant le Bataclan : on a là un quart des jeunes musulmans qui se refusaient à une condamnation totale. Ce résultat est plus frappant parce que, dans les entretiens qui ont été menées à la suite de l’enquête par questionnaire, les jeunes de confession musulmane avançaient souvent comme justification à l’attaque contre Charlie le fait que ce journal avait insulté leur religion. Revenait ainsi comme une antienne l’expression (qu’on entend à nouveau aujourd’hui) « ils l’ont bien cherché ». Mais cette justification (qu’on ne peut évidemment admettre dans une démocratie libérale attachée à la liberté d’expression et à la liberté de la presse) n’a aucun sens concernant les attentats du Bataclan : là il s’agissait de jeunes ordinaires venus écouter un concert comme auraient pu le faire les lycéens interrogés. Malgré tout un quart des lycéens musulmans se refusait à une condamnation totale (et un tiers ne se sentait pas concerné par la minute de silence).
Dans l’analyse des entretiens ayant accompagné cette enquête, Jean-François Mignot montrait que les élèves musulmans contestaient fondamentalement la liberté de se montrer irrespectueux à l’égard de leur religion. Ils analysaient cet irrespect non seulement comme une forme de blasphème, mais également comme une atteinte intolérable à leur intégrité personnelle et à leur identité collective. Cela les conduisait, montrait Jean-François Mignot, à se montrer émotionnellement indifférents à l’égard des attentats et à refuser d’exprimer un sentiment d’appartenance à la communauté nationale au moment de la cérémonie de minute de silence. Cette distance identitaire réduisait fortement, voire annihilait, leur empathie à l’égard des victimes.
Il faut bien sûr garder à l’esprit que cette distance identitaire, au point où elle conduit à justifier la violence religieuse (ce qui ne veut pas dire la pratiquer soi-même) ne concerne qu’une minorité de la jeunesse de confession musulmane. Mais, on l’a vu, une minorité significative. Ainsi, penser que l’expulsion d’élèves « radicalisés » va régler le problème est une illusion (sauf bien sûr si cela concerne des jeunes ayant des projets terroristes). Car il faut aussi garder à l’esprit que ces jeunes ont une grande capacité d’adaptation aux réquisits de l’Éducation nationale sans pour autant renier aucune de leurs convictions. Lorsqu’on demandait à des élèves interrogés dans l’enquête comment ils faisaient pour répondre aux attentes des professeurs de SVT alors qu’ils étaient convaincus, par exemple, que la religion avait raison contre la science dans l’explication de la création du monde, ils nous répondaient qu’ils n’avaient aucune difficulté à répondre dans le sens attendu par leurs enseignants sans pour autant renoncer à leurs convictions profondes.
En réalité, plus fondamentalement, l’école, elle, ne doit pas renoncer à sa mission, même si elle est très difficile, qui est, non seulement de délivrer des connaissances et des qualifications, mais aussi de former des citoyens. Concernant les jeunes de confession musulmane, cette tâche est ardue, on l’a vu, mais elle doit être poursuivie. Les professeurs doivent être soutenus pour la mener à bien. Pour y parvenir ils doivent aussi certainement être mieux formés (ou simplement formés sur ces questions. Le sont-ils aujourd’hui ?). Comme je l’ai déjà évoqué dans d’autres articles de Telos, entre autres actions envisageables, l’enseignement moral et civique (EMC) doit être repensé, généralisé, fortifié et soutenu politiquement pour s’engager dans cette voie.
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[1] Olivier Galland et Anne Muxel (dir.) La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018.